L’Etat, l’argent et les cultes de 1958 à 1987, de Jean-Pierre Moisset : un livre utile et nécessaire

Pour nous suivre

ncontestablement cet ouvrage fera date, tant il manquait jusqu’à présent. La Libre Pensée y est mentionnée, ainsi que l’IRELP (Institut de Recherche et d’Etude de la Libre Pensée), où l’auteur est allé chercher des informations. Il est frappant de constater que, si la période de 1990 à aujourd’hui avait été le sujet de recherche et d’étude, alors nul doute que la Libre Pensée aurait été mentionnée à quasiment chaque page, tant l’action juridique de notre association a beaucoup contribué à forger une nouvelle jurisprudence entre le Droit et la Laïcité.

Des gens bien « intentionnés » ont fait une moue dubitative sur les Arrêts du Conseil d’Etat que nous avons obtenu sur la question des crèches dans les bâtiments officiels de la République. En lisant cet ouvrage, certains vont tomber de leurs chaises « d’arbitres » pas très impartiaux, il suffit de lire les Arrêts antérieurs dudit Conseil d’Etat pour voir, objectivement, ce qui a été obtenu par la Libre Pensée. Mais « ils avaient des yeux, ils ne savaient pas voir ; ils avaient des oreilles, mais ils n’écoutaient pas. » Par contre, leur langue a bien servi pour débiter des contrevérités au kilomètre.

L’auteur a eu entièrement raison de travailler sur la période 1958 à 1987. Il montre à l’évidence que la Ve République a confirmé, en l’aggravant, les bases du Régime de Vichy dans les relations entre l’Etat et les cultes. Jean-Pierre Moisset analyse l’opération de recléricalisation en trois coups, mais on n’en est pas encore à Echec et Mat.

L’Eglise a sonné les trois coups

Le premier coup porté est l’ordonnance du 31 décembre 1958 réduisant le droit de mutation sur les acquisitions immobilières à titre onéreux applicable aux associations cultuelles. Le 30 décembre 1958, Antoine Pinay fait décider que les taxes fiscales pour l’achat des terrains pour bâtir des églises vont passer de 23% à 3%. Le deuxième coup est plus connu, c’est celui de la loi Debré du 31 décembre 1959. Le troisième fut celui de la loi sur le mécénat le 23 juillet 1987, dont les dispositions avantageuses et dérogatoires furent étendues aux associations cultuelles (1905) et religieuses (1901).

La complicité du pouvoir gaulliste, puis « socialiste », est bien visible dans cet ouvrage, même si la tactique des cléricaux était de ne pas faire de publicité sur leurs mauvaises actions contre la laïcité antilaïques. Il s’agissait de « positiver » discrètement la laïcité au profit de l’Eglise. Plus tard, c’est Nicolas Sarkozy qui théorisera la « laïcité positive ». Emmanuel Macron est chargé de porter le dernier coup : « réparer le lien entre l’Eglise et l’Etat » (Discours aux Bernardins). Mais là, cela se corse et les Athéniens risquent de ne rien atteindre non plus, notamment grâce à la Libre Pensée.

Le premier coup va se porter sur la question de l’urbanisme. A la sortie de la guerre, il faut construire et rebâtir, c’est aussi la création de la « banlieue » et des quartiers. Un quartier, c’est une portion entre 1 500 et 2 000 logements, la question va donc se poser de l’évangélisation et de la construction des églises.

De Pétain à Macron

On va toucher là à quelque chose qui diffère fondamentalement des autres religions, et même de la Franc-Maçonnerie. Pour l’Eglise catholique, les églises, chapelles, cathédrales, les bâtiments religieux sont « sacrés », c’est-à-dire qu’ils sont « consacrés ». Pour les autres religions, et aussi pour la Franc-Maçonnerie, c’est la cérémonie qui est sacrée. Le sacré disparait après la cérémonie. Pour l’Eglise catholique, c’est le clocher qui fait la paroisse. D’où cette rage de bâtir. Ce n’est pas un hasard si l’atteinte principale du Régime de Vichy est la loi du 25 décembre 1942 qui porte sur les aides financières pour les bâtiments. Ce n’est pas non plus un hasard si les attaques contre la loi de 1905, tentées par Emmanuel Macron, portent aussi précisément sur la question immobilière pour aider les associations cultuelles en matière de bâtiments.

