La Libre Pensée reçoit les docteurs Christophe Prudhomme, Jérôme Marty et Laurent Thines à propos du fichage des Gilets jaunes, des armes de répression (LDB, grenades de désencerclement…)

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9 juin 2019

Émission présentée par David Gozlan, Secrétaire Général de la Libre Pensée.

David Gozlan : Nous avons l’honneur de recevoir les docteurs Jérôme Marty, médecin généraliste, président de l’Union Française pour une Médecine Libre de Fronton, et Christophe Prudhomme, urgentiste, porte-parole de l’Association des Médecins Urgentistes de France à Bobigny, ainsi que le professeur Thines, neurochirurgien au CHU de Besançon, qui est en ligne avec nous.
Depuis maintenant près de neuf mois, le mouvement des gilets jaunes secoue le pays. Nous avons eu à faire à un président de la République qui d’abord a volontairement minimiser, puis a sorti l’arme du grand débat, pour finir par dire que tout le monde devait rentrer chez soi. A la suite des manifestations sur la loi dite travail, qui avaient déjà connu de violentes charges policières, nous sommes entrés dans une dimension nouvelle avec des blessés, des mutilés. Ces blessés se rendent naturellement dans les hôpitaux et sont pris en charge par le personnel hospitalier. Vous êtes signataires d’une pétition demandant l’arrêt du fichage des Gilets jaunes et autres manifestants, pouvez-vous nous expliquer votre démarche ? Docteur Marty ?
Dr Marty : On va demander d’abord à Christophe Prudhomme qu’il en parle car il faut rendre à César ce qui est à César : c’est lui qui a lancé la première alerte au mois de décembre. Nous on l’a relayée au mois de février et ça été très relayé par la presse, mais c’est lui qui a lancé les choses.
Docteur Prudhomme : Effectivement ce fichier on le connait. Il a été mis en place à la suite des attentats, c’et un fichier qui permet de recueillir les identités des victimes lors d’un événement gravissime (attentat, accident d’avion, de train) et qui a pour objectif de pouvoir permettre aux familles de retrouver d’éventuelles victimes. C’est la raison pour laquelle on relève les identités. C’est donc bien un fichier qui collecte les identités des patients. Pour nous cela pose problème parce que l’on accepte tout à fait cette démarche dans le cadre qui est définit par la loi. Par contre lors d’un mouvement social, pour nous c’est inacceptable. En tant qu’urgentistes, il y a une règle, valable pour tout médecin : on ne demande pas ses papiers à la personne que l’on soigne.

D.G. : oui vous n’êtes pas là pour ça.

Dr Prudhomme : On n’est pas là pour ça. On est là pour soulager la détresse. Et ce d’autant qu’il y a nécessité d’une relation de confiance. Et cette relation de confiance peut être rompue si effectivement on révèle l’identité. Cela fait partie du secret médical l’identité. Là le problème c’est qu’il y avait injonction des directions hospitalières sur ordre du gouvernement ! Et le gouvernement c’est la sécurité publique et donc le ministère de l’Intérieur. Pour nous ça pose problème.
Il doit y avoir une séparation entre le monde médical et le monde de la police. Quand il y a besoin de la police on fait appel à elle, se sont les affaires médico-judiciaires, mais on ne mélange pas au quotidien la police et la médecine. Il faut être clair sinon il y a rupture de cette relation de confiance avec les patients, ce qui peut être contreproductif. Si les patients ont peur de revenir à l’hôpital, en particulier sur des blessures oculaires, il peut y avoir un retard de prise en charge catastrophique avec une véritable perte de chances.
Quand nous avons découvert que l’on activait ce dispositif cela nous est apparu scandaleux. A l’hôpital, si non ne met pas cela sur la place publique, on va mettre la poussière sous le tapis ! Donc nous avons alerté tout de suite les médias pour que ça sorte et visiblement les pouvoirs publics étaient très embêtés et se sont enferrés dans le mensonge. Et quand on commence à mentir, un mensonge peut justifier le mensonge précédent et là ils sont au fond du trou.

