Maurice DOMMANGET (1888-1976)

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Extraits de l’article publié dans “Recherches & Etudes” n°6-7

Il y a 40 ans, en 1976, la disparition de Maurice Dommanget est passée presque inaperçue. Le « plus grand historien vivant du mouvement ouvrier est presque totalement méconnu en France » soulignait le Magazine littéraire, en 1970. Dans une conjoncture de reflux des idéaux et des valeurs auxquels il avait consacré sa vie et sa carrière, il n’est que temps de rappeler les engagements et les apports de ce pionnier de la libre pensée, instituteur-chercheur-militant exemplaire s’il en fut.

L’instituteur, le syndicaliste et le pédagogue

Maurice Dommanget, jeune instituteur en 1908, se distingue par la précocité et la radicalité de ses engagements. Il a passé son brevet supérieur en autodidacte, anime une grève des études surveillées dès 19 ans, participe en uniforme à des réunions socialistes et syndicalistes, publie dans  le Travailleur de l’Oise (dès 1909), l’École Émancipée (fondée en 1910), et la Franche-Comté socialiste des articles sous les pseudonymes de Jean Social et de Jean Prolo avant la Grande Guerre. Pionnier du syndicalisme des instituteurs, créateur de la section de l’Oise, il refuse l’Union sacrée, traverse le conflit dans la minorité pacifiste et antimilitariste, rejoint la Troisième Internationale communiste et la CGTU dès leurs créations, collabore à l’Humanité. Enseignant titulaire en 1911 dans le village de Morvillers, il signe avec son épouse, Eugénie, institutrice militante à Méru (Oise) un Manifeste des instituteurs syndiqués qui leur vaut une peine disciplinaire. Il devient secrétaire départemental dès 1919, puis secrétaire national de la Fédération unitaire des instituteurs (FUN) de 1926 à 1928, travaillant sans relâche et bénévolement au renforcement  du syndicat, tout en contribuant à un manuel d’histoire destiné aux enfants du peuple. Il animera jusqu’au bout le courant de l’École Émancipée, en instituteur et pédagogue de base, fidèle à ses idéaux libertaires, dans le refus de parvenir et de donner l’exemple dans sa pratique et ses recherches.

L’historien des luttes sociales

Souvent blâmé et censuré par l’inspection académique pour ses « violences de langage », destitué sous Vichy, Maurice Dommanger n’a jamais séparé sa pratique pédagogique, ses engagements et ses recherches. Il découvre Sylvain Maréchal, les Égaux et Babeuf à 15 ans, au collège en lisant précocement la revue La Révolution française. Il se passionne dès lors pour « les belles figures du prolétariat », pour les symboles des luttes sociales. À côté d’ouvrages de vulgarisation destinés à un large public – Marx, Engels, Proudhon-, il poursuit inlassablement les biographies d’Auguste Blanqui, le matérialiste, l’agitateur, l’éducateur, le condamné à perpétuité ; d’Edouard Vaillant ; de Jean Jaurès, ses contemporains. Il se passionne pour les éducateurs socialistes, Francisco Ferrer, Paul Robin, Victor Considérant. Il entreprend des recherches de longue haleine sur les symboles des luttes en les inscrivant dans la longue durée : le premier mai, le Drapeau rouge. Il enquête sur les mouvements de luttes des prolétaires , la grève générale, les jacqueries. Maurice Dommanget livre une synthèse sur les hommes et les choses de la Commune de Paris, celle de la vierge rouge, Louise Michel et de Jules Vallès. Dans un premier temps, il cherche à exclure de la pensée socialiste les aliénations des religions et du nationalisme. Il inscrit ensuite les luttes sociales des dimensions matérialistes et linéaires. Spartacus, Jacques Bonhomme et Pougatchev illustrent à ses yeux les révoltes qui jalonnent l’émancipation progressive des masses rurales.