S’il était normal que les bâtiments religieux construits avant la loi de 1905 soient exonérés de la taxe foncière et de la contribution mobilière (c’est la « chose » publique qui en est propriétaire), des dispositions, entre les deux guerres, vont être prises pour étendre ces dispositions fiscales aux bâtiments religieux construits après 1905. C’est une violation du principe de non-financement public des cultes.

A partir de 1955, l’urbanisme officiel va intégrer les besoins de constructions des édifices religieux. La Caisse de Dépôts et de Consignations va progressivement se porter garante des emprunts religieux et va même financer directement leurs constructions. En 1961, la loi autorise la garantie publique pour la construction des édifices cultuels.

Une fois le Général de Gaulle au pouvoir, la symbolique religieuse ne va pas manquer. La première séance de l’Assemblée nationale en 1958, issue du coup d’Etat du 13 mai 1958, est présidée par le député-chanoine Kir qui, dans son discours (son homélie ?), en appelle à l’aide de Dieu pour la Ve République. Juste avant le vote de la loi Debré, le gouvernement fait voter la loi du 28 décembre 1958 qui renforce les faveurs des dons et des legs au profit des associations cultuelles qui deviennent de fait « d’intérêt public », avec tous les avantages fiscaux à la clé.

Une remise en cause permanente et soutenue de la loi de 1905

Le 15 mai 1962, le Conseil d’Etat émet un avis favorable pour permettre la déduction fiscale des dons et des legs aux associations cultuelles en s’appuyant sur la loi de Vichy de 1942. Il donne son onction à la loi du 28 décembre 1958. On admirera le raisonnement, ce n’est pas une subvention déguisée aux cultes, puisque la « remise fiscale » s’applique aux donateurs et pas aux cultes ! Ignace de Loyola : sors de ce corps !

Le 7 janvier 1966, la Direction générale des Impôts édite une circulaire (La Martinière) qui, par une astuce sur le Denier du culte et les 30% des frais professionnels, considère ce Denier comme seul revenu des prêtres en excluant les frais de messes qui sont très lucratifs. Les prêtres deviennent donc non-imposables. La DGI décide de ne pas rendre publique cette circulaire et l’Eglise la cache. L’auteur de l’ouvrage commente : « L’Etat gaulliste donne un petit coup de pouce, mais il ne veut pas que cela se sache. » L’auteur note aussi : « Même la Libre Pensée ne s’en émeut pas ». Aujourd’hui, cela ne se passerait pas dans le silence, c’est une évidence.

Puis viennent les décrets d’application du 24 septembre 1968 qui exonèrent de la taxe locale d’équipement les constructions dédiées à l’exercice public du culte. La loi du 31 décembre 1969 applique « le taux sur les immeubles affectés à l’exercice public du culte et sur les locaux annexes nécessaires à cette activité ; aux livraisons à soi-même portant sur ces immeubles et locaux annexes ».

Les chiffres éclairent au mieux la recléricalisation de l’espace public. Entre 1945 et 1965, 898 églises et chapelles sont construites, 2 000 sont restaurées sur fonds publics. Dans le Nord-Pas de Calais, les Houillères ont financé la construction des églises. A la Libération, les Houillères sont nationalisées. Elles veulent vendre « leurs » églises aux associations diocésaines, qui n’ont pas les moyens de les réparer. Le gouvernement Pompidou/Chaban va payer 90% des réparations avant la vente.

Mais plus les bâtiments religieux fleurissent, moins il y a de prêtres pour les remplir. Il y a 5 279 séminaristes au Grand Séminaire en 1963 et 4 536 en 1966. La baisse tendancielle du taux de curés s’applique avec férocité.

Et vint le deuxième coup : la loi Debré

Son contenu est bien connu. Mais l’auteur analyse des choses moins connues. Auparavant, les fonds paroissiaux finançaient aussi l’enseignement catholique. La manne de la loi Debré va permettre à ces fonds de financer davantage le culte, puisque la loi Debré va les décharger de cette tâche pour l’enseignement. Le 23 décembre 1960 est offert la garantie de l’Etat aux travaux pour les écoles privées, techniques et professionnelles. Cinq ans plus tard, cela sera étendu à tout le privé catholique.

