La Libre Pensée sur France Culture – Dimanche 8 janvier

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Chères auditrices, chers auditeurs bonjour.

Au micro Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération nationale de la Libre Pensée.

J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Philippe Besson, auteur d’un ouvrage paru récemment aux Editions Théolib intitulé La cause de l’Irlande.

Au préalable je voudrais te dire, Philippe, que j’ai eu le plaisir de lire ton livre et je ne saurais trop le recommander à nos auditeurs. Peux-tu en quelques minutes, et j’ai bien conscience qu’il s’agit là d’une gageure, nous faire un bref historique de ce pays ?

Philippe Besson : En quelques minutes c’est un défi redoutable. Je dirai simplement qu’à partir de 1175 et la décision du Pape à l’époque, de confier l’île d’Irlande sous la houlette de la couronne d’Angleterre, on peut dire encore aujourd’hui, de manière réfractée mais toujours actuelle, que l’Irlande est la plus vieille colonie de l’Angleterre.

Bien sûr neuf siècles d’histoire, domination, oppression, exploitation, rébellion, révolte et en particulier des dates marquantes qui ont vu le choix par exemple de Cromwell de dire que tous ceux qui résistaient à la couronne d’Angleterre avaient le choix entre le Connacht c’est-à-dire la partie la plus occidentale de l’ile autour de Galway, partie où les tourbières, les terres sont les moins fertiles, ou l’enfer.

Alors pour donner un cadre à cette réflexion je voudrais citer un morceau de la préface du livre qui a été réalisée par notre ami Jean-Marc Schiappa :

« Toute personne éprise de liberté ne peut qu’aimer l’Irlande et la cause irlandaise. Les choses sont d’une simplicité cruelle. La personne dont la sympathie active ne va pas immédiatement, spontanément, absolument vers une « petite » nation, agressée, humiliée, occupée, affamée (et je parle aussi bien de la famine de 1847 que de Bobby Sands), martyrisée, moquée, assassinée (Bloody Sunday) par une « grande » nation, cette personne peut être rangée aussitôt chez les cyniques et les complices. C’est une mesure de salubrité mentale que de se détourner de ces personnes.

Dans le cas de l’Irlande, il faut rajouter deux paramètres :

Le premier paramètre est la question de l’unité de l’Irlande. Tant que l’Irlande ne sera pas unie, elle ne sera pas libre. Il n’est pas exclu du tout que cela ait lieu de notre vivant. Ce sera un jour de grande joie. Un des crimes, conscients, volontaires, de l’impérialisme britannique est la partition. C’est une constante que ces fausses indépendances. C’est la politique du colonialisme, toujours, partout, trouver un serviteur indigène et lui accorder une petite place à l’ombre du maître. Malcom X a écrit de fort belles et justes choses à ce propos.

Le second est la place de l’Église catholique.

Contre le protestantisme, produit d’importation, le catholicisme s’est donné une allure d’Église nationale. Cela lui a permis de commettre tous ses propres crimes, lavés par l’eau bénite. Et cela a permis, aussi, d’introduire une division artificielle entre croyants et non-croyants, protestants et catholiques, au sein des partisans de l’indépendance et de l’unité irlandaises. » 

C.B. : Pour continuer sur le sujet que tu viens d’évoquer, tu montres parfaitement, et ça peut surprendre les lecteurs, que la guerre de religions que l’on décrit souvent entre catholiques et protestants est un leurre. Comment analyses-tu, que, au cours de l’histoire irlandaise, catholiques, protestants, anglicans, presbytériens ont su parfois trouver les voies et les moyens pour s’unir pour le Droit. La réelle lutte a toujours été celle des opprimés contre les oppresseurs. Peux-tu développer ce point pour éclairer nos auditeurs ?

P.B. : Si tu veux c’est un peu comme la Guerre d’Espagne et la Révolution espagnole que l’on ne peut pas limiter à la lutte des franquistes contre les républicains. Les choses, et Ken Loach l’a montré dans plusieurs films, sont plus complexes.

Là il serait erroné de dire que tous les républicains sont catholiques et que tous les partisans du maintien du lien de sujétion sous la couronne britannique sont forcément protestants. Les choses sont plus complexes et surtout, historiquement, ce n’est pas ainsi que cela s’est passé.

Je voudrais donner deux ou trois éléments.

Historiquement le Mouvement national républicain pour l’unité et l’indépendance de l’Irlande pour en finir avec la monarchie est plutôt parti des cercles les plus éclairés de l’intelligentsia protestante de Belfast. Par exemple, au moment de la Révolution française il est un mouvement que l’on appelle « Les irlandais unis ». Le chef des irlandais unis, Wolfe Tone, est un avocat protestant de Belfast. Il sera exécuté par la couronne. Quelques années plus tard, l’un des chefs d’une insurrection à Dublin, Robert Emmet, est lui aussi protestant.

