Roger LABRUSSE (1914-2001)

Pour nous suivre

« De toutes les organisations dont j’ai été membre, c’est la Libre Pensée qui m’est la plus chère … »

1ère partie : La curieuse carrière d’un haut fonctionnaire libre penseur.[1]

C’est à partir de souvenirs personnels que je veux évoquer ici la mémoire de Roger Labrusse.
Commençons par cette « confidence » : un soir, en 1985, après une réunion un peu houleuse, nous discutions et en guise de conclusion il termina ainsi : « De toutes les organisations dont j’ai été membre, c’est la Libre Pensée qui m’est la plus chère … ».

Cette confidence n’était nullement un secret. J’ai su plus tard qu’il s’était d’ailleurs exprimé dans les mêmes termes ou presque à maintes et maintes reprises.

Mais, quand on fait le compte des organisations de toute sorte auxquelles Roger Labrusse a participé, y compris en qualité de membre fondateur, on mesure la portée de tels propos !

Cela en dit long sur lui ; et sur la Libre Pensée.

 

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Roger Labrusse a eu, en effet, une activité politique très longue et très dense, tant sur le plan professionnel, bien sûr, en qualité de haut fonctionnaire, d’abord à l’Intérieur, puis aux Affaires Etrangères. Mais aussi, bien évidemment, sur le plan associatif, puisqu’il a milité dans de très nombreuses organisations, et pas seulement dans la Libre Pensée. A cet égard, il faut rappeler pour mémoire l’intensité de son engagement, pendant toute sa vie consciente, dans la maçonnerie.

On connaît la célèbre formule de Karl Marx : « Nous ne sommes pas une passion de la tête, mais la tête de la passion. » La formule s’applique parfaitement à Roger Labrusse, mais dans l’autre sens : chacune de ses convictions était d’abord et avant tout une « passion de la tête ». Dans tous ses engagements, il incarnait ses convictions avec une vraie énergie. Et quand il se battait, selon une formule qu’il affectionnait, c’était « bec et ongles ». Jusqu’au bout, avec les méthodes et les convictions qui étaient les siennes,

il fut un battant.

Même « l’affaire des fuites » ne put l’abattre [2]. Accusé au départ de haute trahison au bénéfice de l’URSS, finalement condamné à 6 ans de prison – tout cela n’est pas rien –  il réussit à obtenir une forme de réhabilitation et même à reprendre sa carrière de haut fonctionnaire.

Bien entendu, il ne lâcha rien des engagements militants qu’il avait toujours eus à titre privé. En prison, il s’était tout de suite mis à écrire sur ses sujets de prédilection : la laïcité et l’école bien sûr [3], mais aussi le roman policier, un genre qu’il affectionnait…

Avec le retour à la vie normale, il acheta la propriété de « Gabach », sur la commune de St Antonin-Noble-Val, dans le Tarn, bien loin de la région rémoise qui l’avait vu naître. Très vite, il devint et jusqu’à la fin il resta une figure locale essentielle tant dans la Libre Pensée (élu président de la Fédération du Tarn dès 1964) que dans la loge de Gaillac du GODF et au-delà. Et bien entendu, tant au plan national qu’international, il reprit d’importantes responsabilités dans les grandes organisations laïques.

Voilà en quelques mots le portrait d’un libre penseur dont la mémoire mérite d’être rappelée, analysée et discutée. Et ainsi donc honorée.

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Pour en terminer avec cette présentation liminaire, je dirai que cet article n’est pas destiné à rappeler toute la vie militante de Roger Labrusse, car c’est un livre qu’il faudrait y consacrer.  Dans cet article je me bornerai à rappeler, à grands traits, la dimension générale de son activité politique afin d’essayer d’apprécier et, si possible, de faire apprécier par les camarades qui ne l’ont pas ou peu connu, le rôle, parfois décisif, qu’il a pu jouer dans la vie et, à plusieurs reprises, dans la survie de la Libre Pensée française.

Et, plus généralement, dans le combat pour la défense de la laïcité, pour l’Humanisme, pour les Lumières, contre l’obscurantisme et donc contre l’emprise des religions. Contre toutes les religions, avec une détermination particulière contre la plus organisée de toutes, la « secte vaticane ».

 

Réunion à Gabach avec les amis et les camarades

 

N’oublions pas enfin, qu’il fut aussi en tout temps et en tout lieu, un infatigable propagandiste de l’athéisme.
Toujours, la « passion de la tête ».

