Fusillés pour l’exemple : Audition au Sénat du vice-président de la Libre Pensée

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FÉDÉRATION NATIONALE DE LA LIBRE PENSÉE

AUDITION :

PROPOSITION DE LOI DE RÉHABILITATION DES FUSILLÉS POUR L’EXEMPLE

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SÉNAT

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Monsieur le président, Mmes les sénatrices, MM. Les sénateurs,

La Grande Guerre entraîna la mobilisation de près de soixante-dix millions d’hommes dans le monde, dont huit millions en France, venus de métropole et des colonies. Sur ce total, dix millions furent tués et vingt millions blessés. En novembre 1918, notre pays comptait un million et demi de soldats morts au combat, dont les noms s’affichent dans un cortège sans fin sur les 40 000 monuments aux morts des communes de France. Il recensait également trois millions et demi de blessés, dont un million d’invalides. Par eux-mêmes, ces chiffres attestent de la brutalité du premier grand conflit de l’ère industrielle, dont personne n’imaginait l’ampleur ni la longueur quand il s’ouvrit en août 1914. Dans les tranchées roulait le flot impétueux du sang des combattants.

Devant cette apocalypse, des hommes refusèrent des engagements inutilement meurtriers, se mutilèrent volontairement pour échapper à l’enfer, furent au bord de l’épuisement ou se trouvèrent malgré eux éloignés de leur unité en raison de la désorganisation des troupes. Dans toutes les armées du monde, nombre d’entre eux tombèrent sous les balles de soldats portant le même uniforme qu’eux, souvent en l’absence de tout procès, parfois aux termes de jugements rendus de manière expéditive. Les chiffres officiels des fusillés pour l’exemple provoquent un sentiment de stupeur : neuf fusillés pour l’exemple en Belgique ; 48 en Allemagne ; 346 dans l’Empire Britannique ; 639 en France sur 2 500 condamnations ; 729 en Italie ; 754 dans l’empire Austro-hongrois. Dans un texte inédit datant de 1934, récemment publié sous le titre Guerre, Louis-Ferdinand Céline, blessé grave du début de la Grande Guerre que son pacifisme intégral entraînera à des extrémités politiques inexcusables, évoque le destin tragique des fusillés pour l’exemple : « C’est derrière le grand séminaire dans un enclos qu’on fusillait au petit jour. […] À peu près deux fois par semaine. […] C’était presque toujours le mercredi et le vendredi. »

À la suite de ces exécutions, des familles entières ont injustement porté le fardeau du déshonneur jeté sur les fusillés pour l’exemple quand elles n’eurent pas la chance d’obtenir le soutien dans l’entre-deux-guerres de certaines associations d’anciens combattants ou de défense des droits de l’Homme. En dépit du temps écoulé, cette mémoire douloureuse du sort funeste réservé à leurs proches et à leurs descendants hante encore des Français aujourd’hui. Les vœux adoptés depuis une vingtaine d’années par deux mille conseils municipaux et trente-et-un départements attestent du profond enracinement dans les profondeurs du pays du souvenir de cette tragédie dont l’ampleur soulève encore l’effroi et nourrit une forte demande de réparation symbolique nationale.

Un Premier ministre et deux présidents de la République successifs ont effectué un pas dans cette direction sans atteindre la destination attendue, sans parvenir à soulager un mal discret mais lancinant, une blessure encore ouverte dans l’histoire nationale. Sur le site symboliquement très fort de Craonne, M. Lionel Jospin avait déclaré, en 1998, « Que ces soldats, “fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. » Le 11 novembre 2008, M. Nicolas Sarkozy avait considéré que « […] beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. » Enfin, en novembre 2013, M. François Hollande a, plus sobrement, noté que « Certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes ».

