A propos des avis du Conseil d’État sur des dissolutions d’associations

Pour nous suivre

Afin d’éclairer les militants laïques et défenseurs des libertés démocratiques sur les méfaits de la loi « Séparatisme » et « Sécurité globale », la Libre Pensée publie cette note juridique, faite par sa commission « Droit et Laïcité » sur les récentes dissolutions d’associations et les arrêts contrastés du Conseil d’État, acceptant certaines et refusant d’autres.

Si le sujet peut sembler ardu de prime abord, il convient d’étudier soigneusement les choses pour que les partisans des libertés démocratiques comprennent pour qu’ils puissent agir.

 

NOTE

Le contrôle de la dissolution administrative des associations par le Conseil d’État

L’évolution de la législation en matière de dissolution administrative des associations, marquée notamment, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, par l’imputation à celles-ci des agissements de certains de leurs membres, avait d’une certaine façon été anticipée dans la jurisprudence récente du Conseil d’État. En revanche, paradoxalement, ce dernier semble faire preuve de plus de retenue depuis que la nouvelle loi s’applique.

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De la lutte contre les groupements armés à celle contre les associations dans leur ensemble, notamment musulmanes

En application de l’article premier de la loi du 10 janvier 1936, repris à l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure créé en 2012, et comme le précisait le titre de la section 1 du livre II de ce dernier, la dissolution administrative des associations était initialement réservée aux « groupes de combat et milices privées » : « Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : / 1°- Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ; / 2°- Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ; / 3°- Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ; / 4°- Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ; / 5°- Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ; / 6°- Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ; / 7°- Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger. / Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal. » Il importe de préciser que les 6° et 7° de cet article résultent d’ajouts opérés par les lois des 1er juillet 1972 et 9 septembre 1986 relatives à la lutte contre respectivement le racisme et le terrorisme, la seconde ayant été votée à la suite des attentats de février, mars et septembre (rue de Rennes) 1986.

La loi du 24 août 2021 a modifié cet article sous différents aspects, si bien que le cadre légal actuel a changé sinon de nature du moins de portée. D’une part, elle a intitulé le chapitre II du titre 1er du livre II du code de la sécurité intérieure « Suspension ou dissolution de certains groupements et associations » en lieu et place de la formulation plus précise et plus restreinte de « Groupes de combats et milices privées », ce qui étend beaucoup le champ de ces dispositions répressives. D’autre part, sans préjudice de la modernisation de sa rédaction, elle a élargi celui du 6° de l’article L. 212-1 : il ne s’agit plus seulement de permettre au pouvoir exécutif de dissoudre des associations ou des groupements de fait qui «  […] provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes […] » mais également ceux qui y « […] contribuent par leurs agissements […] », une formulation suffisamment vague pour atteindre beaucoup de personnes morales. Dans le prolongement de cette modification, la loi du 24 août 2021 introduit un article L. 212-1-1 dans le code de la sécurité intérieure qui impute à l’association ou au groupement de fait les agissements individuels de ses membres, même si le législateur a entendu mettre des garde-fous qui cependant ne sont pas par eux-mêmes très solides : « Pour l’application de l’article L. 212-1, sont imputables à une association ou à un groupement de fait les agissements mentionnés au même article L. 212-1 commis par un ou plusieurs de leurs membres agissant en cette qualité ou directement liés aux activités de l’association ou du groupement, dès lors que leurs dirigeants, bien qu’informés de ces agissements, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient. » Il convient de noter que les associations et groupements de fait de droit commun ne bénéficient pas des garanties minimales qui sont reconnues aux clubs de partisans d’équipes sportives par l’article L. 332-18 du code du sport.

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Les anticipations de la nouvelle législation dans la jurisprudence récente du Conseil d’État

Certes, dans la période récente, le juge des référés du Conseil d’État a rendu au moins une décision strictement conforme aux termes des 2° et 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021. Par une ordonnance du 3 mai 2021, il a rejeté la demande de suspension du décret du 3 mars 2021 par lequel le président de la République avait dissous l’association Génération identitaire1. Il a motivé comme suit cette ordonnance : « 2. Sur le fondement des 2° et 6° de cet article, a été pris, le 3 mars 2021, un décret portant dissolution de l’association ” Génération identitaire ” […] / 7. Il ressort de la motivation du décret litigieux que, pour prononcer la dissolution, l’auteur du décret s’est fondé, sur le fait que l’association promouvait une idéologie provoquant à la haine, à la violence et à la discrimination des individus à raison de leur origine, de leur race ou de leur religion [6°], et sur ce qu’elle employait dans sa communication comme dans son organisation, une symbolique et une rhétorique martiales, l’identifiant implicitement ou explicitement à une formation paramilitaire [2°]. »

En revanche, dans trois affaires au moins, le Conseil d’État a anticipé, à certains égards, les évolutions législatives futures.