C’est également le moment de préciser que je laisserai, de côté ici le détail de son action dans la fameuse « Union Mondiale des Libres Penseurs » dont il fut longtemps vice-président. Cet aspect-là de son activité mériterait, certainement, une étude à part. Mais c’est la partie de son activité que je connais le moins bien.
Et puis, c’est aussi un sujet sur lequel, lui et moi, nous étions en total désaccord depuis le début de nos relations dans la FNLP, en 1984.

En quelques années, j’avais acquis la conviction que l’Union Mondiale tournait depuis longtemps le dos à l’internationalisme. J’étais donc devenu partisan de la rupture avec l’Union Mondiale. Je me suis exprimé pour la première fois publiquement à ce sujet à la tribune du congrès de la FNLP de Givors, en 2001. Mais bien avant en privé.

Je ne le savais pas alors, mais Roger Labrusse n’avait plus que quelques semaines à vivre. J’avais entendu parler de ses problèmes de santé, mais je n’en connaissais ni la nature ni la gravité. J’avais été un peu étonné de n’avoir aucune réponse à ma lettre de condoléances envoyée pour le décès de sa femme, Jeanne, en janvier 2001. J’ai su plus tard pourquoi.

Au cours de l’année 2000, ses problèmes de santé – principalement d’ordre neurologique – s’étaient profondément aggravés. Le décès de sa femme, Jeanne, en janvier 2001, a très probablement précipité les choses. Finalement, il dut suivre des soins constants en milieu hospitalier fermé jusqu’à son décès, en octobre.

D’après les témoignages que j’ai pu recueillir [4], les relations avec lui étaient devenues assez difficiles, y compris pour son entourage amical et familial. Cependant, grâce à quelques proches, enfants, frères maçons, camarades de la Libre Pensée, en particulier Christian Deméautis [5], il conservera une forme de contact et suivra, un peu, de très loin, les évènements.

Laissons de côté la tristesse et la sombre mélancolie des deniers mois et souvenons-nous de sa dernière activité publique importante : c’était le 13 septembre 1999, avec la tenue d’un meeting organisé par la Libre Pensée et la FCDL [6], pour combattre « L’Europe de Maastricht », incarnation de « l’Europe vaticane »

Une « Europe vaticane » qu’il combattait depuis un demi-siècle.

 

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C’est le moment de parler un peu de son parcours professionnel – celui, très particulier, d’un haut fonctionnaire classé « rouge ».
Roger Labrusse avait des capacités, certes, mais aussi des convictions. Il se les était forgées jeune, sans doute. En tout cas, elles seront au cœur de toute son activité professionnelle.

Au terme d’études de lettres et de droit, Roger Labrusse avait passé les concours pour entrer dans la haute administration. A l’époque, il n’y avait pas le moule de l’ENA. Passer directement par la voie des concours n’était pas dépourvu de formatage, certes. Mais cette voie permettait à des jeunes gens comme lui d’accéder à la haute fonction publique, avec l’espoir de pouvoir mettre librement toute la force de leurs convictions au service de la République.

Roger Labrusse choisit l’Intérieur. Et donc « la préfectorale ». Mais, presque tout de suite, c’est la guerre. Officier de cavalerie, Roger Labrusse fait sa « drôle de guerre » dans les chars.
Démobilisé, il cherche très vite à se rendre utile. Déjà en contact avec certains réseaux hostiles à la « Révolution nationale », il entre, comme d’autres, en « résistance ». C’est ainsi qu’il devient membre de « Combat », le mouvement qui a fusionné plusieurs réseaux à la fin de 1941.

Il a des liens avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie. En 1943, on le retrouve à Alger, comme chef de service au Comité Français de Libération Nationale (commissariat à l’Intérieur). Sous le patronage de d’Astier justement, et donc, sous l’autorité du général De Gaulle.

Parmi ses faits d’armes de l’époque, citons celui-ci : sa mission en Corse en 1943.

Depuis l’armistice Badoglio-Alliés (et la mise à l’écart de Mussolini) du 9 septembre 1943, une situation révolutionnaire s’était très rapidement développée en Corse.