Quand sourd le mouvement des peuples en Europe autour de 1848, donc juste après la grande famine dont nous avons parlé, il existe en Irlande un mouvement qui s’appelle « La jeune Irlande » (Young Ireland). Ce mouvement va recevoir des insurgés français un drapeau qui est conçu comme le drapeau tricolore de la République française (bleu, blanc, rouge) sauf qu’il est vert, blanc et orange. La symbolique est très claire : le blanc de la concorde et de l’harmonie entre le vert des républicains, ceux qui souhaitent une Irlande unie, et l’orange de la maison d’Orange qui avait remporté la bataille de la Boyne en 1690 et qui est fondatrice de la nation protestante si je puis dire.

Or, ces républicains de la Jeune Irlande sont soit catholiques, soit anglicans, soit protestants, soit presbytériens et pour certains d’entre eux libres penseurs. Donc c’est un mouvement extrêmement important.

Je pense que ce qui a fait modifier cet état d’esprit et ce pluralisme se sont deux facteurs. Du côté protestant la naissance d’une confrérie sectaire à partir de 1795, que l’on appelle l’Ordre d’Orange, qui va structurer la communauté protestante autour de valeurs et de relations communautaires extrêmement fortes : la couronne et Dieu. Et en même temps des questions sociales. Nous reviendrons sur la place du mouvement ouvrier.

De l’autre côté, l’Église catholique qui va tenter de s’emparer du combat républicain. Il faut rapidement, le temps nous est compté, tordre le cou à une idée reçue : l’Église catholique irlandaise n’est pas l’alliée naturelle des nationalistes républicains favorables à l’unité de l’Irlande. Juste un élément : 1981, beaucoup de nos auditeurs s’en souviennent, c’est la grève de la faim, et en particulier autour du militant républicain, député, Bobby Sands. Le 17 juin 1981 la conférence épiscopale des évêques catholiques de toute l’Irlande est amenée à se pencher sur la question de la grève de la faim. D’abord par un renvoi dos à dos. Que disent les évêques : « Nous devons une nouvelle fois dire un non décisif aux violences de toutes sortes. Beaucoup de ces maux proviennent de l’existence d’armées privées et d’organisations paramilitaires qui prétendent au droit de faire la guerre ». L’armée britannique qui a tué, qui a mutilé, qui a torturé, qui a emprisonné, est en quelque sorte « exonérée » de ses crimes.

Il faut encore aller plus loin. Que dit l’épiscopat irlandais catholique :« Nous supplions les grévistes de la faim [dont 10 vont mourir dans les prisons au large de Belfast] de méditer de manière approfondie sur le mal de leurs actions et leurs conséquences. Le mépris de la vie humaine, l’incitation à la vengeance, l’exploitation des grèves de la faim pour poursuivre une campagne de meurtres, l’intimidation des innocents, l’incitation des enfants à la violence, tout cela constitue une effroyable quantité de mal. » C’est la Conférence des évêques catholiques d’Irlande le 17 juin 1981 à Maynooth.

On a là donc la bascule qui fait que l’on va vouloir enfermer les communautés dans une communauté de destin et non plus dans une aspiration commune à l’unité et à l’indépendance de l’île.

C.B. : Nos sommes effectivement bien loin d’un affrontement manichéen entre catholiques et protestants. Autre sujet souvent occulté dans cette saga irlandaise : quel fut le rôle du mouvement ouvrier dans l’indépendance et l’unité de l’Irlande ?

P.B. : Je crois que c’est un rôle décisif dès le départ. Tout le monde connaît, nos auditeurs connaissent, l’élément fondateur que fut l’insurrection du fameux lundi de Pâques de 1916. Pour ceux qui ont vu un certain nombre de films, je pense en particulier à Michael Collins avec Liam Neeson dans le rôle principal, on se souvient de cette insurrection armée, la prise de la Grande Poste dans ce qui est aujourd’hui O’Connell Street en plein cœur de Dublin, eh bien il faut savoir que c’est le produit d’une action militaire de deux organisations. Une organisation militaire nationaliste républicaine irlandaise et puis une organisation qui s’appelle Irish Citizen Army (l’armée des citoyens d’Irlande).

Qu’est-ce que l’Irish Citizen Army ? C’est au point de départ un service d’ordre du mouvement syndical protégeant Liberty Hall (la grande Bourse du travail de Dublin), et qui est dirigé par un homme James Connolly, un des dirigeants ouvriers majeurs du combat en Irlande. Il est « techniquement » né en écosse de parents irlandais, a vécu aux Etats-Unis, est revenu en Irlande, a été le fondateur des syndicats, a été l’un des grands dirigeants d’une grève sur les ports et docks de Belfast en 1907 qui a uni les ouvriers catholiques et protestants contre le patronat des chantiers navals. Il a été ensuite l’un des grands organisateurs de ce qu’on appelle le « Lock out » de Dublin de 1913 et c’est lui le fondateur de cette « Armée des citoyens d’Irlande ». Je précise, pour lui rendre hommage, que blessé dans le siège de la Grande Poste, la crainte qu’il inspire à la couronne et aux possédants fait qu’il sera fusillé sur une chaise quelques jours après son arrestation. Aujourd’hui encore, un siècle et plus après, dans les pubs de Dublin et de Derry on chante Jimmy Connolly.

