Le droit à l’avortement attaqué de toutes parts : un symptôme de la crise de la démocratie

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Amy Coney Barrett

Là où le droit à disposer librement de son corps est entravé, les libertés, notamment celle de conscience, sont violées. Le 22 octobre 2020, sous l’impulsion des États-Unis d’Amérique, dont la dernière juge nommée à la Cour suprême par Donald Trump, Amy Coney Barrett est ouvertement hostile à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et tentera de remettre en cause l’arrêt Roe vs Wade de janvier 1973 qui en reconnaît la légalité, trente-deux États ont adopté une déclaration commune aux termes de laquelle « Il n’y a pas de droit international à l’avortement, ni d’obligation des États de financer ou de faciliter l’avortement ».

Selon eux, il s’agit de garantir la santé des femmes, de renforcer la famille et de préserver la vie humaine. Cette position est celle du canon 1398 du code de Droit canonique catholique, de l’encyclique Evangelium vitæ de 1995, des dogmes enseignés par l’Église orthodoxe, diverses sectes protestantes, notamment évangéliques, ou de nombreux religieux musulmans, même si le Coran ne dit rien de cette question. Parmi ces pays figurent des États qui restreignent sérieusement les libertés démocratiques, tels le Brésil, l’Égypte, la Hongrie, le Bélarus et la Pologne.

Des USA à la Pologne : la réaction sur toute la ligne

Wanda Nowicka

Le même jour, comme l’avait justement prévu dès 2017 notre amie Wanda Nowicka, députée à la Diète polonaise, dans un entretien accordé à la Fédération nationale de la Libre Pensée (FNLP), le Tribunal constitutionnel de la République de Pologne, saisi en 2019 par le parti national catholique des très réactionnaires Andrzej Duda et Jaroslaw Kaczynski, improprement intitulé Droit et Justice, a jugé que l’avortement, provoqué même en raison d’une malformation sévère et irréversible du fœtus — la principale cause du nombre très faible des IVG légalement pratiquées chaque année dans ce pays (moins de 1 100 en 2018) — serait contraire à la loi fondamentale. Cela signifie que l’avortement, libre et gratuit de 1956 à 1993, puis fortement restreint depuis lors, n’est plus désormais autorisé en Pologne qu’en cas de viol, d’inceste ou de risque vital pour la mère.

La commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja Mijatovic, a fermement condamné cette décision : « Éliminer les motifs de quasiment tous les avortements légaux équivaut pratiquement à les interdire et à violer les droits de l’Homme. » L’une des dirigeantes de la Plateforme civique, première force d’opposition au régime national-catholique, a publiquement accusé les évêques polonais de créer un « enfer pour les femmes », contraintes de recourir à des IVG clandestines et dangereuses (de 80 000 à 100 000 chaque année) ou d’aller à l’étranger pour avorter. En dépit de l’épidémie de la Covid 19, des milliers d’entre elles se sont mises en grève et l’arrêt du tribunal constitutionnel a suscité d’importantes manifestations de rue pendant plusieurs jours dont certaines étaient dirigées contre les églises, le dimanche 25 octobre 2020. Cette ample mobilisation a contraint le tribunal constitutionnel à suspendre son arrêt, le 4 novembre 2020.

Et en France ?

D’aucuns pourraient penser que la France échappe à cette vague réactionnaire puisque que, le 8 octobre 2020, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture, malgré les réticences du gouvernement et surtout du Président de la République, une proposition de loi visant à renforcer le droit à l’avortement, déposée en août dernier par des députés siégeant sur différents bancs, à l’initiative du défunt groupe Écologie, Démocratie, Solidarité (EDS). Ce texte encore en discussion porte de douze à quatorze semaines le délai pendant lequel une IVG peut être pratiquée, et autorise les sages-femmes à procéder, le cas échéant, aux gestes chirurgicaux de l’IVG, de manière à répondre aux besoins des cinq mille femmes actuellement contraintes de se rendre à l’étranger pour avorter. Si cette mesure est par elle-même positive, pour autant elle n’a rien d’exceptionnel et ne permet pas de lever, en tout état de cause, les obstacles qui entravent en pratique le droit à l’avortement en France.

