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Bonjour à tous, ce dimanche à l’antenne, Georges André MORIN et Patrice SIFFLET de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

L’an dernier, nous avions traité la situation de l’Église à la Libération et dans les premiers mois de la IVe République. Nous allons maintenant évoquer cette situation avec l’avènement de la Ve République.

 PS : Alors, une première surprise : on constate après la Seconde Guerre mondiale, une réconciliation de la hiérarchie catholique avec le régime, amendé il est vrai, de séparation.

GAM : Surprise, je n’en suis pas sûr, l’Église a toujours montré sur longue durée une capacité d’adaptation aux circonstances et au sens du vent qui est une de ses forces. En effet, les évêques écrivent, en novembre 1945, leur vision de la reconstruction de la nation dans laquelle ils admettent le principe d’une « juste laïcité » qu’ils opposent à une prétendue « laïcité persécutrice » de l’État de la IIIe République. Une laïcité comme système de distinction de l’Église et de l’État ou, je cite, « dans les sociétés divisées de croyance, comme régime de liberté de la foi ».

Cette ouverture n’est pas dissociable du contexte de la Libération. Les évêques, comme nous l’avons rappelé dans notre dernière émission, sont alors, pour une large part, discrédités par leur soutien au gouvernement de fait de Vichy, ou par leur passivité à son endroit. Leur légitimité aurait été plus atteinte encore s’ils avaient persévéré, en défendant le principe de confessionnalité de l’État, dans une attitude d’opposition à « l’esprit de liberté » qui souffle alors de toutes parts.

PS : Comment cela s’exprime ?

GAM : D’abord, la hiérarchie constate que l’instauration de la cinquième République bénéficie de la caution de Pie XII, certes décédé le 9 octobre 1958, au moment où de Gaulle mettait en place les nouvelles institutions. Ainsi, le 16 septembre 1958, l’évêque Weber, au nom de ses collègues déclare « le projet gaullien n’exprime nul rejet de principe de la religion chrétienne, ni de volonté systématique de méconnaître les libertés religieuses essentielles ».

PS : Mais peut-on les croire. ?

GAM : La hiérarchie ne s’interdit nullement, sur tel point particulier, de revendiquer. Sa conception des « libertés religieuses essentielles » l’entraînera, par exemple, à susciter et à conduire des mobilisations d’importance en faveur de la « représentation proportionnelle scolaire ». Elles déboucheront, après les lois Marie et Barangé de 1951, sur la loi Debré de 1959, qui introduit une remise en cause radicale, très favorable à l’enseignement privé, du dispositif légal antérieur.

PS : Pourriez-vous en dire plus sur cette loi Debré qui, dès le début de la cinquième République, marque une évolution de fond

GAM : La problématique de cette loi va bien au-delà du seul problème du respect des règles de laïcité. Il est un fait que la loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959 sur « les rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés », est communément appelée loi Debré.

PS : Où est le problème ? Où voulez-vous en venir ?

GAM : Un usage ancien fait que l’on donne à une loi le nom de ministre rapporteur – par exemple, dans le domaine de l’éducation, la loi Falloux ; ou sous la IVe, la loi Marie – mais pas le nom du chef de gouvernement, ce que l’on pourrait croire en parlant de loi Debré. En fait, le ministre de l’Éducation Nationale au moment du vote de la loi était bel et bien Michel Debré, certes pour un bref intérim. Le ministre rapporteur initial, André Boulloche, démissionne en effet le mercredi 23 décembre au début du débat parlementaire, s’estimant désavoué à la suite de la délibération du Conseil des ministres du même jour, et Michel Debré assure donc l’intérim du ministère de l’Éducation Nationale du 23 décembre 1959 au 15 janvier 1960, date de la nomination de Louis Joxe.

PS : C’est intéressant. Mais qui était André Boulloche ?

