La cathédrale Notre-Dame de Paris dans le brouillard

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L’éblouissement qu’il ressent devant la cathédrale Notre-Dame de Paris conduit Victor Hugo, dans le roman éponyme qu’il publie en 1831, à faire l’éloge en ces termes de l’art de construire dont le vaisseau de pierre dominant l’île de la Cité constitue incontestablement un exemple exceptionnel : « Depuis l’origine des choses jusqu’au quinzième siècle de l’ère chrétienne inclusivement, l’architecture est le grand-livre de l’Humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence. » L’incendie qui ravage l’édifice au soir du 15 avril 2019 suscite donc à juste titre une puissante émotion non seulement dans le cœur des Français, mais dans celui de nombreux citoyens d’autres pays. Le principe de sa conservation et de sa restauration ne souffre donc aucune discussion.

Néanmoins, en dépit de la proximité de l’évènement, dans un rapport publié en septembre 2020, la Cour des comptes dresse, après avoir mis en évidence diverses défaillances dans la gestion du monument avant le sinistre, un premier bilan relativement sévère des conditions dans lesquelles s’opèrent la collecte des fonds des donateurs, mais surtout leur emploi. Le pilotage du dossier peut également susciter des critiques.

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Une gestion traditionnellement opaque du monument

Traditionnellement, la gestion de la cathédrale Notre-Dame de Paris présente d’importantes insuffisances, tant du point de vue budgétaire, financier que technique.

De 2000 à 2016, les crédits effectivement employés pour assurer l’entretien d’un des premiers monuments historiques du pays a atteint seize millions d’euros seulement. Or, en 2016, le besoin est évalué à 87 millions d’euros dont près de soixante pour financer des travaux urgents à court ou moyen terme. Par suite, l’État élabore un programme de conservation et d’entretien de la cathédrale Notre-Dame de 58 millions d’euros à réaliser en dix ans, sous la conduite du ministère de la culture mais en partenariat avec la Fondation Notre-Dame, présidée par l’archevêque de Paris, M. Michel Aupetit, et dont le secrétariat est assuré par M. Benoît de Sinéty, vicaire général. Comme l’atteste la présence d’échafaudages importants en avril 2019, le programme est à peine commencé quand survient le désastre.

Alors même que le coût prévu en 2017 des ouvrages de conservation et d’entretien de l’édifice s’avère élevé, comme il vient d’être dit, et bien que la visite d’une partie du monument soit payante, aucune convention ne détermine cependant les conditions de répartition entre l’affectataire religieux et l’État du produit des droits d’entrée donnant accès à la crypte (8 euros) et au trésor de la cathédrale1, comme le note la Cour des Comptes. Or, l’article L. 2124-31 du Code général de la propriété des personnes publiques aurait dû fortement inciter l’État à exiger des autorités archiépiscopales une telle convention de partage des recettes en question : « Lorsque la visite de parties d’édifices affectés au culte, notamment de celles où sont exposés des objets mobiliers classés ou inscrits, justifie des modalités particulières d’organisation, leur accès est subordonné à l’accord de l’affectataire. Il en va de même en cas d’utilisation de ces édifices pour des activités compatibles avec l’affectation cultuelle. L’accord précise les conditions et les modalités de cet accès ou de cette utilisation. / Cet accès ou cette utilisation donne lieu, le cas échéant, au versement d’une redevance domaniale dont le produit peut être partagé entre la collectivité propriétaire et l’affectataire. »

Enfin, la Cour relève qu’avant le sinistre la sécurité incendie incombait à des responsables multiples, mais mal coordonnés.

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Un quasi monopole de la collecte des aides à la reconstruction réservé à trois fondations

Dès le lendemain de l’incendie, les fonds d’origine privée destinés à financer les travaux de reconstruction de la cathédrale affluent très rapidement. Leur montant estimé atteint globalement 824 millions d’euros au 31 décembre 2019, dont 423 millions de promesses de dons, d’ailleurs aujourd’hui sérieusement fragilisées pour certaines d’entre elles par l’épidémie de la Covid 19. Sur ce total, 623,8 millions figurent effectivement dans les comptes des organismes de collecte à la suite d’un versement ou de la signature d’une convention. Outre le bénéfice d’image susceptible d’en résulter pour les intéressés, notamment les entreprises, les avantages fiscaux attirent, en effet, les donateurs : pour les particuliers la loi du 29 juillet 2019 pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet fixe l’abattement sur l’impôt sur le revenu à 75 % au lieu de 66 % lorsque la somme versée atteint au plus 1 000 euros (article 5 de la loi); pour les entreprises, il s’élève à 60 % en-dessous de deux millions d’euros et à 40 % au-dessus, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. Les sommes effectivement perçues au 31 décembre 2019 ressortent respectivement à 65,2 millions d’euros pour les particuliers (196,5 euros par don en moyenne), à 104,0 millions pour 6 012 entreprises et à 30,3 millions pour les organismes étrangers, pour l’essentiel des fondations américaines.

