La Libre Pensée sur France Culture – Dimanche 10 avril 2022

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La loi de 1905 n’aura pas lieu

Chères auditrices, chers auditeurs, Bonjour. Au micro Christophe Bitaud, vice-Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

Pour parler aujourd’hui de loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, j’ai invité Jean Baubérot, historien et sociologue français, professeur émérite spécialiste de la sociologie des religions et fondateur de la sociologie de la laïcité.

Après avoir occupé la chaire d’« Histoire et sociologie du protestantisme » de 1978 à 1990, il devient titulaire de la chaire d’« Histoire et sociologie de la laïcité » de 1991 à 2007 à l’École pratique des hautes études dont il est actuellement le président d’honneur et professeur émérite. Il a écrit trente-deux ouvrages, dont un roman historique, et a dirigé treize livres collectifs et publié plus d’une centaine d’articles dans des revues à Comité de lecture. Il est le coauteur d’une Déclaration internationale sur la laïcité signée par 250 universitaires de 30 pays.

Dans son récent ouvrage intitulé « La loi de 1905 n’aura pas lieu (Tome II) », Jean Baubérot poursuit son enquête sur l’élaboration de la grande loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. J’en conseille la lecture à tous les laïques tant les éléments rapportés et analysés sont enrichissants.

C.B. : Quel fut le rôle de notre organisation, la Libre pensée, dans l’histoire de la Loi de 1905 ?

Jean Baubérot : La Libre Pensée réclamait la séparation des Églises et de l’État même avant la création de la IIIe République et donc elle a joué un rôle essentiel qui est sous-estimé à mon avis par les historiens pour deux raisons :

– d’abord parce que souvent la loi de 1905 a été étudiée dans le cadre d’une histoire du catholicisme et dans cette optique la question centrale c’est « qu’est-il arrivé à l’Église catholique avec la loi de 1905 ? » et la Libre Pensée se trouve mise en arrière fond.

– ensuite parce que la Libre Pensée est en général réduite à son courant le plus radical incarné par Maurice Allard, qui voulait une séparation antireligieuse.

Moi, j’ai opéré deux changements de perspectives. Le premier changement c’est de passer d’une optique d’histoire religieuse à une optique d’histoire politique où la question principale est « qu’a fait la République en promulguant la loi de Séparation des Églises et de l’État ? », et là évidemment, la Libre Pensée est en pleine lumière.

Et le deuxième changement est sur le fait que la Libre Pensée était une vaste organisation pluraliste, avec plusieurs courants et donc je donne les positions de chaque courant. Même ceux qui n’ont pas triomphé. Le courant qui a triomphé est celui d’Aristide Briand et Ferdinand Buisson qui était un courant à la fois anticlérical mais en même temps pacificateur qui voulait organiser une paix laïque avec toutes les convictions et religions.

En tant qu’organisation, signalons que la Libre Pensée a lancé le processus de séparation par des manifestations en mai 1903 qui ont eu lieu à Paris, dans des grandes villes mais aussi dans des bourgs et des villages. Quand la loi a été votée par l’Assemblée Nationale il y a eu le Congrès international de la Libre Pensée, entre l’Assemblée Nationale et le Sénat, et le Congrès a dit qu’il fallait accepter la loi telle qu’elle. Le Sénat a répondu à cet appel et c’est pourquoi la loi a pu être promulguée avant la fin de la législature, le 9 décembre 1905.

C.B. : Vous avez évoqué Aristide Briand et dans votre ouvrage vous montrez parfaitement quel fut le rôle essentiel d’Aristide Briand dans l’avènement de la loi de 1905. Pouvez-vous préciser ce rôle ?

J.B. : On était en régime parlementaire donc, comme rapporteur de la commission, il a eu un rôle très important. C’était un homme d’origine modeste, devenu militant libre penseur dès sa jeunesse et il a représenté notamment le cercle de Saint Nazaire de la Libre Pensée à l’enterrement de Victor Hugo en 1885. Il avait 23 ans.

Il a élaboré le projet qui fut soumis à la commission parlementaire. Il a mené avec Buisson les discussions de cette commission et ensuite il lui est revenu de présenter le projet à l’Assemblée Nationale et d’être un peu le maître d’œuvre de la discussion.

Il a été à la fois ferme sur les principes et souple sur leur application. Les principes essentiels de la loi étant d’une part l’article 1 qui dit que « la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes », et d’autre part l’article 2 qui dit que « La République ne reconnaît, ne salarie et ne subventionne aucun culte ».