GAM : Une belle figure de l’histoire républicaine. Polytechnicien, ingénieur des ponts et chaussées, compagnon de la Libération, ce qui pour de Gaulle n’est pas rien. Son père, sa mère, son frère aîné ont été assassinés dans les camps nazis. Ce n’est pas de ces socialistes de circonstance. Député FGDS de Montbéliard, membre du « contre-gouvernement » de François Mitterrand, il reste une figure de la gauche jusqu’à son décès accidentel entre les deux tours des élections législatives de 1978. Rappelons qu’en 1958, la SFIO s’est résignée au retour du général de Gaulle, et que Guy Mollet a participé à l’élaboration de la nouvelle constitution, promulguée le 4 octobre 1958. Donc, le premier gouvernement Debré comportait des personnalités de gauche dans un esprit apparent d’union nationale. André Boulloche était un de ces alibis, même s’il s’était mis en congé de parti pour accepter son poste ministériel.

PS : Il démissionne donc au cours des débats ?

GAM : Très exactement lors du débat sur le premier article, celui qui pose les principes. Les MRP, parti de droite, « Mouvement Républicain Populaire », ou encore pour les mauvaises langues « Machine à Recycler les Pétainistes », déposent plusieurs amendements à l’article premier qui sont examinés, chose exceptionnelle, en conseil des ministres. Et de Gaulle en personne tranche pour l’acceptation du premier de ces amendements. Boulloche démissionne immédiatement pour être remplacé au pied levé par Michel Debré

PS : Ce point est donc très sensible. De Gaulle en fait-il état ?

GAM : Dans le premier volume de ses « mémoires d’espoir », malheureusement inachevés, publié le 1er octobre 1970 soit quelques semaines avant sa mort subite, « Le Renouveau », au chapitre intitulé « Le chef de l’État », de Gaulle revient sur son interprétation de ses prérogatives constitutionnelles : « … Je ne manque évidemment pas de me concentrer sur les questions qui revêtent la plus grande importance générale. Au point de vue politique, ce sont au premier chef, celles qui concernent l’unité nationale, ainsi du problème de l’Algérie, des rapports d’association qui remplacent notre souveraineté dans l’Union française, du statut de l’enseignement privé qui met un terme à soixante ans de guerre des écoles. »

PS : C’est surprenant, mettre le problème de l’enseignement privé quasiment sur le même plan que l’Algérie ou la décolonisation ! Mais de Gaulle revient-il sur la démission d’André Boulloche.

GAM : Oui, mais avec pour le moins une certaine hypocrisie, car je ne saurais croire en une défaillance de la mémoire proverbiale du grand homme. Benoîtement, quand il dresse dans ses « mémoires d’espoir » un bilan des gouvernements Debré lors du remplacement de celui-ci par Pompidou en avril 1962, le général n’hésite pas à écrire : « Certes, à mesure du temps, il s’est produit des changements dans la composition de cet ensemble de 27 personnes [les gouvernements Debré]. En sont sortis … André Boulloche qui, ayant mis sur pied le projet de loi sur l’enseignement privé, a préféré ne pas en faire lui-même l’application… », qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Le « Monde » relève que cette démission est la quatrième depuis la constitution de ce gouvernement. Et ce n’est pas fini.

Je ne sais pas si en octobre 1970 André Boulloche a réagi à cet habile travestissement des faits.

PS : Mais quel fut le point d’achoppement apporté par cet amendement ?

GAM : Ce point est très clairement analysé dans un article de Pierre Viansson-Ponté publié dans le Monde daté du 24 décembre, donc le soir même, intitulé : « Le gouvernement accepte un amendement à l’article premier • M. Boulloche remet sa démission à M. Michel Debré ». Ce titre rappelle la chronologie exacte des faits. L’article, par la pertinence de son analyse, mériterait d’être entièrement cité. Nous nous limiterons ici à l’essentiel, à la question posée « le gouvernement peut-il accepter un remaniement de l’article 1er du projet ? » André Boulloche répond non, soutenu par Jean-Marcel Jeanneney, cependant trois autres ministres – Rochereau élu de la Vendée, ministre de l’agriculture qui finira au Front National, Lecourt MRP, ministre d’État chargé de la coopération qui finira dans les institutions européennes, et Joseph Fontanet secrétaire d’État à l’industrie auprès de Jeanneney qui finira tragiquement – argumentent habilement, et le général tranche pour l’acceptation du premier amendement qui n’est pas si anodin, puisqu’en inversant l’ordre des alinéas il élargit la liberté de l’enseignement professé par les établissements privés. Par ailleurs, il introduit la notion floue de « caractère propre » de ces établissements. Viansson-Ponté note avec une certaine malice que dans le dernier aliéna ” La collection complète des mots-clefs qui servent de fétiches aux deux camps, en quelque sorte, figuraient donc dans cette phrase ingénieuse. » Voici donc le texte définitif de l’article 1er :

 Art. 1er. — Suivant les principes définis dans la Constitution, l’État assure aux enfants et adolescents dans les établissements publics d’enseignement la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs aptitudes dans un égal respect de toutes les croyances.