La loi précitée du 29 juillet 2019 reconnaît comme collecteurs les six organismes qui s’imposent comme tels dès l’incendie, trois publics et trois privés. Les premiers – le Trésor public, le ministère de la culture et le Centre des monuments historiques – jouent paradoxalement un rôle marginal : à eux trois, ils enregistrent un peu plus de seize millions d’euros de dons le 31 décembre 2019. Les seconds – la Fondation du patrimoine, la Fondation Notre-Dame et la Fondation de France – occupent une place prépondérante : à la même date, ils comptabilisent 607,4 millions d’euros de dons, dont 423 millions de promesses.

Émanation de l’archevêché, la Fondation Notre-Dame détient plus de 57 % des fonds effectivement collectés ou promis (348,8 millions d’euros). La Fondation du Patrimoine, qui constitue l’opérateur des grandes entreprises en matière de mécénat en faveur des monuments historiques (L’Oréal, Sodexo, Crédit Agricole, Vivendi, Michelin, Fédération française des banques notamment), vient derrière avec 227,8 millions d’euros. Enfin, plus généraliste, présidée par l’ancien ministre de l’éducation nationale, M. Xavier Darcos, la Fondation de France, qui résulte de l’initiative conjointe de l’Institut de France, de membres de l’Académie des sciences et de la société Sopra Stéria Group, occupe la dernière place avec seulement un peu moins de 31 millions d’euros.

La gestion des fonds soulève trois problèmes. D’une part, en avril 2019, l’incendie justifie la résiliation immédiate des marchés en cours, conformément à l’article L. 6 du Code de la commande publique. Bien qu’indemnisées, en raison de l’urgence, les mêmes entreprises pour l’essentiel sont très rapidement à nouveau désignées pour réaliser les ouvrages de reconstruction de la cathédrale en dehors de tout formalisme, par des accords de gré à gré, une procédure peu favorable à la préservation de l’intérêt public. Les prestations de maîtrise d’œuvre – architecture, ingénierie – sont particulièrement concernées, selon la Cour des comptes.

D’autre part, le versement des sommes recueillies aux deux fonds de concours spécialement ouverts dans le budget de l’État en avril 2019 intervient avec un certain retard : au 31 décembre 2019, ceux-ci enregistrent moins de 72 millions d’euros de dons sur un total effectivement recueilli de 184 millions (moins de 40 %) en sorte que la trésorerie des fondations prospère. Enfin, la Cour relève que les trois fondations prélèvent, selon des modalités et des niveaux différents d’ailleurs, des frais de gestion sur le produit des fonds recueillis alors que l’article 2 de la loi du 29 juillet 2019 prévoit la gratuité de la collecte : les dons sont, en effet, « […] exclusivement destinés au financement des travaux de conservation et de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris […] »

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Un étrange général à la tête d’un curieux établissement public

Cette dernière critique vaut également pour l’établissement public administratif chargé de la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris (EPRNDP), créé par l’article 9 de la loi du 29 juillet 2019 et le décret du 29 novembre suivant et ayant pour objet « […] d’assurer la conduite, la coordination et la réalisation des études et des opérations concourant à la conservation et à la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris », ainsi que la « maîtrise d’ouvrage »  des travaux à réaliser, « par dérogation au premier alinéa de l’article L. 621-29-2 du code d l’urbanisme […] ».