D.G. : Plus d’une centaine de médecins ont signé cet appel.  Dr Marty, votre démarche a été, je pense, similaire à celle du Dr Prudhomme, mais quand il dit « il y a une mise en relation » cela veut dire que tous les services de police, ou de justice car à terme il y a aussi la question de la justice si la police instruit, peuvent être saisis de ce fichier ?

Dr M. : oui c’est dans la loi. Le ministère de l’Intérieur et le Ministère de la Justice peuvent utiliser ce fichier. On ne dit pas qu’ils l’on fait mais ils peuvent le faire. Et rien que ça ouvre à toutes les dérives. Il y a eu un dévoiement de l’utilisation de ce fichier, comme l’a dit Christophe Prudhomme. C’est normalement utilisé dans des circonstances extrêmement particulières et là on n’était pas dans des circonstances extrêmement particulières on était dans ce que j’ai appelé des « circonstances continues » puisque après 23 samedis de gilets jaunes on ne peut plus parler de circonstances particulières. Ce sont des circonstances continuent. Et comme il le dit cela touche tout le monde, tous les médecins, généralistes, spécialistes de ville, hospitaliers ou urgentistes, on est tous touchés par ça parce que l’on touche aux valeurs mêmes de la médecine, au socle de la médecine qu’est le secret médical, la déontologie, l’éthique et on ne peut pas accepter que l’on dévoie à la fois nos valeurs et que l’on dévoie l’utilisation d’un fichier pour aller bafouer le secret médical, utiliser à des fins politiques, judiciaires, que sais-je, des renseignements sans le consentement du patient. On n’a jamais demandé aux patients quels qu’ils soient, on ne leur a jamais dit « attention vous risquez d’avoir votre nom là et il risque d’être potentiellement exploité par une administration qui n’est pas l’administration sanitaire ». Là nous sommes totalement à côté de notre mission et les médecins se sont élevés contre ça à juste raison.

D.G. : La ministre Agnès Buzyn a déclaré : “Il n’y a en aucun cas de fichage, je me fiche de savoir si ce sont des manifestants, des forces de l’ordre, des journalistes ou des passants“, a-t-elle lancé rappelant que la SI-VIC est “un système purement administratif qui permet de repérer les victimes et de mieux les orienter“. Qu’en est-il et que pensez-vous du discours des pouvoirs publics ?

Dr M. : Madame Buzyn ment. C’est grave parce qu’elle est médecin. Se serait un politique non médecin … mais elle est médecin ! C’est catastrophique ! Sa défense ne tient pas. La définition d’un fichier c’est de relever un certain nombre d’éléments de manière systématique. Quand ces éléments sont les identités, ça s’appelle un fichage. Voilà ! ça c’est du français. Le terme fichage peut avoir une connotation positive ou négative mais là il n’y a aucune raison d’activer ce fichier civique lors d’un mouvement social. D’ailleurs les arguments utilisés par Mme Buzyn ou le directeur général de l’assistance publique sont de bas étages et ne correspondent pas à la réalité de notre quotidien. Monsieur Martin Hirsch, Directeur de l’Assistance Publique, a commencé à expliquer qu’il avait besoin d’activer ce fichier parce qu’il y avait une suractivité et qu’il fallait qu’il puisse analyser cette suractivité pour pouvoir mettre les moyens en conséquence dans les services d’urgences. On relève quotidiennement grâce à l’informatique notre activité en temps réel : on sait combien on a de patients dans le service d’urgences, combien il nous reste de lits etc. C’est en continu, à disposition de l’Agence régionale de santé, on l’utilise pour tous les événements sanitaires (grippe, canicule etc.) pour effectivement adapter les effectifs.
Vous savez, hormis deux ou trois manifestations sur les 23 journées « Gilets jaunes » où il y a eu un peu plus d’activité, en particulier la manifestation en décembre où nous avons été surpris par le nombre de blessés, il n’y a pas eu de catastrophe sanitaire. Donc la justification d’activer ce dispositif n’est pas valide.
Ce qui est grave c’est l’accumulation de mensonges. Ça c’est catastrophique quand se sont des politiques qui essaient de justifier l’injustifiable face à des valeurs qui sont des valeurs de société. Les valeurs de déontologie et d’éthique sont des valeurs qui fondent la qualité d’une société.