L’historien de la Révolution française

À 25 ans, Le jeune instituteur publie sa première recherche historique : La Révolution dans le canton de Neuilly-saint-Front, une commune de l’Aisne. Il entre à cet effet en contact avec Albert Mathiez, fondateur des Annales révolutionnaires en 1907, devenu le rival d’Alphonse Aulard, professeur à l’Université de Besançon. C’est le début d’une affinité intellectuelle qui se poursuivra jusqu’au décès de Mathiez en 1932. Dommanget, réformé, passe la Grande Guerre dans les archives de Beauvais pour préparer une grande étude sur La déchristianisation à Beauvais et dans l’Oise. Il devient spécialiste des « curés rouges » et des cultes révolutionnaires. Il analyse une quinzaine de manuels scolaires entre 1913 et 1918, poursuit la réhabilitation de Robespierre face à Danton. Il est le pilier de la Société des études robespierristes et publie en 1919 la première Table de la revue les Annales révolutionnaires. Au total, il apporte à la revue devenue, en 1923 les Annales historiques de la Révolution française plus de 120 contributions, articles, notices, glanes, de 1913 à 1968 ! À titre personnel, je me suis appuyé sur ses travaux pionniers en matière de prénoms révolutionnaires, de calendrier républicain, de « vandalisme révolutionnaire ». Dans les années 1960, il passe pour le « meilleur connaisseur du babouvisme » (selon Victor Daline), en URSS et en Chine. Ses publications sur la Conjuration des Égaux, sur les liens entre Babeuf et Blanqui par l’intermédiaire de Buonarotti font autorité. Il est toutefois original dans sa démarche et sa mission. D’une part, il reste instituteur, tout en menant des travaux de la plus grande érudition. Il ne fréquente pas les réseaux universitaires parisiens, et reste bien plus connu à l’étranger que dans son pays. Enfin, il veut renforcer les liens entre la revue scientifique, l’école citoyenne et les travailleurs, par une « propagande et un recrutement systématique » auprès des enseignants et des syndicalistes. Il le fait d’ailleurs en publiant dans des éditions accessibles, sur les plans matériel et intellectuel : Librairie de l’Humanité, Librairie du Travail, Maisons des jeunes, Spartacus… D’où son relatif isolement et l’absence de reconnaissance de la valeur de ses travaux dans le milieu universitaire.

Le libre penseur

Maurice Dommanget a été, sans nul doute, un pionnier et un représentant important de la Libre Pensée par son action et par son oeuvre. Il a fait sienne toute sa vie la devise « Ni Dieu, ni maître ». Il a contribué à réhabiliter le curé Meslier, athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XV, et a rendu, en 1950, hommage à Sylvain Maréchal, « l’homme sans dieu » (1750-1803) : « moraliste, érudit, athée, journaliste et dramaturge révolutionnaire, conspirateur communiste plutôt anarchisant ». L’auteur du Jugement dernier des rois (en 1793), de la laïcisation du calendrier, du manifeste des Egaux ne pouvait avoir meilleur porte-parole que Dommanget, pour illustrer le « développement de la Libre-Pensée, du Socialisme, de l’Anarchisme » (éditions Spartacus, 1950, pages 5-6).

Le sens d’une vie de chercheur militant

Maurice Dommanget n’a pas été reconnu à sa juste valeur en France. Il était lucide quand il voyait dans son mode de recherches et de publication les raisons d’un manque certain de notoriété. Ernest Labrousse le souligne en 1976 comme une injustice à l’égard de celui qui a si bien « concilié Marx et Michelet ». Accaparé par des taches pédagogiques et militantes, Dommanget n’a pu réaliser les synthèses auxquelles il aspirait. Son bureau était devenu un « véritable musée Blanqui » (Jean Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier). Il puisait dans les dépôts d’archives des données et des références qui servent aujourd’hui aux chercheurs en histoire sociale et religieuse : « Je n’ai jamais compris qu’on puisse faire de l’histoire sans matériaux documentaires ». Dès 1913, Albert Mathiez soulignait sa méthode : « des faits concrets, des documents qui parlent d’eux-même, bien choisi et puisés aux archives locales et nationales » (Annales révolutionnaires, 1913, page 426) ! Il négligeait parfois les nuances, en matière de pensée économique et sociale, dans des jugements radicaux, sur Robespierre, les Enragés, donnant toutefois aux lecteurs les citations indispensables. Dommanget ne masque pas ses idéaux et ses convictions lorsqu’il déclare « L’île d’Utopie est toujours d’actualité », en 1964. Mais, au delà de divergences ponctuelles sur tel ou tel aspect d’une oeuvre aussi considérable et marquante, nous voulons porter l’accent sur les leçons de la vie exemplaire de cet « historien du peuple ».

Un colloque de 1994, tenu à Beauvais, lieu de sa remarquable étude sur La Déchristianisation (publiée en 1919), lui a rendu hommage sous le titre Le pédagogue, le militant, l’historien. Parmi les contributeurs, on saisit l’importance de Maurice Dommanget : Francis Arzalier (questions), Robert Legrand (l’ami), Julien Desachy (l’École Émancipée), Jacques Girault (le SNI), Nicolas Offenstadt (le pacifisme), Claude Pennetier (la révolution russe), Vladislav Smirnov (les historiens soviétiques), Michel Vovelle (la déchristianisation), Erica Mannucci (Sylvain Maréchal), Jacques Bernet (l’historien local), Jean-Marc Schiappa (l’historien de Babeuf)… parmi bien d’autres. Une biographie de Jean Rouch, Prolétaire en veston (Les Monédières, 1984), met en valeur la portée de son oeuvre.

Serge Bianchi