C’est en qualité de haut fonctionnaire de la « France Libre » que Roger Labrusse est parachuté en Corse, avec pour mission de faire prévaloir la politique de De Gaulle alors même que son concurrent Giraud, très actif en Corse depuis des mois, était en train d’essayer de prendre le contrôle sur le terrain avec les éléments de son « Armée Française de Libération », l’appui des Américains et des Italiens…

Et alors aussi que le PCF, à la tête d’un très important « Front National » local, tentait quant à lui, de chapeauter tout le mouvement populaire et de faire de la Corse un exemple de ce que « l’Insurrection nationale peut se produire sans qu’un débarquement allié ait eu lieu » (L’Humanité du 1er octobre 1943).

Bref, une mission de tout repos pour le jeune et intrépide préfet …

 

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A la Libération, il reprend sa carrière dans son corps d’origine. Préfet vient du latin praefectus : celui qui est « placé à la tête de… ». Institution typiquement bonapartiste [7] que les républicains ont très justement surnommée : « l’empereur au petit pied ».

Comme pour ceux de la Compagnie de Jésus, la première qualité exigée d’un préfet de la république française, c’est l’obéissance aux ordres supérieurs.

Cependant, la difficulté, c’est aussi parfois de savoir quels sont vraiment les ordres supérieurs, de savoir quand et jusqu’où il faut les appliquer … ou non. Mais le B, A, BA, c’est de ne pas prendre d’initiatives trop personnelles …
Roger Labrusse qui se sentait préfet de la tête aux pieds, l’apprendra à ses dépens.

Nommé préfet de la Somme, pour son premier poste important depuis la guerre, Roger Labrusse, de son bureau d’Amiens, ne manqua pas, parmi ses premières décisions, de faire enlever de tous les bâtiments publics, les croix et autres images pieuses qui ne manquaient pas de les orner. Et il y avait de quoi faire, dans un département où la « calotte » était si active, y compris en milieu populaire. Du Labrusse à l’état pur.

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Il avait des amis et des appuis dans divers « réseaux » certes. Mais il avait abondance d’ennemis tout aussi résolus, en particulier dans « la Calotte ». On le comprend aisément.

Roger est rapidement appelé à quitter le terrain pour intégrer les bureaux du ministère de la place Beauvau. Et c’est là qu’il sera aspiré dans les remous du complot appelé « l’Affaire des fuites » en 1954.

On est en plein dans les affrontements politiques liés au contexte de la guerre coloniale d’Indochine. Des bruits circulent en haut lieu selon lesquels quelqu’un de très haut placé aurait, en 1953, fait « fuiter » jusqu’au bureau de Jacques Duclos, donc jusqu’au Kremlin, des informations ultra confidentielles sur l’effort de guerre français en Indochine.

François Mitterrand, devenu ministre de l’Intérieur, apprend, le 8 septembre 1954, que Pierre Mendès-France, alors président du Conseil, faisait enquêter sur lui depuis plusieurs mois par les services secrets. L’imputation peut lui valoir une accusation de haute trahison ! Début juillet, le commissaire Jean Dides, chargé de surveiller le Parti communiste et lui-même anticommuniste viscéral, a en effet, fait parvenir au chef du gouvernement des informations selon lesquelles Mitterrand serait à l’origine des fuites. C’est la thèse la plus courante sur « l’affaire ».

La suite est connue : le ministre de l’Intérieur porte plainte et fait interroger Dides qui prétend avoir intercepté des notes émanant du comité de la Défense nationale et transmises au PCF. L’enquête démontrera que la source, bien involontaire, n’est autre que Jean Mons, secrétaire général de ce même comité, dont deux collaborateurs, opposés à la guerre d’Indochine, René Turpin et Roger Labrusse, dérobaient les carnets à l’issue des réunions et en faisaient transmettre une copie à un correspondant de Dides infiltré au PC, André Baranès, lequel les maquillait pour les attribuer ensuite à une source politique.

Certains voulaient donc nuire à Mitterrand ? La grande presse attribuera la responsabilité de la machination au mouvement de Pierre Poujade dont les dirigeants ne pardonnaient pas à Mitterrand d’avoir démissionné, en 1953, du gouvernement Laniel, pour protester contre la politique, trop brutale à ses yeux, menée au Maroc et en Tunisie.

Dides, de fait, échappera de justesse au procès, tenu en 1956, grâce à l’immunité parlementaire que lui valait sa récente élection, le 2 janvier 1956, comme député poujadiste !

François Mitterrand est définitivement lavé de tout soupçon. Mons est finalement mis hors de cause, de même que Baranès.

Mais pas Turpin ni Labrusse qui seront condamnés respectivement à quatre et six ans de prison.

Voilà pour cette thèse dite « mitterrandienne », la plus courante.