Dr P. : Il faut rappeler les atermoiements que l’on a vécu. On a eu quand même un directeur de l’APHP qui nous a dit au départ qu’il n’utilisait pas ce fichier. On lui a prouvé que oui. Il a dit qu’il l’utilisait mais que ce n’était pas nominatif. On lui a claqué les copies d’écrans venant de ses services sur lesquelles il y avait injonction de ne pas oublier de prendre les données nominatives. Il a acquiescé. Il a dit qu’i n’y avait pas d’éléments médicaux. On lui a claqué les photos d’écrans avec les éléments médicaux et il a fini par nous dire que c’était l’erreur d’un stagiaire !
Tous cela n’est pas sérieux ! Si le sujet n’était pas si grave il prêterait à en rire. Malheureusement comme le dit Christophe Prudhomme c’est un sujet qui est extrêmement grave. On a une Ministre qui est médecin, elle sait que cela bafoue le secret médical et elle se réfugie derrière une espèce d’utilisation administrative qui serait normale. Non ce n’est pas normal.

D.G. : Concernant les manifestations, certains ont parlé de scènes de guerre. D’autres ont parlé d’armes de guerre utilisées par la Police. Je me tourne vers le Professeur Thines.
Vous êtes neurochirurgien au CHU de Besançon et vous avez mis en ligne une pétition pour demander à terme l’arrêt des flash-ball, LBD, grenades lacrymogènes ou de désencerclement dans les manifestations. Dans votre pétition il y est écrit : « Un projectile de type LBD4O, par exemple, lancé à plus de 90m/sec (324 km/h) a une force d’impact de 200 joules : c’est comme si on vous lâchait un parpaing de 20kg sur le visage ou la tête d’une hauteur de 1m ! ».
Professeur Thines, pourquoi avoir lancé cette pétition, où est-ce que vous en êtes et avez-vous une réponse des pouvoirs publics ?

Professeur Thines : Merci pour votre invitation. On a de la chance aujourd’hui car tout le panel de la profession est représenté avec un médecin généraliste, un urgentiste et un chirurgien !
Nous ce que l’on dit en tant que soignants, et c’est ce que j’ai voulu relayer au travers de cette pétition, c’est que nous sommes légitimes pour nous insurger contre l’usage d’armes de guerre, puisque ces armes sont classifiées par toutes les conventions comme telles. D’ailleurs on a vu un député suisse qui a lancé une motion dans son propre pays pour interdire l’exportation de ces armes en France puisqu’elles sont utilisées contre des citoyens et non pas sur des terrains de guerre.
Nous ce que l’on dit en tant que soignants, c’est qu’au nom de notre déontologie, en particuliers les articles 2 et 12 du code de déontologie médicale, on est tout à fait légitime pour alerter la population sur une menace de santé publique qu’est cette épidémie de mutilations à répétition que l’on voit tous les samedis. C’est pour cela que l’on prend la parole, pour éveiller la conscience de vos auditeurs sur cette problématique. Il y a plus de 220 blessés graves par l’utilisation de ces armes que sont les lanceurs de balles de défenses, les grenades de désencerclement et même les grenades lacrymogènes. Il y a eu 5 personnes amputées, 24 personnes éborgnées et même un décès suite à un tire de lacrymogène dans le visage.

D.G. : Quand vous dites 220 blessés graves se sont des chiffres que même le ministère reconnait. On n’est pas dans la surenchère d’un côté ou de l’autre ?

P Th. : Ce n’est pas de la surenchère et je vais même vous dire que ces chiffres sont sous-estimés compte tenu du fichage des manifestants et des pressions politiques qui s’exercent sur les manifestants. Il y a beaucoup de personnes, et j’ai moi-même été contacté sur les réseaux sociaux par un certain nombre de personnes qui étaient blessées, qui n’osent pas se rendre à l’hôpital.
Ces chiffres sont des chiffres sous-estimés que l’on peut retrouver sur des médias alternatifs comme « Allo place Beauvau » de David Dufresne, et qui sont des chiffres assez concordants qui relèvent les mêmes données. Il y a plus de 2000 manifestants qui ont été blessés, 2 400, et parmi ceux-là 220 blessés par ces armes sublétales pour lesquelles on appelle à leur interdiction au travers de cette pétition des soignants pour un moratoire autour de ces armes moins létales. Ce sont des armes létales en soient et qui sont utilisées à des fins politiques, on l’a bien vu ces derniers mois. Ce qui est inacceptable. En tant que médecins nous sommes scandalisés de voir des concitoyens mutilés chaque semaine.

