Camille Pelletan (1814-1915) : Intervention à la Chambre du 16 décembre 1901

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Charles Camille Pelletan, né le 28 juin 1846 à Paris où il est mort le 4 juin 1915, fils d’Eugène Pelletan (1813-1884), est un historien, journaliste et homme politique français.
Ancien élève de l’École impériale des chartes, diplômé en droit, ami des poètes du Parnasse contemporain (Léon Valade, Émile Blémont, Charles Cros, Paul Verlaine…), il devient à vingt ans un journaliste très impliqué dans la critique du régime de l’empereur Napoléon III, notamment à La Tribune et au sein de la rédaction du journal hugolien Le Rappel.

Reçu maçon le 11 avril 1870 à la loge La Mutualité 190, il est un « frère » respecté mais peu assidu. Après la guerre franco-allemande de 1870, il est l’un des principaux meneurs des radicaux « intransigeants » et s’oppose avec Clemenceau aux républicains « opportunistes » qui suivent Léon Gambetta. À partir de 1879, il travaille avec succès à l’amnistie des communards. Ayant quitté la rédaction du Rappel, il devient le rédacteur en chef du journal de Clemenceau, La Justice, créée par celui-ci en janvier 1880.

Il est député des Bouches-du-Rhône de 1881 à 1912, puis sénateur des Bouches-du-Rhône de 1912 à 1915. En juillet 1885, il s’oppose à Jules Ferry en se déclarant adversaire de toute expansion coloniale. Il mène ensuite le combat contre le boulangisme. Il devient membre du Parti radical-socialiste dès sa création en 1901 (il rédige et lit le rapport de fondation) et en incarne l’aile la plus avancée, dénonçant la « nouvelle féodalité industrielle » et refusant tout ennemi à gauche, bien que se distinguant nettement du collectivisme. (source Wikipedia)

« … Dans une première partie de ma démonstration, j’ai essayé de prouver qu’ étant donné le caractère gouvernemental de l’Eglise catholique, le Concordat installe dans la même organisation deux gouvernements fondés sur des principes contraires, qui s’excluent et sont condamnés à se combattre ; en second lieu que le Concordat donne pour la lutte à l’un de ces gouvernements, l’Eglise, les prérogatives les plus redoutables et qu’en compensation il ne fournit à l’Etat que des armes illusoires. Il me reste à rechercher quelles ont été dans les faits les conséquences de cent ans de régime concordataire. Vous savez si elles sont graves. Adossée à son privilège, installée et retranchée au coeur de l’Etat qu’elle combat, l’Eglise a pu entreprendre à loisir l’oeuvre qu’il y a longtemps déjà les plus grands esprits de la démocratie, les Michelet, les Quinet, les Hugo dénonçaient au pays, et qu’il y a trente ans Challemel – Lacour signalait avec une éloquence incomparable. Elle a reconquis les classes dirigeantes, coupé la France en deux et conduit si loin ses empiétements souterrains que la fin du XIXème siècle restera marquée dans l’Histoire par le cri d’alarme qu’a poussé la démocratie et par le devoir de défense républicain qui s’est imposé à nous. Oh ! je suis prêt à rendre hommage à la prestigieuse habileté de l’Eglise. Chaque fois que les événements créent une nouvelle classe dirigeante, elle met la main sur elle. Depuis le Concordat, elle a en a conquis deux, la noblesse et la bourgeoisie. La noblesse si voltairienne, si incrédule sous l’Ancien Régime, et revenue si dévote de certaines excursions à l’étranger, la haute bourgeoisie de Louis –Philippe si violemment anticléricale et qui a fini par suivre l’exemple de la noblesse. Si je me trouvais en présence d’un cas de mouvements de recrudescence religieuse comme l’histoire en a vu souvent je n’aurais qu’à m’incliner. Nous n’avons pas le droit de demander compte aux consciences de leurs convictions. Assurément, il y a eu, en effet, des exemples de croyances ardentes dans l’évolution de la bourgeoisie dont je parle….

