En direct avec Pascal Boniface

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Il est des intellectuels qui ont droit de cité partout, car leurs « pensées » s’inscrivent pleinement dans l’air du temps et surtout elles sont totalement conformes à la pensée unique. En clair, non seulement elles ne dérangent personne dans les cercles des pouvoirs économiques, politiques, religieux et militaires ; mais de plus, elles apportent de l’eau au moulin à la fabrique d’idioties permanentes qui légitiment la théorie de « l’axe du bien et du mal ». Celle qui permet d’aller bombarder tranquillement les peuples et les pays, à qui « on » va piller, la conscience tranquille, les richesses naturelles. Toute peine mérite salaire.

Mais il y a d’autres intellectuels qui, la plume à la main, essaient de raison garder et de trouver la réalité des faits derrière le masque du mensonge des mots. Il y en a bien plus que certains médias aux ordres le disent. La Libre Pensée a rencontré Pascal Boniface qui répond à nos questions.

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La Raison : Pourriez-vous-vous présenter ?

photo Indif – wikicommons l d d.

Pascal Boniface : Je suis universitaire. Après avoir rédigé une thèse d’État en droit international, je me suis spécialisé sur les questions de sécurité, puis de géopolitique au sens large. Mes travaux ont initialement porté sur les questions nucléaires, tant dans son volet désarmement que dissuasion. Je suis plutôt devenu un généraliste des questions stratégiques, avec pour particularité d’avoir développé une géopolitique du sport.
Je suis maître de conférences à l’Institut d’études européennes de Paris VIII, après avoir été en poste à Sciences-po Lille et auparavant à Paris XIII Villetaneuse, où j’ai fait mes études supérieures. Parallèlement, j’ai créé au début des années 1990 l’Institut de relations internationales et stratégique (IRIS), dont je suis toujours le directeur. Parti de rien, dans l’unique objectif était un livre, L’année stratégique, il est devenu l’un des quatre centres de recherche les plus importants sur les questions internationales en France, bénéficiant également d’une reconnaissance internationale.

LR : Vous êtes connu pour avoir des positions très différentes des « intellectuels » à la mode sur toute une série de sujets, qui vont du conflit israélo-palestinien,  aux guerres menées au nom de « l’humanitaire », à la question de la campagne contre les musulmans au nom de la guerre contre le terrorisme. Pouvez-vous nous expliquer ?

PB : Je ne suis en effet pas toujours en phase avec une partie de mes collègues qui travaillent sur les questions internationales. Mais, en même temps, il y en a beaucoup pour qui j’ai amitié et respect. Le milieu est en globalement hétérogène. Il faut distinguer deux catégories : ceux qui travaillent sur une région précise ou sur un pays (Chine, Afrique du Sud, Brésil au continent latino-américain etc.) et entretiennent une relation particulière avec leur sujet d’étude, se déplaçant fréquemment dans la zone. Il y a ceux qui travaillent sur les questions stratégiques, qu’on appelait hier Est/Ouest, aujourd’hui les conflits en cours (rivalités États-Unis, Russie, Chine ; équilibre des puissances, etc.)

Les études stratégiques ont été pendant longtemps très peu développées en France et, ce qui existait en grande partie, restait concentré dans le milieu de la défense et relativement absent de l’université. Dans ce domaine, même si cela risque de changer du fait de la mondialisation et de la fin du monopole occidental sur la puissance, la référence s’est pendant très longtemps située aux États-Unis où avait lieu les débats, mais où également existaient les centres de recherche les plus puissants, les revues les plus prestigieuses et les universités les plus attractives. C’est là que se trouvaient également les financements, les bourses d’étude, etc. Dans son combat contre l’Union soviétique, les États-Unis ont misé sur la diplomatie d’influence (soft power) et ont fait en sorte d’attirer les talents. Ainsi, pour ma part, je n’avais pas encore trente ans ni terminé ma thèse que je fus invité par le programme des Young leaders aux États-Unis, et passé un mois à découvrir le pays, accompagné d’un guide avec un per diem confortable et pouvant choisir mes destinations, avec une totale liberté. Il y a de quoi être séduit par le modèle américain.Si vous ajoutez la satisfaction d’être reconnu et considéré par le « centre du monde », il y a un phénomène puissant d’aspiration. L’entre-soi joue également un rôle extrêmement important d’organisation de séminaires ou de participation aux frais pour pouvoir y participer. À force d’être immergé dans le même milieu, plongé dans le même bain amniotique, vous développez des réflexes atlantistes, afin d’éviter de choquer ou décevoir ce qui est devenu un milieu protecteur et amical. Bref, vous pensez comme les autres. Bien plus que dans les études régionales, les études stratégiques étaient ainsi sous influence atlantiste, y compris dans la France gaullo-mitterrandiste.

