Entretien de l’IRELP avec Razika Adnani (Ecrivain, Philosophe et Islamologue)

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IRELP : Pourriez-vous vous présenter s’il vous plait ?

Razika Adnani : J’ai fait des études de philosophie et ai commencé ma carrière en tant que professeur de philosophie. En tant que professeur, j’ai écrit des manuels philosophiques pour les élèves de terminale, qui contiennent chacun un dictionnaire de philosophie.

Je n’ai jamais pensé, à l’époque, que j’allais me lancer dans la pensée musulmane, l’étude de l’Islam. Mais c’est la pression de l’histoire, si je puis dire, étant donné que l’Algérie a connu des moments très difficiles avec la montée du fondamentalisme, mais surtout du terrorisme. A l’époque il fallait que je commence à comprendre toute seule ce qui se passait autour de moi et à comprendre aussi l’Islam. Je voulais faire ma propre recherche, donc j’ai commencé à travailler sur l’Islam. Je me suis penchée sur les livres.

Début 2000, quand l’Algérie est sortie du terrorisme, on s’est rendu compte très vite que, sur le plan social et culturel, ce sont les fondamentalistes qui ont gagné, car la société était complétement tournée vers le traditionalisme, le fondamentalisme, l’Islamisme. J’ai quitté l’enseignement en 2005 pour me consacrer entièrement à la recherche et à l’écriture. J’ai publié mon premier livre sur la pensée musulmane, en arabe, en 2011. Ce livre, je l’ai intitulé « Le blocage de la raison dans la pensée musulmane », car la question que je me suis posée dès le départ, c’est pourquoi il y avait autant de blocages de la raison, de la pensée, de la réflexion au sujet de l’Islam. Personnellement, je voyais qu’il y avait beaucoup de contradictions dans le discours religieux, mais il y avait aussi cette impression que les musulmans ne voulaient pas se poser de questions, malgré ces contradictions. Je me suis donc posée cette question : pourquoi ? Pourquoi cette incapacité de se remettre en question ? Pourquoi cette incapacité de raisonner, quand il s’agit de la religion ?

C’est pour cela que j’ai intitulé mon livre « Le blocage de la raison dans la pensée musulmane ». En 2013, j’ai publié un autre livre, mais là je suis revenue à la philosophie, à la sociologie, à la société d’une manière générale. J’ai abordé la question de la violence d’autrui, la relation à l’autre, la modernité, l’éducation, l’histoire.

En 2015, la France était frappée par une succession d’actes terroristes et à ce moment-là j’ai pensé créer un autre livre sur l’Islam sorti en 2017 intitulé « Islam : quel problème ? Les défis de la réforme ». Cette année, au mois d’août, c’était un livre sous forme d’entretien intitulé « Laïcité et Islam mission possible ? ».

IRELP : On dit souvent que l’Islam est incompatible avec la laïcité et la démocratie. Pour la Libre Pensée, nous pensons que par nature toutes les religions monothéistes le sont et que c’est la société qui impose le respect de ces principes. Qu’en pensez-vous ?

R.A. : En effet, l’Islam telle que les musulmans la pratique, est une religion qui ne sépare pas le politique du religieux et cela depuis l’an 622 lorsque le Prophète a émigré de La Mecque vers Médine. Cependant, il est important de souligner que les musulmans, vers le VIIIe siècle, se sont interrogés sur ces deux dimensions de l’Islam : la dimension juridique et sociale et la dimension spirituelle. Il y a eu des débats, des controverses et des disputes au sujet de ces deux dimensions de l’Islam. D’une part, il y avait ceux qui voulaient que l’Islam soit uniquement une dimension spirituelle et d’autre part ceux qui ne concevaient pas l’Islam sans sa dimension sociale.

Vers le XIIIe siècle, ce sont ceux qui ne dissociaient pas ces deux dimensions spirituelles et sociales qui ont gagné la bataille intellectuelle. Y compris les soufis, qui étaient pour un Islam spirituel, ont fini par accepter l’importance de la Charia.

Il est important aussi de rappeler qu’aux 19e et 20e siècles, les musulmans ont entamé une séparation, une sécularisation de l’Islam c’est-à-dire une séparation de la dimension sociale de la dimension spirituelle, mais les conservateurs encore une fois ont réagi. Ils ont réagi en mettant en place deux principes : le premier dit que l’Islam est dogme et charia et le second dit que l’Islam est religion et Etat. Ces deux principes ont marqué le 20e siècle. Les générations du 20e siècle et du début du 21e sont marquées par ces deux principes. Ce qui fait qu’aujourd’hui pour la grande majorité des musulmans, ils ne séparent pas le spirituel de la dimension sociale.

L’Islam aujourd’hui, tel que les musulmans le conçoivent et d’une manière générale, est incompatible avec la laïcité, étant donné que la laïcité est une séparation entre le politique et le religieux. Cependant, je dirais que cette séparation est possible si les musulmans le veulent vraiment. S’ils veulent séparer la dimension spirituelle de la dimension sociale, cela est possible. C’est pour cela que je parle de la réforme de l’Islam.