Le 24 septembre 1968, puis le 27 août 1970, des lois vont exclure de la taxe d’équipement, les constructions de l’enseignement privé, des congrégations, des associations cultuelles et des « conseils de fabrique » en Alsace-Moselle.

Même la Sécurité sociale dut remplir la sébile

Lors de la loi de généralisation de la Sécurité sociale, l’épiscopat catholique refuse l’intégration des prêtres et religieux dans le Régime général des Travailleurs salariés. L’Eglise obtient un régime particulier, mais financé, au nom de la compensation des régimes, par les travailleurs. Que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche. Une main dépense, une main ramasse. Et cela avec l’accord du PCF et du PS.

Va donc être créée la CAMAC (Assurance maladie) et la CAMAVIC (Retraites) qui fusionneront ensuite par la loi du 27 juillet 1999 dans la CAVIMAC. Mais quid des prêtres et des religieuses qui ont jeté la robe de bure dans le fossé ? L’Eglise refuse de les aider à leurs retraites. La charité chrétienne a beaucoup de limites. Les « défroqués » crient à l’injustice : pour les mêmes cotisations, certains ont deux à trois fois moins, car les ex sont interdits d‘aide par l’épiscopat.

Ils fondent alors, en 1978, l’Association pour une Retraite Convenable (APRC). La Libre Pensée récemment fera une déclaration commune avec elle pour soutenir son action. Le PS les soutiendra quand il était dans l’opposition, il oubliera complètement ses engagements une fois arrivé au pouvoir.

L’Eglise refuse de modifier sa position pour les ex, car cela serait encourager les apostats futurs. Le scandale est partout, dans l’inégalité de traitement des cotisants, mais aussi dans le régime particulier des cultes qui n’est pas géré comme les autres régimes particuliers, soumis à la règle du paritarisme. Là, l’Eglise détient tous les postes de commandes et elle est ultra-majoritaire. Tous les gouvernements de « droite comme de gauche » soutiennent ces iniquités.

En 1987, l’Union nationale se réalise par l’article 2 de la loi du 30 juillet 1987 qui supprime l’obligation d’équilibre des régimes particuliers par des recettes propres. Les cotisations des travailleurs vont nourrir allégrement le peuple clérical.

L’Eglise fait aussi face à l’arrivée des « religions minoritaires » qui veulent adhérer à la CAMAC et à la CAMAVIC. Le monopole de l’Eglise catholique est menacé. Le Conseil d’Etat va donc, dans les années 1980, privilégier les religions «établies » contre les « cultes minoritaires », baptisés « sectes »  pour mieux les discriminer. La Direction de la Sécurité sociale soutiendra totalement l’Eglise contre l’affiliation des cultes minoritaires.

Le troisième coup en 1987

L’auteur termine son analyse par la loi sur le mécénat du 23 juillet 1987. Le pouvoir (alors sous la première cohabitation) va instrumentaliser Coluche et les Restaurants du cœur pour une opération de bien mauvaise aloi. La Droite, comme la Gauche, appellent le bon peuple à cracher au bassinet : « le portefeuille au service du cœur ». Dans l’escarcelle de la charité publique, des dispositions sont intégrées au service des dons aux associations cultuelles et au Denier du Culte. La Libre Pensée dénoncera régulièrement cette opération cléricale.

La Conférence des Evêques de France n’aura plus alors, en toute logique, en décembre 1987, qu’à demander que l’Eglise catholique reprenne toute sa place dans le débat public, c’est la revendication de la recléricalisation de la société. Emmanuel Macron lui répondra plus tard par son discours sur « la réparation du lien entre l’Etat et l’Eglise ».

En conclusion, Jean-Pierre Moisset cite le constat lucide de Philippe Portier (qui participe régulièrement à nos colloques) : « Ce ralliement catholique à la laïcité républicaine ne vaut pas adhésion aux principes philosophiques qui l’ont initialement fondée ». De même, comment ne pas partager cette interrogation : « Les obstacles dressés devant l’édification de lieux de culte musulmans ne menaceraient-ils pas davantage la laïcité que les voiles portées par les simples usagères d’un service public ? »

La Libre Pensée n’entend pas jeter la proie pour l’ombre. L’avenir le montrera prochainement.

Christian Eyschen

L’Etat, l’argent et les cultes de 1958 à 1987 par Jean-Pierre Moisset – Presses Universitaires de Rennes – 361 pages – 26€