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Emission du dimanche 12 septembre 2021

Chers auditeurs, chères auditrices bonjour.

Au micro Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Jean-Marie Matisson, auteur du livre « Procès Papon. Quand la République juge Vichy ».

Jean-Marie bonjour, peux-tu te présenter en quelques mots à nos auditeurs ?

JMM : Bonjour. Je suis ce qu’on appelle un Juif laïque c’est-à-dire que je suis athée mais je ne conserve une appartenance à une forme de judéité qu’à cause de ce que ma famille a subi pendant la dernière guerre : la déportation de 10 personnes sans aucun revenant.

Comme beaucoup de familles juives d’Europe de l’Est, j’ai un arrière-grand-père rabbin, un grand-père laïque et révolutionnaire et un père franc-maçon…

Une devise issue de ma famille résume bien cela. Elle est maintenant bien répandue dans le paysage laïque français. Il s’agit de « la laïcité n’est pas une opinion, c’est la liberté d’en avoir une », elle est devenue la devise du Comité Laïcité République et adoptée par le GODF. En fait il s’agit d’une reprise d’une devise du Bund (organisation révolutionnaire juive) dans laquelle le mot laïcité a remplacé celui de liberté de penser.

Dans la légende familiale, mon grand-père, qui était un révolutionnaire membre du Bund aurait assassiné un officier tsariste avant de partir se réfugier en France dans les années 1910.

CB : Tu es un militant connu de la Laïcité, et tu as été un des organisateurs de la manifestation du 9 décembre 2005 pour le centième anniversaire de la loi de Séparation des Églises et de l’État.  Comment vois-tu la question de la défense de cette loi aujourd’hui ?

JMM : J’ai été effectivement chargé pour le Grand Orient de France de l’organisation en 2005 des manifestations commémoratives de la loi 1905 et, parmi elles, de la grande manifestation parisienne organisée avec d’autres associations laïques dont la Libre Pensée et d’autres obédiences maçonniques. À cette époque, j’étais grand maître adjoint du GODF, chargé de la laïcité et avant j’étais président du Comité Laïcité-République à la suite de Henri Caillavet et de Patrick Kessel et avant Philippe Foussier.

Pour moi, malheureusement, la défense de la loi 1905 est toujours à l’ordre du jour et je fais partie de ceux pour qui un retour aux sources de la loi de 1905 est absolument nécessaire et entre autres la suppression immédiate du concordat d’Alsace-Moselle et l’application du principe que l’argent public va au public et l’argent privé au privé.

CB :  Tu as publié un monumental ouvrage sur le procès Papon. Procès pour lequel tu as été plus que partie prenante. Pourquoi ?

JMM : Je fais partie des quatre premières parties civiles. Celles qui ont déclenché la procédure contre Papon. En 1981 nous portons plainte contre lui pour crimes contre l’humanité. En 1983 il est inculpé de crimes contre l’humanité.

Dès le départ j’ai été présent dans la procédure.

Ce livre a été fait principalement pour rendre hommage à la poignée de parties civiles présentes au départ et aux 3 hommes qui sont les vecteurs de l’affaire Papon : mon père Maurice Matisson, Michel Slitinsky qui a retrouvé les pièces et notre avocat bordelais, Gérard Boulanger. Eux seuls peuvent revendiquer la vraie paternité de l’affaire Papon. Les autres sont des usurpateurs.

On peut remonter l’affaire judiciaire à 1942.

En 1942 la sœur de Michel Slitinsky, son père, mon arrière-grand-mère et un petit cousin de 5 ans sont arrêtés ensemble à Bordeaux. Heureusement parmi eux Alice a réussi à s’échapper du camp de Mérignac. En 1945, dans une rue de Bordeaux elle tombe sur les deux inspecteurs qui étaient venus l’arrêter et porte plainte contre eux.

A l’époque c’est le tribunal militaire qui juge cela comme un crime de guerre et lorsque l’inspecteur chargé de l’enquête demande l’ouverture des archives de la Préfecture régionale, un non-lieu est prononcé immédiatement. Pourquoi ? Parce que l’ancien préfet régional de Bordeaux, Maurice Sabatier était le n°2 des armées en 1945.