 L’État proclame et respecte la liberté de l’enseignement et en garantit l’exercice aux établissements privés régulièrement ouverts.

 Il prend toutes dispositions utiles pour assurer aux élèves de l’enseignement public la liberté des cultes et de l’instruction religieuse.

  Dans les établissements privés qui ont passé un des contrats prévus ci-dessous, l’enseignement placé sous le régime du contrat est soumis au contrôle de l’État.  L’établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyances, y ont accès.

La loi est donc votée le 31 décembre 1959 et promulguée au JO du 3 janvier 1960. Ce sont les étrennes du Général, comme un rappel du Noël du Maréchal, la loi du 25 décembre 1942, qui modifie l’article 19 de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État sous prétexte de faciliter l’entretien des églises, texte qui ne fut pas abrogé à la Libération,

PS : En fait, c’est sur peu de chose que ce texte est devenu inacceptable pour les défenseurs de la laïcité

GAM : Peu dans la forme, beaucoup sur le fond. Comme l’a dit Confucius il y a vingt-cinq siècles : les grands principes ne tolèrent pas la moindre transgression.

 PS : Soulignons au passage que l’enseignement privé est presque exclusivement catholique, et le reste aujourd’hui. En 2012, on pouvait compter, 7.355 établissements d’enseignement catholique (soit un peu plus de 98% du total), 128 établissements israélites, 5 établissements protestants et 3 établissements pour le réseau musulman. On voit clairement à qui profite la loi Debré.

Cela étant, les conséquences politiques sont importantes.

 GAM : Certes et cela a été parfaitement vu par Viansson-Ponté. La cinquième République se coupe de sa gauche, puis les MRP démissionnent en bloc le 15 mai 1962, à la suite de la phrase du général en conférence de presse sur « quelque espéranto ou volapük intégré » qui heurte leur vision fédéraliste de la construction européenne, laissant le tout jeune gouvernement Pompidou soutenu par son seul parti «godillot » et une droite dite indépendante incarnée par un jeune ministre dont le général relevait qu’il avait un nom d’emprunt, éteint depuis 1794 et sans parenté avec l‘honorable famille d’Estaing, de Clermont-Ferrand.

C’est cette majorité affaiblie qui va à l’automne de 1962 affronter le « cartel des nons » face au referendum d’octobre sur l’élection du Président au suffrage universel. Le oui gagne cependant avec 62 % des votants et 23 % d’abstention, ce qui fait, rappelons–le, un peu moins de 48 % des électeurs inscrits. Mais le cartel va se fissurer lors des élections législatives qui suivent en novembre, d’où une large victoire du parti du général avec seulement 35 % des voix. Les cicatrices de la loi Debré ont alors pesé. Elles pèseront bien plus pour provoquer directement l’échec d’une candidature Defferre, appuyée sur une « grande Fédération » allant de la SFIO aux MRP et qui aboutit à une impossibilité (« non possumus » dirait-on au Vatican) le 17 juin 1965, sur la question de la laïcité. Il appartint donc à François Mitterrand de relever le défi en septembre de la même année.

PS : Finalement, c’est bien joué de la part du général

GAM : Je ne pense pas qu’en mettant André Boulloche en porte à faux il ait vu si loin. De Gaulle était un catholique sincère, sur ce plan-là rien à voir avec Pétain, homme sec, sans conviction autre que l’opinion qu’il avait de lui-même. Son père, Henri de Gaulle, était en son temps une personnalité de l’enseignement confessionnel. Son attitude vis-à-vis de l’enseignement privée est d’abord un engagement personnel. Je partage votre surprise quant à l’importance qu’il donne à la question. Le moins que l’on puisse dire est que son souhait de « mettre un terme à 60 ans de guerre scolaire » n’est pas exaucé. Au contraire, la loi Debré relance un débat toujours ouvert. Mais il en retire un bénéfice politique qui lui facilite l’installation d’un pouvoir personnel.