D.G. : On pourrait être étonné qu’il n’y ait pas plus de blessés graves ou même de morts avec l’utilisation de telles armes. Est-ce qu’avec cette pétition vous avez eu un retour du gouvernement ? Est-ce qu’ils prennent la mesure de ce qu’ils utilisent ?

Pr Th. : Quand vous dites qu’il n’y a pas eu tant de blessés que ça …

D.G. : Non, je dis qu’il y aurait pu y avoir beaucoup plus de morts et de blessés graves.

Pr Th. : oui mais c’est un chiffre quand même inédit quand on voit qu’il y a eu plus de blessés qu’en Mai 68 pendant ces semaines de manifestations de gilets jaunes. Je pense que c’est quand même assez inédit.
Pour ce qui est du positionnement de notre gouvernement, on a encore entendu, je dirais malheureusement cette semaine, Monsieur Nuñez qui se félicite de l’usage de ces armes et de la bonne gestion des manifestations par les forces de l’ordre qui sont sous sont commandement. Quand on voit qu’il y a eu plus de 220 blessés graves, plus de 2400 manifestants blessés et plus de 1700 policiers blessés, je ne pense pas que l’on puisse se féliciter et s’enorgueillir d’un tel bilan. Je crois même que dans ces conditions le gouvernement et le ministère de l’Intérieur devraient vraiment se poser des questions sur sa légitimité.

D.G. : Eux ne vous ont toujours pas répondu sur quoi que ce soit ?

Pr Th. : J’avais alerté le Défenseur des droits, Monsieur Toubon, qui m’a répondu qu’il prenait en compte ma requête. Maintenant on voit bien que ce soit à l’échelle des armes sublétales, que ce soit à l’échelle du fichage des manifestants, ou puisque l’on est en train de parler de médecine, à l’échelle de la qualité des soins et de la souffrance des soignants à l’hôpital – et on le voit à travers la grève des urgences – on voit bien que notre gouvernement est dans un dénie total, dans une surdité et dans une fuite en avant qui est extrêmement inquiétante.

D.G.: Professeur Thines je vous remercie. On va revenir pendant 20 secondes sur cette actualité : les urgences sont en grèves. Je me tourne vers le Dr Prudhomme qui est un peu au centre de cette bataille. On a un peu halluciné aujourd’hui, jour d’enregistrement de l’émission, puisque l’on a vu des médecins, des infirmières, des aides-soignantes, que l’on est allé chercher chez eux pour combler les trous et manques du fait de cette grève. On en est où ?

Dr P. : on est face à un gouvernement autoritaire qui refuse tout dialogue avec des salariés qui aujourd’hui protestent avant tout contre le fait qu’ils n’arrivent pas à prendre en charge les patients en toute sécurité. C’est quand même grave ! Ils réclament pour eux, mais surtout pour leurs patients. Que l’on est en face un gouvernement autoritaire et qui ne répond pas et bien je trouve cela un peu scandaleux.

Dr M. : Il y a une phrase dans la pétition qui dit que le médecin n’a pas vocation à obéir. Mais c’est valable pour tous les soignants. Dans des circonstances comme celles-ci qui font prendre des risques à la fois aux médecins et aux patients, les médecins et les patients n’ont pas vocation à obéir et leur rôle dans leur indépendance c’est de savoir se lever et dire non. C’est ce que font nos confrères aux urgences et il faut les saluer pour ça.

D.G. : Je vous remercie tous les trois pour cette émission.
Je vous informe d’une réunion à l’initiative de la Libre Pensée le 11 juin à la Bourse du Travail de Paris, autour du livre sur les gilets jaunes qui vient sortir.

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