L’honorable M. de Mun a pu, dans une autre discussion, faire ici une apologie magnifique des hommes qui renoncent à toutes les joies de l’existence pour accepter les rigueurs de la vie monastique par dévouement à l’idéal religieux. Nous nous inclinons comme lui devant ces sacrifices aux convictions. Mais j’ai bien le droit de dire qu’un tel élément n’est entré que pour une bien faible part dans la grande conversion de la bourgeoisie et que nous nous trouvons avant tout en présence d’un fait social et politique dont il importe d’analyser le caractère… La grâce, qui fait les conversions, n’a laissé tomber sa manne spirituelle sur les têtes de la classe censitaire, à laquelle la révolution de 1830 avait donné le pouvoir, que quand, en présence d’une autre révolution, elle s’est sentie menacée dans ses intérêts terrestres par cet idéal de justice au nom duquel elle avait autrefois supplanté la noblesse. Tout le monde sait ce qui s’est passé alors. On a vu les hommes les plus illustres, qui jusque là avaient conduit la lutte contre la pensée et la politique de l’Eglise, les hommes qui avaient je ne sais combien de fois déjà expulsé les Jésuites, se retourner subitement, reconnaître leur erreur, faire à l’Eglise la plus complète et la plus humble des amendes honorables : et pour quel motif ?

Feignaient-ils, par hasard, une foi religieuse à laquelle personne n’aurait cru ? Non ! non ! Ils s’épargnaient cette inutile hypocrisie, ils disaient tout haut leur principal ou plutôt leur unique mobile. C’est au moment ou au lendemain d’une révolution qui les avait épouvantés par l’explosion populaire qu’après avoir vu l’impuissance des moyens de force gouvernementaux pour sauvegarder leurs privilèges, ils imploraient de l’Eglise l’appui de la gendarmerie mystique qui peut maintenir les classes inférieures dans la résignation à leur misérable condition.

Ainsi a été conclu ce que j’appellerai le véritable Concordat, un Concordat qui n’est écrit nulle part, mais qui, à la différence de l’autre, a été fidèlement pratiqué des deux côtés. Le premier Concordat était établi pour l’union d’un despotisme révolutionnaire et de l’absolutisme romain ; mais là il s’est conclu tacitement un second Concordat entre l’Eglise et les intérêts matériels des classes privilégiés. Et c’est celui que nous avons devant nous à l’heure actuelle..

On devine ce qui devait arriver par une conséquence fatale. Puisque les classes dirigeantes s’alliaient à l’Eglise contre la démocratie, il était bien naturel que la démocratie s’écartât de plus en plus de l’Eglise. Et c’est ainsi que nous constatons que plus les classes dirigeantes se livrent à la politique catholique, plus elles creusent entre elles et la grande masse du pays un fossé de jour en jour plus profond ; puissent – elles ne pas rendre à tout jamais infranchissable.

Je sais bien qu’on vient ici nous menacer des croyances religieuses, si profondes, nous dit-on , dans ce pays et des 38 millions de catholiques prêts à se soulever contre nos mesures de persécution. S’il en est ainsi, si telles sont véritablement les convictions des masses en France, comment se fait il que vous soyez si peu nombreux sur ces bancs ?

Comment se fait-il qu’il n’y ait jamais eu de majorités plus écrasantes sur ces bancs qu’au lendemain de ces brutales expulsions de moines qui ont fait perdre à la République quelques demi-douzaines de préfets et de magistrats et qui lui ont attiré les suffrages populaires par centaines de milliers ?

Si la France est catholique, non point seulement au point de vue des statistiques mais par ces chaudes et profondes convictions du coeur qui mettent en branle tout l’être humain, comment le pays reste –t-il si obstinément sourd à ces cris d’indignation contre nos prétendues persécutions ? Si la France était ce que vous dites, vous auriez reconquis le pouvoir depuis longtemps déjà, ou plutôt vous ne l’auriez jamais perdu.

Je ne rechercherai pas comment elle a profité du pacte que je signalais pour étendre rapidement ses conquêtes et s’emparer de toutes les positions dominantes. Je n’essayerai pas de montrer ce qu’elle fait des enfants qu’on lui confie, comment après leur avoir imprimé sa marque au cerveau et avoir assoupli leur volonté à sa discipline, en bonne mère elle les suit dans toute leur existence, compatit à toutes les faiblesses humaines, soigne tous leurs intérêts matériels, leur fait passer leurs examens, leur procure une compagne de leur existence, les protège dans leur avancement jusqu’à l’extrême onction, et leur assure, quelque carrière qu’ils aient embrassée, l’appui familial de toutes les clientèles qu’elle a installées partout.

Je ne rechercherai pas non plus comment elle s’est emparée du monde des grands intérêts matériels en mettant, à côté de l’usine, la chapelle où l’on enseigne aux travailleurs trop souvent affamés à se résigner à toutes les épreuves de ce bas monde, tâche au sujet de laquelle je suis obligé de remarquer combien on a calomnié quelquefois, du côté de mes amis, les grands patrons catholiques. Car des deux parts qu’on peut avoir dans cette vie, celle des souffrances toutes passagères qui sont le meilleur titre au béatitudes éternelles, et celle des vaines jouissances de la richesse si dangereuses pour le salut, ils ont laissé la meilleure, celle des souffrances passagères, à leurs ouvriers, et ont gardé pour eux tous les périls de l ‘autre part !