Dans mon travail dont je vous ai parlé pour le livre sorti en 2014, j’ai présenté cette question de la définition de l’Islam comme une question fondamentale dans la pensée musulmane, vu l’influence qu’elle a sur la trajectoire de l’Islam, sur ce que l’Islam est devenu aujourd’hui.

Cette question est importante. Il est indispensable, encore aujourd’hui, que l’on se penche sur cette question pour envisager et arriver à une séparation entre le spirituel et le social. J’aimerais ajouter juste un point. L’Islam, avant l’émigration du Prophète de La Mecque vers Médine, il n’y avait pas la dimension juridique à La Mecque. Il n’y avait que la dimension spirituelle. Il y a donc une partie de l’histoire de l’Islam où il était uniquement spirituel !

IRELP : C’est très important. Si on ne périodise pas l’histoire d’une religion, l’histoire des religions, les choses deviennent incompréhensibles et sont fermées. On pourrait d’un certain point de vue faire la même grille de lecture avec l’histoire du protestantisme. On voit bien qu’il y a des tentations étatiques ou politiques, Calvin par exemple, et d’autres sont totalement différents.

Vous avez indiqué à un moment de votre intervention, et je vous en remercie, la question d’une réforme de l’Islam. Nous aurions tendance à penser que c’est une question extrêmement importante, parce que certains expliquent que toute réforme de l’Islam est impossible ou plus exactement qu’elle a existé et qu’elle aurait échoué et qu’à partir de là tout regard critique des musulmans vis-à-vis de leur religion serait impossible. Ce n’est pas autre chose que vouer aux gémonies une partie considérable de l’Humanité. Nous sommes assez sceptiques, assez dubitatifs, assez rétifs à une telle hypothèse, suivant laquelle toute réforme de l’Islam serait impossible. Qu’en pensez-vous ?

R.A. : Moi je plaide pour une réforme de l’Islam, donc je pense qu’elle est possible. Premièrement, c’est l’être humain qui sait ce qu’il veut faire des textes. Deuxièmement, il faut savoir que l’Islam a connu plusieurs réformes au cours de son histoire. Il y a eu des réformes du VIIIe au XIIe siècle. L’Islam est parti au contact de l’autre donc il s’est réformé, il s’est adapté à de nouvelles cultures. On parle surtout du 19e, début 20e, la plus importante, car elle avait comme objectif de faire de l’Islam une religion plus adaptée à la civilisation nouvelle. Cette réforme a connu un échec vers la fin de la première moitié du 20e siècle. Aujourd’hui, je parle d’une réforme de l’Islam.

Evidemment, quand on parle d’une réforme de l’Islam il faut d’abord préciser de quelle réforme on parle. Personnellement dans mon livre je précise que pour moi, c’est une réforme qui est orientée vers l’avenir. Car quand on parle de réforme de l’Islam, notamment en langue arabe, le terme de réforme c’est « iislah » qui veut dire réparation. C’est un terme qui renvoie au passé. C’est une réforme qui a pour objectif de retrouver l’Islam des premiers musulmans. Ce n’est pas celle qui nous intéresse aujourd’hui. Personnellement, je parle d’une réforme orientée vers l’avenir, qui aidera les musulmans, mais aussi l’Humanité à faire face aux enjeux actuels et ceux de l’avenir.

Quand on parle de réforme de l’Islam il est important de préciser comment procéder. Pour moi, c’est un point très important. Beaucoup de penseurs parlent de réforme, mais quand on regarde leur travail de près, on voit que leur travail est très limité ou bien c’est une réforme superficielle, qui ne va pas au bout de la réforme dont l’Islam a besoin. Moi je parle de réforme de l’Islam et surtout comment procéder, comment faire pour que cette réforme soit possible. Evidemment, je pense qu’aujourd’hui, si on veut penser l’avenir de l’Humanité et l’avenir de beaucoup de sociétés où l’Islam est une religion soit importante, soit dominante, il est indispensable que l’on regarde l’Islam avec un œil nouveau, un œil qui lui permettra de se réformer.

IRELP : Regarder l’avenir de l’Humanité est effectivement un programme ambitieux, optimiste, plein d’humanisme. Cela nous amène à une interrogation : un certain nombre de personnes pensent qu’en appeler à une « phobie » religieuse serait une manière de faire avancer la laïcité. Qu’en pensez-vous ?

R.A. : Je ne pense pas du tout que faire appel aux phobies religieuses puisse aider à faire avancer la laïcité. Pour moi, la laïcité est l’expression de la maturité humaine. Je dirais que la laïcité, c’est l’intelligence et la raison qui s’expriment. C’est le triomphe de l’intelligence et de la raison. Or, la phobie est une peur démesurée. C’est donc l’absence de discernement et de raison. Je ne pense pas que les passions aideront la laïcité à avancer. Moi je pense que c’est la loi qui aidera la laïcité à avancer et il faut que la loi soit forte.