Il existe pourtant de véritables agents d’influence rétribués ; d’autres sont des militants ou atlantistes, quand d’autres encore sont simplement influencés par un milieu qui est devenu le leur. Ces derniers sont tout simplement conditionnés. Pour ma part, j’ai toujours eu, depuis mon adolescence, l’esprit un peu rebelle et la volonté de dépasser les convenances et les idées reçues.
Il n’est qu’à voir dans la littérature stratégique combien de « spécialistes » ont depuis les années 1960 critiqué la politique d’indépendance du général de Gaulle et de François Mitterrand, les qualifiant de « ringard » : la modernisation consiste-t-elle pour eux à se rapprocher de Washington ?

On a observé le même phénomène avant la guerre d’Irak, quand beaucoup de « spécialistes » plaidaient en sa faveur, au nom de la démocratie ou de la non-prolifération des armes nucléaires. Si certains étaient sincères dans leur démarche, leur expertise peut être gravement remise en cause. D’autres répétaient tel des perroquets les éléments de langage du Pentagone. Depuis, tous semblent être frappés d’amnésie et essaient de faire oublier leurs positions de l’époque, certains ayant même le culot d’avancer, contre toute évidence, qu’ils étaient opposés à la guerre.

Tout ceci est d’une mauvaise foi indigne et de plus une insulte à notre intelligence. Mais je suis sidéré de voir que certains de ces « faussaires » continuent de plastronner dans les médias, et de donner des leçons de lutte contre le terrorisme, quand on connaît le poids de la guerre d’Irak dans le développement de ce dernier.

Pour ma part, j’essaie de garder des positions cohérentes, et non à géométrie variable. Il n’existe pas de crimes de guerre acceptables et d’autres non, des violations massives de droits de l’Homme tolérables, et d’autres non. C’est l’ampleur des crimes qui doit être jugée et non la qualité de l’auteur ou de la victime. Les « intellectuels » qui protestaient contre les bombardements de population civile par l’armée russe en Tchétchénie, pour ensuite approuver les bombardements de civils – de surcroît soumis à un blocus – à Gaza ne me paraissent pas incarner un idéal universel. Ceux qui ont soutenu la guerre du Kosovo pour mettre fin aux actions de l’armée serbe sur la population et sont muets face à l’occupation israélienne et ses conséquences ne me paraissent pas cohérent, d’autant plus que personne ne contestait la souveraineté de la Yougoslavie sur le Kosovo et que nul ne reconnait celle d’Israël sur la Palestine.

Bref, j’ai horreur des hypocrites, des faux culs et des moralistes à double détente, qui par ailleurs nous prennent pour des imbéciles.

LR : Que pensez-vous du rôle des intellectuels en général et du rôle très particuliers que jouent certains comme béquilles du pouvoir ?

PB : Ce que vous nommez les intellectuels forment un large panorama. Certains se méfient du pouvoir par principe et d’autres y adhèrent par facilité ou intérêt. D’autres encore alternent soutiens et critiques. Enfin, il existe des intellectuels de cour, sensibles aux honneurs et récompenses, qui n’exercent aucune fonction critique. Certains conçoivent leur rôle comme étant celui des intermédiaires entre le pouvoir et le public, mais pour faire passer auprès du second la politique du premier. Que risque aujourd’hui un intellectuel qui s’oppose aux institutions en place et au gouvernement ? Honnêtement, pas grand-chose. On ne risque pas d’être réveillé chez soi à 5h du matin à l’heure du laitier. On peut avoir une promotion ralentie, moins de crédits, avoir moins de visibilité médiatique…Et cela ne constitue pas un prix si lourd à payer, quand il s’agit de conserver sa dignité et son indépendance. La véritable adhésion du public n’est-elle pas la meilleure récompense ? Ce dernier, moins sot que ne le croient certains, sait globalement faire la différence entre les intègres et les « faussaires ».

LR : Quel devrait être le rôle des intellectuels ? Celui de pédagogie et de lanceur d’alerte.

Le premier car nous avons – ou devrions avoir – comme mission d’expliquer les enjeux, de décrypter les évènements, les remettre dans une large perspective, etc. le plus beau compliment que je peux recevoir c’est de croiser des années plus tard un étudiant qui me remercie de l’avoir intéressé aux relations internationales, ainsi que de l’avoir aidé à mieux comprendre le dessous des cartes. Cela peut aussi être lorsqu’après une des nombreuses conférences que je peux donner en région, on me remercie d’avoir aidé à prendre de la distance, à « lever le nez du guidon ».

Le second pour attirer l’attention sur tel ou tel danger. Et là, il ne faut pas avoir peur de heurter les puissants, les groupes de pression ou les pouvoirs en place qui n’aiment jamais être remis en cause ou bousculé. Mais, être intellectuel n’est pas synonyme d’être courtisan, ni relais de communication du pouvoir en place. Il faut, au contraire, pouvoir dénoncer les puissants.