Donc liberté pour les convictions et religions et aucune religion officielle.

C.B. : D’autres personnalités ont pris part à ce combat, je pense à Jaurès, Pressensé et Buisson.

J.B. : Bien sûr oui. Pour faire ces changements considérables où la religion devenait affaire privée, non pas au niveau d’une sphère intime mais au niveau d’un choix personnel libre, il a fallu qu’il y ait plusieurs acteurs.

Il y a eu Ferdinand Buisson qui était un des chefs de la Libre Pensée, qui était le président de la commission parlementaire, nettement plus âgé que Briand, adjoint de Jules Ferry au moment de la création de l’école laïque, et donc avait une aura, une autorité qu’il a mises au service de cette loi de 1905 et il a coopéré étroitement avec Aristide Briand pour, dit-il, « organiser la liberté ».

Il y a eu également Francis de Pressensé. Il était le président de la Ligue des droits de l’Homme. Il avait été un militant ardent pour la cause du capitaine Dreyfus et c’est lui qui a trouvé la formule de l’article 4. Cet article dit que la République respecte l’organisation de chaque Église, ce qui a calmé les inquiétudes d’un certain nombre de catholiques qui, évidemment, face à ces changements, étaient un petit peu désorientés.

Enfin, Jean Jaurès. Il a soutenu Briand en permanence et je crois que c’était important car au même moment les deux hommes avaient quelques désaccords car c’était le processus d’unification du parti socialiste. Jaurès se réconciliait avec le leader ouvrier révolutionnaire Jules Guesde et Briand était lui un socialiste plus réformiste. Il y a eu quelques tensions à ce niveau et pourtant les deux hommes ont collaboré étroitement pour arriver à ce résultat fondamental qu’est la séparation des Églises et de l’État.

La réalisation du vœu de la Révolution Française.

C.B. : Une des questions fondamentales du débat parlementaire fut celle du monopole de l’enseignement. Que pouvez-vous en dire ?

J.B. : Question très intéressante car elle conduit à parler du contexte de l’époque.

Il faut revenir à l’affaire Dreyfus, au tournant du XIXe et du XXe siècle car en ces années-là un courant nationaliste, antisémite, appuyé par une majorité de catholiques, même s’il y a eu des belles personnalités catholiques dreyfusardes, qui menaçait la République.

Face à cette offensive la République a réagi et elle a lutté contre les congrégations religieuses qui étaient puissantes, qui étaient hostiles à Dreyfus, sous la conduite notamment d’Émile Combes qui est devenu président du Conseil en juin 1902.

Il y avait certains républicains qui voulaient aller plus loin et qui voulaient établir un monopole de l’État sur tout enseignement. C’était mettre le doigt dans un engrenage puisque l’étape suivante, qu’ils indiquaient déjà, aurait été de surveiller les professeurs de l’école publique laïque, certains n’étant pas considérés comme étant assez républicains. De fil en aiguille on allait vers une répression, vers un arbitraire et c’est pour cela qu’un certain nombre de républicains de gauche comme F. Buisson, comme G. Clémenceau, et des intellectuels, ont lutté contre ce monopole de l’enseignement. Cela a créé une cassure au sein même de la gauche républicaine entre des éléments radicaux et des éléments plus libéraux, et c’est ce tournant qui a permis à la loi de Séparation des Églises et de l’État d’être une loi de libertés. Or les historiens ne parlent pas de cette histoire du monopole. C’est souvent le chaînon manquant qui fait que tout à coup la loi de Séparation arrive on ne sait d’où et qu’elle n’est pas très explicable.

C.B. : Un autre aspect très intéressant est la Séparation dans les trois départements d’Algérie (Article 43) qui ne fut jamais appliquée, avec toutes les conséquences désastreuses que l’on connaît.

J.B. : Eh oui. Vous avez tout à fait raison. L’Algérie était officiellement composée de trois départements français mais en fait c’était une colonie, peuplée par deux populations hétérogènes ayant des statuts bien différents :

– les colons, les européens d’Algérie, qui étaient des citoyens avec les mêmes droits et devoirs que les citoyens de la métropole et qui élisaient leurs représentants au parlement français.

– les arabes et les kabyles, que l’on désignait par le nom de « musulmans ». Désignation qui était à la fois religieuse et ethnique. Ces dits « musulmans » étaient privés du droit de vote, privés de beaucoup de droits fondamentaux, qui avaient un statut personnel à la fois coutumier et religieux.