Aujourd’hui en France, j’ai l’impression que la loi n’est pas assez stricte, pas assez forte devant certains comportements qui portent atteinte à la laïcité. Il faut que la loi soit forte, mais je pense que la loi seule ne suffit pas. Et je parle notamment de l’Islam. Etant donné que pour beaucoup de musulmans, l’Islam ne sépare pas le politique du religieux, ne sépare pas l’organisation de la société de la spiritualité, là on a besoin de la loi, certes, mais on a besoin d’une éducation civique qui apprenne aux jeunes et aux moins jeunes, les règles, les valeurs pour porter un nouveau regard sur l’autre, un regard plus positif qui aide à un vivre ensemble plus apaisé, mais aussi le deuxième volet de l’éducation c’est la réforme de l’Islam. Il est important que l’on aille vers cette réforme de l’Islam qui permette aux musulmans d’être musulmans, mais d’avoir un comportement compatible avec la laïcité, avec la modernité, avec la nouvelle façon de vivre aujourd’hui, car nous vivons de plus en plus au contact de l’autre. Au 20e siècle les musulmans vivaient plus entre eux, aujourd’hui on vit plus avec l’autre. Cela ne concerne pas que les musulmans d’Occident. Cela concerne aussi ceux qui vivent dans des pays musulmans, car le contact avec l’autre se fait aussi via les moyens de communication. Il faut aussi rappeler qu’au sein de l’Islam, il y a plusieurs Islams. Que dans ces pays les individus ne sont pas tous musulmans, ce qui crée de plus en plus de tensions, car il y a des revendications pour plus de libertés, mais pour cela, il faut certaines réformes. Il faut déjà que l’État soit l’État de tous. Et pour qu’il soit l’État de tous, il ne faut pas qu’il se réclame d’une religion quelle qu’elle soit.

Je pense qu’il faut une loi forte, une éducation qui nous apprenne les règles que la société nouvelle nous impose et une réforme de l’Islam.

IRELP : Merci beaucoup ! Cette question d’une loi forte pose automatiquement la question de qui fait respecter la loi et on pense nécessairement au discours d’Emmanuel Macron aux Bernardins, expliquant qu’il fallait réparer le lien entre l’État et l’Église. Nous sommes à des années lumières de la loi de 1905 et le problème est que celui qui a vocation à faire respecter la loi, ne la respecte pas lui-même. Cela nous met dans des situations extrêmement difficiles et vous avez raison à partir de là, d’insister sur la dimension éducative, la dimension individuelle, ce que nous appelons dans notre jargon « l’auto-éducation ». Le fait que chacun puisse être amené par ses propres connaissances, par sa propre réflexion, par ses échanges avec les autres, à avancer dans cette situation.

La Fédération Nationale de la Libre Pensée, et l’IRELP travaille avec elle, organise tous les deux ans maintenant, une discussion sur ce que l’on appelle « une question à l’étude ». Cela contribue peut-être à l’éducation dont vous parliez. J’aimerais vraiment avoir votre avis sur la question suivante : la mairie de Paris organise chaque année l’IFTAR, le repas de clôture du Ramadan. Premier cas : il y a un simple repas dans une salle municipale, sans prière ni cérémonie religieuse. Les religieux sont vêtus comme ils le souhaitent, cela ne se discute pas, l’habit est libre en république. La présence d’Élus est-elle compatible avec la laïcité ? Cette initiative s’apparente t’elle à une activité culturelle ? Ce n’est pas une question simple, mais j’aimerais vraiment votre point de vue là-dessus.

R.A. : Tout d’abord « iftar » en arabe est un déjeuner, même si cela se passe le soir, une rupture d’un jeûne. La rupture du Ramadan, c’est l’Aïd. On fait une rupture du jeûne qui s’appelle « iftar ».

Maintenant le fait que cela se passe dans une salle de la mairie de Paris, je pense que ce genre de cérémonie qui rapproche les communautés ne peut être que positif. Créer des liens de fraternité, de proximité ne peut être que positif étant donné qu’on a peur de l’autre, quand on ne le connait pas. L’ignorance crée la réticence et un comportement négatif.

Je pense que c’est très positif, mais cela reste une cérémonie religieuse, le moment de la rupture du jeûne. D’une part, on se met à table, mais que la personne jeûne ou ne jeûne pas, on ne mange pas, on attend l’appel à la prière qui donne l’autorisation de commencer à manger. A ce moment-là, on est tous dans une posture de jeûneur, même lorsque l’on ne jeûne pas. Personnellement cela reste une réception religieuse.

IRELP : Razika, merci beaucoup. Personnellement j’ai appris beaucoup de choses et je suis persuadé que l’ensemble des auditeurs pensera la même chose. Merci infiniment.

R.A. : Merci à vous.