Cela étant, la réaction de l’opinion publique est vive.

PS : En effet, le vote de cette loi provoque une forte réaction chez les laïques   qui descendent dans la rue par centaines, par milliers. Le mouvement de protestation s’organise. Une pétition nationale recueille 10 813 697 signatures. Le 19 juin 1960, 400 000 militants laïques se rassemblent sur la pelouse du bois de Vincennes. Ils prononcent le serment de Vincennes :

« Nous faisons le serment solennel

  • de manifester en toutes circonstances et en tous lieux notre irréductible opposition à cette loi contraire à l’évolution historique de la Nation ;
  • de lutter sans trêve et sans défaillance jusqu’à son abrogation ;
  • et d’obtenir que l’effort scolaire de la République soit uniquement réservé à l’École de la Nation, espoir de notre jeunesse. »

GAM :  Dans le discours prononcé le 19 juin 2010 par Marc Blondel, président de la FNLP, à l’occasion du 50ème anniversaire du serment de Vincennes, celui-ci rappelle que ce mouvement s’est organisé « à l’ initiative du Comité National Action Laïque (les organisations syndicales CGT – FO – UNEF, les partis politiques SFIO – PC – PSU – Parti Radical – UDSR – Union Progressiste Socialiste Indépendante et les associations : Ligue des Droits de l’Homme – Fédération Nationale des Combattants Républicains – le Droit Humain– la Grande Loge de France – le Grand Orient de France – l’Union Rationaliste – et la nôtre, la Fédération Nationale de la Libre Pensée) une campagne de pétition fut initiée qui a recueilli près de 11 millions de signatures. Cette pétition rappelait que la laïcité était le principe fondamental de la République Française et qu’elle était indissociable de la démocratie. Elle dénonçait donc la loi Debré d’aide à l’enseignement privé comme anti-républicaine et un germe de division et d’intolérance dans notre pays. Anti-républicaine parce que le produit d’une doctrine spirituelle qui se veut supérieure.

 L’Assemblée nationale examine le projet scolaire du gouvernement. Elle est saisie par sa commission des amendements votés à une très large majorité par les partisans de l’enseignement privé. Mais le gouvernement, après des délibérations tendues en conseil des ministres, mardi soir, n’accepte qu’une modification portant sur l’article premier, et qui a fait l’objet d’un accord de principe avec les leaders de la majorité.M. Boulloche a remis sa démission de ministre de l’éducation nationale à M. Michel Debré, après avoir informé, en fin de matinée, le général de Gaulle de sa décision. Le premier ministre pourrait assumer lui-même provisoirement la responsabilité du ministère de l’éducation nationale, assisté de M. Louis Joxe,Devant l’Assemblée, dès l’ouverture du débat M. Debré a d’ailleurs pris la parole pour présenter le projet gouvernemental et confirmer l’acceptation de l’amendement déposé par M. Terrenoire au nom de la majorité. M. Durbet, U.N.R., devait ensuite développer son rapport avant une suspension de séance, qui permettra aux groupes de délibérer.

PS : Quel a été ensuite la position des différents gouvernements de la Ve ?

 GAM : Nous arrivons au terme du temps qui nous est imparti. Restons-en aux présidences du général de Gaulle et au discours de Marc Blondel.  Votre dernière question pourra être l’objet d’une émission ultérieure. Il y a hélas beaucoup à dire. Non seulement la loi Debré n’a pas été abrogée, mais elle a servi de base à de nombreux glissements successifs, souvent sous des gouvernements de gauche. N’oubliez pas que pour l’Église ce n’est jamais assez. Nos auditeurs ont pu remarquer que le mouvement gaulliste se sépare de sa gauche puis de son centre, ce qui n’est pas sans faire penser à de petites répliques contemporaines. Quant aux tentatives de bidouillage de la loi de 1905, via une instrumentalisation de l’Islam, on peut craindre que les apprentis sorciers ne soient appelés à méditer cette pensée de Mao sur les gens qui soulèvent des pierres qui finissent par retomber lourdement sur leurs pieds.

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