Il faut insister sur le fait que ce terme de « musulman » avait une connotation ethnique et raciale, et j’en veux pour preuve la décision de la cour d’appel d’Alger en 1903 où elle emploie le terme de « musulman chrétien ». Pourquoi « musulman chrétien » ? Pour éviter que les arabes et les kabyles en devenant chrétiens, en se convertissant au christianisme puissent acquérir des droits de citoyens. On voit donc bien qu’il s’agissait d’un découpage ethnique.

Le projet de loi de la commission ne prévoyait rien de particulier au niveau de l’Algérie mais dans les débats parlementaires le lobby colonial a imposé l’article 43. Cet article indique que l’application de la loi en Algérie se fera par un règlement d’Administration publique. En fait le problème était le suivant : la loi de 1905 se fondait sur la liberté d’association créée en 1901 et elle accommodait cette liberté d’association aux caractéristiques spécifiques du culte. Or la loi 1901 n’existait pas en Algérie et dans les colonies. Pour cette raison on n’a pas appliqué la loi de 1905. Les Imams sont restés inféodés au pouvoir. Pendant l’Entre-deux-guerres les oulémas, les nationalistes algériens ont réclamé l’application de la Séparation mais ils ne l’ont jamais obtenue.

C’est malheureusement une histoire lourde qui pèse encore sur l’actualité.

C.B. : En vous lisant, qu’apprend-t-on de nouveau sur un sujet que l’on croit, peut-être à tort, bien connaître ?

J.B. : Effectivement il y a déjà eu des histoires de la Séparation mais comme je l’ai indiqué, la perspective a été en général celle d’une histoire religieuse.

Moi, je fais cette perspective plus neuve d’une histoire politique et c’est un changement considérable au niveau du point de vue, presque spatial du terme. C’est un autre paysage si je peux dire, qui apparaît. Dans ce paysage, l’Église catholique, tout en ayant sa part, n’est plus au centre. Ce qui est au centre c’est la République elle-même et les républicains dans leurs diverses composantes et spécialement dans leurs débats internes pour savoir quelle séparation il faut effectuer. On allait dans l’inconnu et donc rien n’était évident a priori. Il y a eu de très riches débats que je retrace avec le plus de précisions possibles.

– Que veut dire une égale liberté de conscience entre les religions et les convictions ?

– Que signifie le libre exercice du culte dans la cadre d’un ordre publique démocratique ?

– Que signifie la suppression de toute officialité religieuse, la suppression du budget du culte, du salaire du clergé etc. .

Dans mon livre je dégage quatre conceptions différentes qui ont été adoptées par les républicains. J’essaye de donner la cohérence interne de chacune de ces conceptions. L’historien doit essayer d’avoir de l’empathie pour tout le monde et d’expliquer les positions de chacun.

Je donne les positions des vainqueurs, mais je donne aussi les raisons de ceux qui n’ont pas triomphé. Il est important de les prendre en compte.

J’insiste aussi sur deux aspects de l’historiographie qui ont été peu pris en compte jusqu’à présent : d’une part les manifestations de la religion dans l’espace public (le droit de porter ou pas la soutane, les processions, les symboles religieux etc.). C’est une question très actuelle où les arguments sont très proches de ceux échangés aujourd’hui à propos des manifestations de la religion dans l’espace publilic. Et d’autre part il y a des enjeux de police des cultes : que signifie la liberté de religion et la liberté par rapport à la religion ? Deux libertés qui doivent s’articuler.

J’ai travaillé pas mal sur la presse. Elle donne des éléments qui permettent de retracer la séparation, de la lier aux luttes sociales, de la lier aux revendications féministes, de la lier aux préoccupations internationales (guerre Japon-Russie qui préoccupe beaucoup), et je finis mon livre par trente-deux thèses qui donnent à la fois les fondamentaux de la séparation et qui replace la séparation dans l’histoire longue de la laïcité du XIXe siècle à aujourd’hui.

C.B. : Notre émission touche à sa fin. En quelques mot et en conclusion, je crois savoir qu’un troisième tome de votre ouvrage est prévu, sur quoi portera-t-il ?

J.B. : Chaque tome peut se lire séparément. Le premier tome portait sur les origines de la loi de Séparation, le second tome porte sur la loi elle-même et le troisième tome sera sur l’application de la loi, là encore mouvementée puisque le Pape a refusé la loi en Août 1906 mais Briand a continué la même politique et la séparation était pacifique en 1908, trois ans après le vote de la loi, ce qui est remarquable étant donné toutes les péripéties que la loi a traversées.

Je remercie notre invité Jean Baubérot, et vous donne rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle émission.

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