Nous avons déposé plainte en 1981. Dès les premiers documents publiés, Papon déclare : « On me cherche des poux dans la tête. Mais j’en ai sauvé aussi » Autrement dit, Papon avoue en avoir fait déporter s’il en a sauvé aussi.

Enfin, je suis un des rares, pour ne pas dire le seul, à part les juges, le jury et l’accusé, à avoir assisté à toutes les audiences du procès d’octobre 1997 à avril 1998. Je suis donc légitimement un des mieux placés pour parler du procès et de la procédure.

À la fin des années 1980, l’affaire a pris une ampleur nationale voir internationale quand les grandes associations se sont enfin jointes à nous (LICRA, MRAP, LDH, Consistoires israélites, associations de déportés et de résistants). Nous savions alors que nous avions gagné la partie.

C’est le premier et le seul procès pour crimes contre l’humanité fait en France contre un responsable de l’administration de Vichy. En gros, il y a eu 3 procès pour crimes contre l’humanité en France : celui de Barbie qui était un nazi allemand, celui de Touvier, qui était un nazi français et celui de Papon qui était secrétaire général de préfecture régionale de Bordeaux.

C’était un crime difficile à cerner car c’était « un crime de papier ». Il était derrière son bureau et rédigeait les actes qui ont permis la déportation de 1597 juifs sur Bordeaux.

Aujourd’hui je continue à parler du procès et de la déportation dans les écoles et lycées de France parce qu’il est indispensable de témoigner. Car pour lutter contre l’obstination des criminels, des négationnistes et des révisionnistes, il faut l’obstination des témoins pour parler de la Shoah.

CB : Que retires-tu aujourd’hui de ce procès et quelles en sont les leçons ?

Le siècle dernier commença par le procès Dreyfus et se termina par le procès Papon, ce qui est emblématique du racisme anti Juif toujours latent.

Tout d’abord, il faut rappeler que l’extermination des Juifs d’Europe, la Shoah, s’est faite dans l’indifférence quasi générale, ce qui explique son ampleur. Un chiffre illustre bien ceci : les rescapés juifs représentent 6 % des déportés dans les camps d’extermination, alors que dans les camps de concentration, les rescapés politiques représentent 59% des déportés.

C’est un procès également pour la conscience universelle car cela montre qu’il est possible et nécessaire de désobéir face aux ordres iniques.

Ce que je retiens de ce procès c’est qu’il faut le replacer dans le contexte de l’époque c’est-à-dire que la Cour pénale internationale est en train de se mettre en place et la définition du crime contre l’humanité n’est pas encore définitive. À Bordeaux, Papon arrive aux assises inculpé de crimes contre l’Humanité, et en sort condamné à 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l’Humanité.

Aujourd’hui la Cour Pénale Internationale, dans sa définition du Crime Contre l’Humanité ne fait pas de différence entre l’auteur principal et le complice. Tous sont coupables.

À Bordeaux, les parties civiles étaient 71, représentant environ 200 déportés. Ce qui fait que sur l’ensemble des 1597 déportés on n’a jugé Papon que pour l’arrestation, la déportation, de 4 convois sur la dizaine qui sont partis de Bordeaux.

Dans son acte d’accusation on n’a pas pu retenir les ordres d’arrestation ce qui aurait aggravé sa condamnation. Il a été condamné à 10 ans alors que le ministère public demandait 20 ans. S’il avait pu être prouvé qu’il avait signé des ordres d’arrestation, il aurait certainement été condamné à 20 ans. Seulement, parmi les 71 familles représentées aucune n’avait dans sa famille des personnes ayant subi un ordre d’arrestation.

Nous n’avons pas compris pourquoi la plainte n’avait pas été étendue à l’ensemble des déportés.

Dernier exemple significatif de ce que faisait Papon et la Préfecture de la Gironde : le traficotage des nationalités. En juillet 42 dans les déportés, se trouvent 18 Juifs hongrois, ils apparaissent sur les listes, nés à Budapest Hongrie. Les Allemands, qui à l’époque avaient un accord avec la Hongrie, ne déportaient pas les Juifs hongrois, et les font relâcher. Ces mêmes personnes réapparaissent 15 jours plus tard dans un nouveau convoi. Et sur les nouvelles listes ils ne sont plus nés à Budapest Hongrie, mais à Bucarest Roumanie et sont déportés et exterminés à Auschwitz. Assis derrière son bureau, Papon a joué un rôle déterminant, il allait largement au-delà des demandes allemandes.