S’il est fondé à recevoir les dons des mécènes ainsi que les sommes inscrites sur les deux fonds de concours ouverts provisoirement dans le budget général de l’État dès le mois d’avril 2019, ces ressources demeurent néanmoins strictement affectées au financement des travaux. Or, la Cour constate que l’établissement public prélève sur le produit de ces dons les sommes nécessaires à son fonctionnement, soit environ cinq millions d’euros par an, alors même d’ailleurs qu’il exerce des missions annexes au chantier de reconstruction proprement dit, notamment celles relatives à l’aménagement des abords de la cathédrale, à l’identification des besoins en matière de formation professionnelle des personnels nécessaires à la réalisation des ouvrages ou encore à l’élaboration et à la mise en œuvre « des programmes culturels, éducatifs, de médiation et de valorisation des travaux de conservation et de restauration, ainsi que des métiers d’art et du patrimoine y concourant, auprès de tous les publics. » Après avoir déploré une « complète débudgétisation […] discutable dans son principe », après s’être également interrogée sur l’importance des effectifs de l’établissement (39 emplois), elle recommande donc à juste titre que le financement du budget de l’EPRNDP repose sur l’attribution par l’État d’une subvention classique pour charge de service public.

Par ailleurs, si la loi prévoit une composition classique du conseil d’administration de lEPRNDP néanmoins la désignation d’un de ses membres paraît discutable. Cette instance comporte un président nommé par décret, une moitié de représentants de l’État, des personnalités qualifiées, un représentant des personnels et un du culte affectataire. Pour justifier cette présence de l’archevêché dans le conseil, en la personne du vicaire général, M. Benoît de Sinéty, le législateur invoque les articles 13 de la loi du 9 décembre 1905 et 5 de celle du 2 janvier 1907, pourtant sans rapport avec l’activité religieuse proprement dite. En effet, la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris relève des législations applicables aux monuments historiques et au patrimoine et non aux cultes.

le général oblat Georgelin

Surtout, sans doute prisonnier des réflexes conditionnés acquis chez les jésuites, le Président de la République nomme en qualité de préfigurateur, puis de président de l’EPRNDP, respectivement les 17 avril et 2 décembre 2019, le général Jean-Louis Georgelin, ancien Chef d’état-major des armées de 2006 à 2010, Grand chancelier de l’ordre national de la Légion d’honneur depuis 2010 et accessoirement oblat2chez les bénédictins et membre de l’Académie catholique de France, créée fin 2008 à la suite de la mort de René Rémond pour garantir « la place et la reconnaissance dans l’espace public, de la production intellectuelle attachée au christianisme, au catholicisme en particulier. » En bref, le promu du 2 décembre est à lui seul l’alliance indéfectible du sabre et du goupillon.

Pour autant, les retraites chez les bénédictins, la présence aux séances de l’Académie catholique de France ou la fréquentation des dîners du puissant cercle Le Siècle ne préservent pas de l’incompétence, ni de la vulgarité. Alors que la Charte internationale sur la conservation des monuments et des sites, adoptée par les architectes du monde entier à Venise le 31 mai 1964, impose « que l’on restaure les monuments historiques dans le dernier état connu », M. Jean-Louis Georgelin, devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 13 novembre 2019, considère que l’architecte en chef des monuments historiques, M. Philippe Villeneuve, doit « ferme[r] sa gueule » au motif que celui-ci préconise une reconstruction à l’identique, conformément aux règles de l’art, finalement adoptées.

Bien sûr, trop bien élevée pour évoquer ces propos, la Cour donne néanmoins de légers coups de griffe à la gestion du général en robe de bure : elle relève qu’il ne réunit qu’en juin et juillet 2020, quand la vieille dame de la rue Cambon circule dans les couloirs de la Cité Martignac, les comités des donateurs et de suivi et, perfide sous les bonnes manières, souligne, dans le sabir administratif, « une gouvernance marquée par le poids à tous les niveaux de son président exécutif ».

Selon l’hebdomadaire le Canard Enchaîné, pour prix de son arrogance, de son autoritarisme, de son cléricalisme et de son incompétence, l’oblat sous l’uniforme aurait demandé une rémunération de 14 000 euros par mois, venant s’ajouter à sa pension militaire de général d’armée. La Cour aura à cœur de vérifier cette information, si ce n’est déjà fait, lors de son prochain contrôle de l’EPRNDP.

Dominique Goussot

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  1. À supposer qu’un quart des onze millions de visiteurs recensés en 2017 acquitte le droit d’accès à la crypte, cela représenterait une somme de 22 millions d’euros tout de même. 

  2. Depuis la fin de l’Antiquité, et encore dans le catholicisme actuel, un oblat (du latin oblatus « offert » et oblatio « don ») est un laïc qui est donné ou se donne à un monastère qui l’accueille pour lui permettre de vivre certains aspects de la vie et de la spiritualité monastique.