Après avoir suspendu l’exécution d’un premier décret du 14 janvier 2016 par lequel le président de la République entendait dissoudre l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, le juge des référés du Conseil d’État, par une ordonnance du 26 juillet 201′2, a rejeté la demande de sursis à exécution d’un second décret du 6 mai 2016 prévoyant à nouveau cette dissolution. Le Conseil, sur le fondement du 6° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure dans sa rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021, commente ainsi son ordonnance : « […] l’Association des musulmans de Lagny a contribué à propager l’idéologie de l’ancien imam de la mosquée de Lagny, qui prônait un islamisme radical, appelant au rejet des valeurs de la République et faisant l’apologie du djihad armé ainsi que de la mort en martyr », en sorte que « […] la dissolution n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés de religion, de conscience et d’association. » Le vocabulaire revêtant en ces matières une grande importance, observons que l’association dissoute l’aurait été à bon droit non pas au motif qu’elle aurait propagé « des idées ou théories tendant à justifier ou encourager […] discrimination, […] haine ou […] violence » mais aurait simplement « contribué » à cette diffusion. Au surplus, ce n’est pas tant la propagande de l’association elle-même qui était en cause que celle d’un ancien imam : la responsabilité personnelle du ministre du culte entraînait déjà celle du groupement dans l’appréciation de la Haute juridiction.

Plus récemment, peu de temps après le discours des Mureaux du 2 octobre 2020 du Chef de l’État présentant le projet de loi contre les « séparatismes », le Conseil d’État a rejeté, par une ordonnance du 25 novembre 20203, la demande de suspension du décret du 28 octobre 2020 par lequel le président de la République a dissous l’association Barakacity. Pour motiver sa décision, il a opéré une distinction entre les propos généralement polémiques de cette association, qu’il a implicitement regardés comme relevant du droit d’expression, et ceux rendus publics à des dates plus proches : « Si ces messages traduisent depuis plusieurs années des positions polémiques sur des questions comme le conflit israélo-palestinien, la situation des Rohingyas en Birmanie, la situation politique en France ou encore les préceptes de l’islam, ils ne peuvent par eux-mêmes, alors même qu’ils seraient sans rapport avec l’objet humanitaire de l’association, être regardés comme entrant dans le champ des dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Toutefois, d’une part, dans la période récente, certaines de ces prises de position comme celles émises, à la fin du mois d’août 2020 en marge des procès de l’attentat de Christchurch, glorifiant la mort en martyr, ou, au début du mois de septembre 2020 de l’attentat contre le journal ” Charlie Hebdo ” appelant de ses vœux des châtiments sur les victimes ou encore exposant à la vindicte publique, à la fin du mois de septembre 2020, des personnes nommément désignées en désaccord avec ses idées, incitent à la haine et à la violence. D’autre part, ces prises de position ont elles-mêmes suscité de nombreux commentaires antisémites, haineux, incitant à la violence et au meurtre que l’auteur du décret a pu prendre en compte afin d’établir le caractère provocateur des propos diffusés […] »

Cette rédaction appelle deux observations. D’une part, sans partager en quoi que ce soit les prises de position de l’association Barakacity, la différenciation effectuée par le Conseil pour séparer parmi celles-ci ce qui aurait relevé de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure de ce qui lui serait resté étranger a procédé, selon nous, d’une appréciation très subjective du juge, influencée par le contexte politique et social du moment. Bien qu’ayant eu une vocation humanitaire, l’association Barakacity avait aussi une orientation religieuse. Or, parfois d’ailleurs de manière symbolique, le discours religieux est par lui-même souvent empreint de violence. Une association protestante dont le pasteur prononcerait un sermon enflammé dans lequel serait cité ce passage de la Bible : « L’Éternel garde tous ceux qui l’aiment, et il détruit tous les méchants » (Psaumes, 145,20), devrait-elle être dissoute ? Bien que les libres penseurs soient ainsi voués aux enfers, nous ne le pensons pas. D’autre part, le Conseil d’État a imputé à l’association Barakacity la responsabilité des propos tombant sous le coup de la loi que d’autres auraient proférés, selon lui, en raison des prises de position du groupement dissous. Il y a là un glissement pour le moins dangereux.

En dernier lieu, sur le fondement de la rédaction de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021, par un arrêt du 24 septembre 2021, le Conseil d’État a rejeté au fond la demande d’annulation, présentée par le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), du décret du 2 décembre 2020 par lequel le président de la République a dissous cette association4. S’il a reconnu que le CCIF n’avait rien entrepris «  en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger », contrairement à ce que soutenait l’auteur du décret, en revanche, il a considéré que ce collectif avait mené des actions « […] de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager […] » au sens du 6° de l’article L. 212-1 ancien du code de la sécurité intérieure. De quelles actions s’agissait-il ? Essentiellement l’expression d’opinions jugées dangereuses : « […] le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques française mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans. Le CCIF entretenait toujours, à la date du décret attaqué, des liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République. »