CB : Tu as évoqué ton rôle dans les lycées où tu portes témoignage. Cela me parait essentiel car aujourd’hui encore des êtres abjects, je pense que le terme n’est pas trop fort, nient toujours le génocide de millions de juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Est-ce que pour toi le terme « d’assassins de la mémoire » les définit correctement ? Car il s’agit bien pour eux, je pense, de réhabiliter les Nazis et d’édulcorer leurs crimes contre l’Humanité. N’est-ce pas ?

JMM : Oui je pense que le terme d’assassins de la mémoire leur convient parfaitement. Il faut continuer à parler de la Shoah. Pour nous en tous cas, il faut continuer à parler de ce qui s’est passé dans les faits. C’est ce que je fais aujourd’hui dans mon combat. Je me considère à la fois comme un militant laïque et un militant anti-fasciste car pour moi le juif est le baromètre de l’histoire et la femme est le baromètre de la laïcité. Lorsque l’on s’en prend à eux on s’en prend à l’Humanité. Je crois que c’est en cela que le procès Papon est un procès pour la conscience universelle.

Pour lutter contre l’obstination du criminel, du nazi, du fasciste, il faut l’obstination du témoignage. Malheureusement, 80 ans après il n’y a plus beaucoup de survivants qui peuvent venir témoigner.

CB : Je voudrais citer une phrase de ton ouvrage qui m’a particulièrement marquée. Un petit fils de déporté qui disait : « Je n’ai pas été élevé dans la Torah, mais dans la Shoah ». Comment ressens-tu cela ?

Quand j’ai cité tout à l’heure la généalogie de la famille, un arrière-grand-père rabbin, un grand-père révolutionnaire, un père franc-maçon, j’ai oublié de dire que le petit-fils éprouvait le besoin de faire un retour aux racines familiales. Tu parles du petit-fils de Michel Slitinsky qui est franco-israélien, mon fils également, et ils refont leur Alya. Ce que raconte le petit-fils de Michel Slitinsky c’est que les journées qu’il passait avec son grand-père, au lieu de lui parler de la Torah comme ses copains d’école, ils parlaient de la Shoah car son père était plongé dans les archives de la Préfecture de la Gironde et de la déportation des juifs de Bordeaux.

CB : Pour terminer cette émission est-ce que tu veux rajouter quelque chose en quelques mots ?

JMM : À Bordeaux, si on avait suivi la logique de la justice on ne juge que pour les ayants droits et si le crime contre l’Humanité avait réussi, il n’y aurait eu aucun survivant, et donc pas de procès. Pour moi c’est important que la Cour Pénale Internationale ait pu corriger cela et qu’aujourd’hui il n’y ait plus de responsable principal et que tous ceux qui ont participé à la déportation des juifs d’Europe soient jugés et condamnés pour leur rôle dans cette déportation.

Papon a fait la même chose avec les arabes en 1960. La question m’a souvent été posée de savoir s’il était raciste ? Non je ne pense pas qu’il était raciste ou antisémite mais juste un monstre au cœur de pierre qui faisait son boulot. Il a passé la guerre en ayant 2 promotions, comme tous les responsables de la déportation de la préfecture régionale de Bordeaux.

CB : C’était donc un monstre froid, un fonctionnaire de la haine pourrait-on dire ?

JMM : Oui. Il a tout fait pour bien faire ce qu’il avait à faire et en profiter pour avoir des promotions.

CB : Comme quoi parfois le crime paie. Merci Jean-Marie.

Nous allons terminer cette émission sur ces paroles fortes, sur ce témoignage qui m’apparaît essentiel aujourd’hui.

Je vous invite à lire l’ouvrage de Jean-Marie Matisson : « Procès Papon. Quand la République juge Vichy ». Éditions La Lauze.

Rendez-vous le mois prochain.

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