Une autre thèse, plus récente, attribue la paternité véritable du complot aux services secrets américains qui, dans un « Kriegspiel » de haut niveau avec les services soviétiques, auraient décidé de manipuler les services et le gouvernement français en vue de le discréditer et de préparer la reprise en main de l’Indochine par les USA …

 

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Quoi qu’il en soit, une chose est certaine :  Roger Labrusse, pris dans une machination d’Etat, a été le principal lampiste désigné.

Etre haut fonctionnaire en poste et ne rien cacher de son opposition à la guerre d’Indochine, c’était encore une fois du Roger Labrusse tout craché. Pensons simplement aux conséquences pour sa femme et ses enfants, pour toute sa famille. Et pour sa place dans le mouvement des associations démocratiques dans lesquelles il n’avait cessé de militer ! Ainsi, alors qu’il venait d’élu ou plutôt réélu président de la FCPE [8], quelques mois plus tard à peine, son exclusion est votée et médiatisée par le conseil d’administration ! Il a donc payé très cher le prix de ses opinions et surtout de leur affichage.

Mais pour Roger Labrusse, aucun doute : les convictions qui guidaient son action, c’était la pure tradition de la Grande Révolution et de la première République.  Depuis la Libération elles étaient redevenues totalement légitimes et c’était donc une évidence qu’il lui fallait se battre jusqu’au bout pour les faire reconnaître. Mais au bout des recours gagnés en justice et des démarches aidées pas quelques appuis politiques [9], la réhabilitation que Roger Labrusse a pu obtenir ne compensait pas, loin s’en faut, tous les dommages matériels et moraux qu’il avait dû subir. L’honneur comptait plus pour lui, évidemment, que les dommages-intérêts.

Quoi qu’il en soit, il put retourner dans la haute fonction publique, intégrer les Affaires Etrangères et finir sa carrière publique comme ambassadeur. En bénéficiant de la pension afférente à ce grade.
Roger Labrusse tirera d’ailleurs beaucoup de fierté de cette deuxième partie de sa carrière professionnelle : expert auprès du BIT à Genève, en mission d’assistance pour la réforme de l’enseignement en Tunisie à l’appel de son ami le syndicaliste-écrivain-ministre Mahmoud Messadi [10]. Enchaînant ensuite les missions en Afrique noire.

Tout cela lui a permis d’accomplir des missions totalement compatibles avec ses engagements politiques et philosophiques.

 

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Qu’on l’aimât ou qu’on le détestât, il avait définitivement gagné le droit au respect. Car tous, amis ou surtout adversaires, devaient reconnaître son courage.  Et sa capacité de « résilience », pour reprendre le concept forgé par Boris Cyrulnik.
Lui aurait sans doute plus simplement cité l’adage rendu célèbre par Nietzsche en 1908: « Ce qui ne me tue pas, me rend plus fort » …

Pour conclure cette première partie sur la vie de Roger Labrusse, à la question : peut-on faire carrière dans la haute fonction publique avec les convictions qui étaient les siennes, il y a une réponse :  Oui, la sienne !

 

(à suivre)

Gérard Plantiveau

 

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1 Dans la deuxième partie, nous parlerons son activité de militant investi de responsabilités nationales et internationales dans la Libre Pensée.

2 En 1954. Il existe toute une littérature sur le sujet avec des explications très contradictoires. Voir infra.

3 Un petit livre sur « La question scolaire », publié en 1960 (PUF, collection QSJ, n° 864), sous le pseudonyme de Bernard Mégrine et réédité en 1977 et 1997, sous son patronyme.

4 Tous mes remerciements à cet égard à Hughes Labrusse, son fils, à Agapito Navarro, son camarade dans la LP et son frère en maçonnerie, ainsi, bien sûr, qu’à Joachim Salamero.

5 Alors président de la LP du Tarn. Lui-même décédé le 26 septembre 2015, à l’âge de 67 ans. Christian collaborait étroitement avec Roger Labrusse depuis de longues années, tant dans la Libre Pensée que dans la maçonnerie.

6 Fédération des Cercles de Défense Laïque. Il en avait été l’un des membres fondateurs, en 1983-84, avec Marc Blondel, Alexandre Hébert et Pierre Lambert. Entre autres…

7 Et non « jacobine » comme le prétendent toujours les antirépublicains…

8 Son premier mandat de président date de 1949

9 Et non « jacobine » comme le prétendent toujours les antirépublicains…

10 Secrétaire de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) de 1948 à 1953