Là encore, la motivation de l’arrêt du 24 septembre 2021 appelle deux remarques. D’une part, il est difficile d’inférer des opinions du CCIF un appel à la discrimination, à la haine et à la violence. Il s’agit plutôt, à l’inverse, de propos exprimant le sentiment d’une partie de la population de subir ces trois fléaux. D’autre part, à supposer même que leur action puisse constituer un danger de même nature que celui induit par l’intervention de groupes armés ou de milices privées dans la rue, il paraissait difficile, en l’état des textes applicables à la date du décret, d’imputer au CCIF la responsabilité des agissements des « […] des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République. »

Par suite, dans le climat régnant après les attentats de 2015 et tout particulièrement durant les mois d’élaboration de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, avant même l’entrée en vigueur de celle-ci, le Conseil d’État a rendu plusieurs décisions en défaveur d’associations musulmanes dissoutes par le président de la République en leur imputant une responsabilité incombant au premier chef à des tiers et en regardant, au prix d’une interprétation extensive des textes alors applicables, leurs prises de position diverses comme autant d’indices d’une provocation à la discrimination, à la haine et à a violence.

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L’amorce d’une éventuelle inflexion de la jurisprudence du Conseil d’État après l’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021

L’entrée en vigueur de la loi du 24 août 2021, en tant qu’elle modifie la partie du code de la sécurité intérieure relative à la dissolution administrative des associations, aurait dû conduire le Conseil d’État à prolonger plus loin le sillon qu’il avait commencé à creuser auparavant. Or, il a fait paradoxalement preuve de retenue dans une affaire récente où n’était d’ailleurs pas en cause une association musulmane, circonstance dont nous n’aurons pas la faiblesse de penser qu’elle aurait pu avoir la moindre incidence sur la solution du litige.

Par une ordonnance du 16 mai 20225, le juge des référés du Conseil d’État a suspendu l’exécution du décret du 30 mars 2022 par lequel le président de la République entendait dissoudre, pour provocation « à des manifestations armées dans la rue », le Groupement antifasciste de Lyon et environs (GALE), sur le fondement du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. L’intérêt de cette ordonnance ne réside pas dans la réponse donnée à la question de savoir si le GALE aurait été ou non à l’origine de manifestations armées de rue mais dans l’imputation de la responsabilité d’un tiers à une association ou à un groupement de fait en vue de sa dissolution administrative. Le juge des référés a considéré en l’espèce que « […] la circonstance que des membres ou sympathisants du groupement aient participé à certaines de ces manifestations [de gilets jaunes et contre le passe sanitaire], en qualité de « militants antifascistes », ne saurait, à elle-seule, conduire à imputer au groupement dissous les éventuels agissements violents commis lors de ces manifestations ». Il a également estimé que « […] la circonstance que des membres ou sympathisants du groupement aient participé au festival « antifafest » les 10 et 11 décembre 2021 à Vaux-en-Velin ne saurait conduire à imputer à ce groupement, qui n’était pas l’organisateur de la manifestation, la responsabilité des propos anti-police qui auraient été prononcés sur scène à cette occasion. »

En outre, à la différence de ce qu’il a pu faire dans ses décisions précédentes ci-dessus rappelées, le juge des référés du Conseil d’État a procédé à une évaluation nuancée des propos tenus publiquement par le GALE : « Très actif sur les réseaux sociaux, il affirme privilégier, « en tant que groupe antifasciste autonome et révolutionnaire, l’action directe comme un outil de lutte ». Ce positionnement et la terminologie employée ne sauraient, en eux-mêmes, caractériser, une provocation à des agissements violents au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. De même, si le groupement relaie, parfois avec une complaisance contestable, les violences commises à l’encontre des forces de l’ordre, la revendication par le groupement d’un discours très critique à l’égard de l’institution policière ne saurait caractériser, à elle-seule, une provocation à des agissements violents, au sens du 1° de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. » De même, il a considéré que « […] ne peuvent être regardées, à elles-seules, comme une légitimation du recours à la violence, les publications sur les réseaux sociaux du groupement dit « la GALE», lesquelles s’inscrivent dans le cadre du positionnement politique « antifasciste » et « anticapitaliste » du mouvement. ».

Bref, alors même que la loi du 24 août 2021 ouvre à cet égard de nouvelles possibilités, tant au regard de l’incidence de la responsabilité des tiers sur celle de l’association, fondée désormais sur l’article L. 212-1-1 nouveau du code de la sécurité intérieure, que de l’analyse même des propos susceptibles d’être retenus contre une association ou un groupement de fait pour justifier sa dissolution administrative, le Conseil d’État a fait preuve vis-à-vis du GALE d’une retenue à laquelle il ne nous avait pas habitués avant l’entrée en vigueur du nouveau texte, à propos des associations musulmanes.


  1. CE, Ord., 3 mai 2021, Génération identitaire, n° 451743. 

  2. CE, Ord., 26 juillet 2016, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, n° 401379 et 401380 

  3. CE, Ord., 25 novembre 2020, Barakacity, n° 445774. 

  4. CE, 24 septembre 2021, Collectif contre l’islamophobie en France, n° 449215. 

  5. CE, Ord., 16 mai 2022, Groupement antifasciste de Lyon et environs, n° 462954.