D’une part, des pays autorisent l’IVG pendant des périodes plus longues : vingt-quatre semaines au Royaume-Uni ; vingt-deux semaines aux Pays-Bas ; dix-huit semaines en Suède. La France ne fait que s’aligner sur la situation en vigueur dans les pays, dont on dit pourtant qu’ils sont fortement catholiques comme l’Autriche et l’Espagne. D’autre part, beaucoup de centres d’IVG ont cessé leur activité ou sont appelés à disparaître comme le constate Mme Valentine Becquet, chercheure à l’Institut national de études démographiques (INED) commentant le rapport annuel sur l’IVG de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère chargé des Affaires sociales : « Il y a encore beaucoup de centres d’orthogénie qui ferment et par endroits les femmes ont beaucoup de mal à avorter »

Par suite, les capacités d’accueil des femmes concernées et les moyens consacrés à l’IVG diminuent. Au surplus, le rapport de la DREES met en évidence d’importantes inégalités territoriales qui constituent une difficulté majeure pour les femmes habitant une zone dépourvue d’équipement et souhaitant avorter. Enfin, le texte en cours d’examen au Parlement laisse entier le problème de l’incidence de la clause de conscience reconnue aux praticiens sur l’effectivité du droit à l’avortement, que l’allongement du délai légal risque d’ailleurs de conduire à invoquer très souvent pendant les treizième et quatorzième semaines.

Si le médecin ou, à l’avenir, la sage-femme, sera tenu, comme actuellement, d’« […] informer, sans délai, l’intéressée de son refus et [de] lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention […] », si les Agences régionales de santé seront contraintes de publier « […] un répertoire recensant, sous réserve de leur accord, les professionnels de santé ainsi que l’ensemble des structures pratiquant l’interruption volontaire de grossesse […] », pour autant, en cas d’urgence, cette opposition restera un obstacle infranchissable pour nombre des femmes concernées.

Clause de conscience ou conscience close ?

Par ailleurs, la Libre Pensée considère qu’il faut mettre à nouveau en débat la question de la clause de conscience, qui autorise un médecin à mettre en avant sa conviction personnelle pour ne pas accomplir l’acte médical légal de l’IVG. De fait, ce privilège de conscience du praticien s’oppose au droit à l’IVG et à la libre décision des femmes souhaitant avorter. S’il n’est pas en lui-même illégitime, en revanche, il paraît incompatible avec la mission de service public incombant aux établissements publics de santé où chaque individu doit pouvoir trouver la réponse médicale qu’appelle son état de santé, et que nécessite également l’exercice de ses droits à user librement de son corps, qu’ils soient d’ores et déjà reconnus, comme celui d’interrompre une grossesse, ou à conquérir, comme celui de bénéficier d’une aide médicale à mourir.

Un médecin a parfaitement le droit de refuser de pratiquer une IVG pour des motifs religieux. Toutefois, ce refus doit le conduire à exercer dans des établissements privés n’acceptant pas d’accueillir des femmes souhaitant avorter. La réciproque est d’ailleurs vraie : par exemple, pour des raisons tenant à leurs convictions religieuses, des patientes peuvent fort bien refuser un examen gynécologique pratiqué par un homme, mais doivent pour cela éviter l’hôpital public, dont l’organisation ne saurait dépendre de considérations de cette nature.

En quelque sorte, il s’agit d’appliquer au domaine de la santé en général et de l’IVG en particulier les principes applicables à l’École : un enseignant qui refuserait de présenter des parties du programme qu’il est chargé d’appliquer pour des raisons d’ordre spirituel ne pourrait exercer dans un établissement scolaire public.

La Libre Pensée entend ouvrir ce débat publiquement.

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Dans ces conditions, la Fédération Nationale de la Libre Pensée :
1°- Dénonce la déclaration commune du 22 octobre 2020 adoptée par trente-deux États en tant qu’elle met en cause la liberté de conscience et le droit des femmes de disposer librement de leur corps qui en découle ;
2°- Apporte son soutien inconditionnel aux femmes et au peuple polonais dans leur combat pour le droit à l’avortement, interdit par l’Église et le régime national-catholique autoritaire de M. Jaroslaw Kaczynski ;
3°- Exige en France la création des centres d’IVG et la constitution des équipes médicales nécessaires au plein exercice du droit à l’avortement libre et gratuit.
4°- Apporte son soutien plein et entier au Planning familial dans son action quotidienne

Paris le 13 novembre 2020