Le combat pour le parti ouvrier, le Labour Party, continue aujourd’hui. Il est clair que la connexion ou la corrélation entre la question nationale que l’on vient de voir très rapidement, et la question sociale est au cœur des préoccupations.

Je voudrais citer Connolly très brièvement. En 1897, alors que l’impérialisme anglais cherche à aménager les formes de sa domination en accordant une « autonomie interne » (Home Rule) au sud de l’Irlande, mais en excluant l’Ulster, Connolly écrit : « Tout espoir d’unir les travailleurs indépendamment des questions religieuses et des vieux cris de guerre sera brisé ; au Nord comme au Sud la question du « Home Rule » sera utilisée pour préserver les iniquités des capitalistes et des propriétaires fonciers. Je parle en connaissance de cause de ce que sont les sentiments du mouvement ouvrier organisé en Irlande en assurant que nous préférerions voir la loi sur le « Home Rule » repoussée que de la voir adoptée en excluant de celle-ci tout ou partie de l’Ulster. »

D’ores et déjà dès 1897, Connolly, de manière prémonitoire, s’oppose à ce que la Couronne va décider après 1916 : la partition de l’île entre un État libre qui va devenir une république, au sud, et six comtés du nord de l’Irlande qui restent sous la domination politique, militaire, juridique et institutionnelle de la couronne britannique. Cette situation perdure et nous venons de « fêter » le centenaire de la partition de l’Irlande.

C.B. : Une grande place est aussi donnée dans ton ouvrage à la question des méfaits de l’emprise cléricale sur les corps et les consciences : les crimes de pédophilie du clergé, l’exploitation ignoble et barbare des filles-mères dans les entreprises commerciales de l’Église catholique et les 800 enfants enterrés à Tuam…

P.B. : Tu as donné le cadre. Pour ceux qui sont un peu cinéphiles entre « The Magdalene Sisters » ou « Philomena » on a le corps du délit si je puis dire.

Je crois qu’il faut s’attarder non pas sur les faits puisque tu les as donnés, mais sur les conséquences.

Les quatre derniers referendums qui ont eu lieu en Irlande qui portent sur le droit au divorce, le droit à l’interruption volontaire de grossesse, l’existence et l’installation d’un mariage pour tous et la réfutation du fameux délit de blasphème, ces quatre referendums ont tous été victorieux du côté des partisans de la plus absolue liberté de conscience. Je crois que c’est effectivement le résultat majeur de la perte d’influence de l’Église catholique romaine ; et comprendre que par exemple, jusqu’au Sénat et la Chambre des députés, quatre rapports successifs sur les crimes de pédophilie, de maltraitance de l’Église catholique ont été débattus, y compris jusqu’au plus haut niveau de l’État, sur les quinze dernières années.

À partir de là il est évident que les conséquences sont majeures pour l’Église.

C.B. : Pour conclure, que peut-on dire de l’actualité et des perspectives d’avenir du combat pour un Irlande unie, une Irlande républicaine, égalitaire et laïque ?

P.B. : Je pense que la question de l’unité de l’Irlande qui a pu apparaître pendant des décennies comme un peu utopique ou illusoire est revenue au cœur du problème pour deux raisons.

D’abord il y a eu le referendum en Ecosse qui certes n’a pas été victorieux mais a donné des idées à beaucoup de gens, et puis la question du Brexit qui a fait exploser les frontières. La frontière entre l’Union Européenne et les îles britanniques (et l’Irlande du nord en fait partie) se trouve en mer d’Irlande. C’est une frontière maritime inacceptable pour les partisans unionistes qui sont les défenseurs les plus acharnés du lien avec la couronne.

Cela rebat toutes les cartes.

Dernière remarque : les dernières élections législatives de mai 2022 en Irlande du Nord, ont donné pour la première fois depuis un siècle la victoire aux républicains du Sinn Fein. C’est d’ailleurs tellement énorme qu’il n’y a aucun gouvernement de constitué depuis 6 mois et que légalement, institutionnellement, suite aux accords dits du vendredi Saint de 1998, il va y avoir courant 2023 de nouvelles élections.

C’est en tout cas un encouragement que l’île d’Irlande, avec ses 32 comtés, soit réunie, soit unie, indépendante, libre, sociale et donc séculière. Pour les auditeurs français nous dirons laïque.

C.B. : C’est sur ces fortes paroles que nous allons conclure notre émission. Merci Philippe.

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