Nous avons assisté dans le cours de ce siècle, et surtout dans la dernière période, en matière gouvernementale, à un spectacle bien étrange. Nos institutions officielles deviennent de plus en plus démocratiques. Il est de plus en plus convenu que le suffrage universel est souverain, que nul ne peut rien contre ses volontés. Et plus c’est là l’étiquette du pouvoir, plus nous voyons son exercice effectif passer en d’autres mains.

Mon ami M. Bourrat citait l’autre jour les admirables paroles dans lesquelles Lamartine dénonçant avec un coup d’oeil prophétique, ces corps, ces oligarchies de toutes sortes qui ,sous prétexte de liberté et de décentralisation, exercent en réalité la tyrannie la plus étroite, le plus égoïste et la plus irresponsable. Mais ce n ‘est pas seulement dans le domaine financier qu’elles existent, ces oligarchies : elles sont constituées actuellement partout, dans le gouvernement, dans les administrations. Ce sont ces bureaucraties si fermées, si jalouses, si déférentes dans la forme, si obstinées dans le fond, qui, par leur force d’inertie, par leur puissance d’enveloppement, par leur sourde action de rouages humains cachés et subalternes (mais sans la collaboration desquels rien ne se fait) arrivent trop souvent à diriger la main qui semble les conduire.

Ce sont aussi et surtout ces commissions, ces comités, ces espèces de petits collèges sacerdotaux, de toutes les églises administratives, ces états majors civils et militaires, gardiens jurés de toutes les routines, protecteurs vigilants de tous les privilèges de famille ou de coterie et dans lesquels, de jour en jour, se disperse et se perd l’action légale exercée par les ministres sous le contrôle du Parlement.

C’est évidemment sur toutes ces oligarchies que l’Eglise concordataire, forte de sa situation dans le gouvernement, a mis la main. Ainsi se retrouve dans l’action gouvernementale l’antinomie que je signalais tout à l’heure dans la société. Et à mesure que le suffrage universel, dans sa souveraineté, exige que le gouvernement marche en avant dans la voie de la démocratie, tous ces pouvoirs cachés arrêtent et font reculer l’action gouvernementale réelle.

Je viens de montrer que le budget des cultes sert intégralement par voie indirecte mais certaine, à la reconstitution des biens de mainmorte et je crois que personne ne peut le nier. Et après avoir ainsi reconstitué les biens ecclésiastiques, vous vous retournez vers le pays, vous poussez un grand cri d’alarme, vous dites à la France : « Nous ne pouvons pas nous endormir, il faut supprimer de nouveau cette propriété de mainmorte qui a été la plaie de tous les pays et qui serait mortelle pour la France moderne ». Vous parlez d’or. Mais n’aurait-il pas été plus simple de commencer par ne pas donner, aux frais des contribuables, les millions avec lesquels on l’a reconstituée et, tout au moins aujourd’hui, ne serait-il pas plus simple de ne plus donner les millions avec lesquels on va la reconstituer ?

La combinaison du budget des cultes avec la reprise des biens de mainmorte m’apparaît de la part du gouvernement, comme un véritable jeu de cache – cache.

La question de l’enseignement vous préoccupe aussi à bon droit. Ne serait-il pas plus simple de commencer par ne plus envoyer vous mêmes les élèves aux établissements congréganistes ?

Et, en effet, quelle est donc la vraie cause de la vogue de ces établissements ? Est ce parce qu’ils sont les plus propres à acheminer les âmes sur la route du paradis ? J’ai déjà dit qu’à mon sens on se préoccupe aujourd’hui de raisons plus étroites et plus terrestres. Est ce parce que leur enseignement est supérieur à celui de l’Etat ? La meilleure preuve du contraire, c’est que, parmi ces établissements, l’un de ceux qui ont le plus gagné se félicite d’avoir le droit assez singulier d’emprunter aux professeurs à l’Université. Quelle est donc la raison de ce succès, sinon l’existence des oligarchies, des clientèles catholiques que je dénonçais tout à l’heure et qui assure à celui qui sort des établissements religieux les appuis les plus précieux pour son avancement pendant toute sa vie ?

Nous voyons, nous, les légitimes moyens d’action dans cette suppression des privilèges religieux, qui est la loi de la plupart des Républiques dans le monde, à commencer par les grands Etats – Unis et que la Révolution française avait réalisée quand Bonaparte est venu confisquer les libertés de la France. »