LR : Quand on saisit votre nom sur internet, on voit tout de suite que des personnes appartenant aux réseaux de Manuel Valls (Laurence Marchand-Taillade, Caroline Fourest, etc…) vous vouent aux gémonies et vous critiquent vertement pour votre « complicité » avec les islamistes. C’est le dernier procès de Moscou à la mode et il y a beaucoup d’accusés. Et, en parlant de procès, cela n’a pas l’air d’une simple rhétorique, non ? Que pensez-vous de ces attaques ?

PB : Je dis souvent que lorsque je vois la liste de mes amis et celle de mes ennemis je suis aussi fier de l’une que l’autre. Mais, au-delà, les personnalités qui m’attaquent, refusent généralement assez lâchement le débat contradictoire, Il est plus facile de s’invectiver et de fuir la confrontation directe. Je propose constamment à ceux qui m’attaquent de débattre avec moi. Certains acceptent, quand d’autres, notamment ceux que vous avez cité, refusent, quand ils font l’effort de répondre. J’en conclue qu’ils ne sont pas certains de leur propre argumentation.

Qu’on l’appelle « islamophobie » ou « racisme antimusulman », il apparaît clair que certaines personnes qui n’ont fait que réclamer des droits égaux pour tous les citoyens français se retrouvent accusés d’être complices des islamistes. Généralement, parce qu’ils ont également revendiqué des droits pour les Palestiniens. Lorsque je me suis opposé à la guerre d’Irak, on m’a accusé d’être stipendié par Saddam Hussein. Je suis personnellement non-croyant, mais je reconnais à chacun le droit de croire ce qu’il veut tant qu’il ne vient pas m’obliger à faire comme lui. Il y a à la fois l’héritage des guerres coloniales, le soutien inconditionnel à Israël et une forme de racisme ordinaire, de la part de personnes qui estiment que les Arabes ou musulmans n’ont pas vocation à s’organiser de façon autonome. Il est donc pour eux cohérent qu’ils combattent ceux qui leur reconnaissent ce droit. Il devient difficile au XXIe siècle d’afficher sans complexe un racisme qui se cache derrière une vision, comme l’a si bien écrit Jean Baubérot, « falsifiée » de la laïcité. Ce dévoiement de la laïcité, qui fait de ce principe de liberté un motif d’interdiction, de surcroît à géométrie variable, a pour effet d’opposer les communautés, entre celles qui sont acceptées en tant que telles et celles qui sont combattues. Il contribue à conférer à la laïcité une image négative et à provoquer un climat national malsain.

LR :Que pensez-vous de la question de l’Islam en général et de ce qui se passe en France en particulier, autour de la question de la place des musulmans ?

PB : On voit bien que certains ont un problème avec l’islam et ne traitent pas les musulmans de la même façon que les autres Français. Il est d’ailleurs courant de considérer tout Arabe comme un musulman, même s’il est non croyant. Les discriminations envers les Arabes sont de toute ordre, donc bien plus importantes. Cela dit, la situation est moins grave qu’il y a trente ans. J’ai été au lycée Saint Exupéry de Mantes-la-Jolie dans les années 1970. Il n’y avait aucun Arabe. Ces derniers allaient au lycée technique. Ensuite, à l’université, je suis allé à Villetaneuse (Paris XIII). J’y retrouvais la même situation. Puis, devenu enseignement, j’ai vu au fur et à mesure les jeunes des quartiers commencer à s’inscrire à la faculté. Quand je retourne à Saint-Exupéry (je suis parrain du dispositif ZEP Sciences po), je vois bien que la diversité y est maintenant bien plus représentée. Il y a de plus en plus une classe moyenne supérieure qui revendique une place dans la société.

Les jeunes Arabes ne s’excusent plus et revendiquent leur place à la table de la République. Cela suscite des tensions chez ceux qui refusent les droits égaux, mais prouvent que les choses progressent, même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

LR : Quelle serait votre définition de la laïcité et, à votre avis, comment la faire vivre et la faire respecter dans notre pays ?

PB : C’est la liberté de croire ou ne de pas croire, le respect des croyances et non-croyances des autres. C’est aussi le vivre-ensemble. Pour la faire vivre et respecter, il faut revenir à ses fondamentaux et dénoncer les visions falsifiées, qui ne sont que le masque d’un racisme ordinaire.

LR : Voulez-vous rajouter quelque chose pour nos lecteurs ?

PB : J’espère être resté fidèle aux convictions de l’adolescent que j’étais. Je suis épidermiquement sensible à l’injustice et à l’hypocrisie.

Propos recueillis par Christian Eyschen