Certes, à l’initiative de la Fédération nationale de la Libre Pensée (FNLP) qui agit en faveur de la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre depuis trente ans, au moyen notamment de nombreux rassemblements chaque 11-Novembre, des milliers de citoyens ont contribué à la souscription au terme de laquelle a pu être solennellement érigé à Chauny, sur la ligne de front, un monument en leur honneur, en avril 2019. Néanmoins, seuls les représentants de la nation, à défaut de déclaration politique dénuée de toute ambiguïté de la part des plus hautes autorités de l’État, sont en mesure de procéder à la réparation de cette injustice, au sens propre comme figuré.

Précisons d’abord qu’aujourd’hui, la révision des condamnations de chacun des fusillés telle qu’elle eut lieu dans l’entre-deux guerres, non d’ailleurs sans difficulté, sur le fondement des lois d’amnistie des 29 avril 1921 et 3 janvier 1925 ouvrant des voies de recours auprès de la Cour de cassation et du 9 mars 1932 instituant la Cour spéciale de justice militaire (CSJM) n’est plus possible : les témoins ont disparu ainsi qu’un cinquième des dossiers nécessaires au réexamen des situations individuelles. Seule paraît donc juridiquement possible une réhabilitation collective directement par l’effet de la loi, un peu semblable à celle du 9 août 1924 tendant à la réhabilitation des soldats exécutés sommairement, adoptée sous le gouvernement présidé par Édouard Herriot.

Notons ensuite que les exécutions des 639 fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre résultèrent de jugements rendus au terme d’une procédure illégale, ainsi que l’a démontré durant le conflit lui-même le député radical-socialiste Paul Meunier, avocat. Comme nous l’écrivions à M. Bastien Lachaux, député, rapporteur de la proposition de loi n° 4636 tendant à réhabiliter les intéressés :

« D’une part, le président de la République, Raymond Poincaré, décrète l’état de siège, c’est-à-dire le transfert des pouvoirs de l’autorité civile à l’autorité militaire, le 2 août 1914, alors même que la guerre n’est pas encore déclarée, et ce en violation de l’article 6 de la loi du 9 août 1849 modifiée alors en vigueur. Si le Parlement, alors en vacances, se réunit bien deux jours plus tard, comme le prévoit le texte de 1849 modifié en 1878, et vote la loi du 4 août 1914 ratifiant la décision du président de la République de l’avant-veille, en revanche, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics connaît une éclipse sérieuse : au lieu de siéger de plein droit comme la législation d’exception le prévoit, les deux chambres abdiquent leurs prérogatives de contrôle de l’application de l’état de siège par le pouvoir exécutif.

D’autre part, trois mesures règlementaires violent les principes généraux du droit. Le décret du 10 août 1914 suspend la possibilité pour un condamné en première instance par une juridiction militaire aux armées d’introduire un recours en révision devant le conseil de révision, et a fortiori un pourvoi en cassation. Celui du 6 septembre 1914, modifiant le code de justice militaire de 1857, crée, de manière prétorienne, des conseils de guerre spéciaux, qualifiés de « cours martiales » par Paul Meunier, alors qu’il aurait fallu recourir à la loi pour les instituer. Paul Meunier obtient d’ailleurs leur suppression en faisant voter la loi du 27 avril 1916. Enfin, le 1er septembre 1914, le Président du conseil, René Viviani, abroge une circulaire du 10 août précédent de manière à rendre quasiment impossible le recours en grâce auprès du président de la République alors que l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics donne expressément au chef de l’État le pouvoir de gracier des condamnés. Le Président du conseil a suspendu un pouvoir discrétionnaire du président de la République. »

Le 13 janvier 2022, sous le numéro 748, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture la proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première Guerre mondiale, sans que la commission de la Défense nationale et des forces armées ait introduit d’autre modification qu’un amendement rédactionnel de pure forme. L’examen du texte en séance publique a connu des moments de forte émotion. En particulier, les yeux emplis de larmes, M. Philippe Gosselin, député Les Républicains de la 1ère circonscription du département de la Manche, a évoqué le fardeau pesant sur la conscience de son grand-père, désigné d’office pour assurer la défense formelle de soldats appelés à être fusillés après leur comparution devant un conseil de guerre spécial. Cet officier témoignera en leur faveur près de vingt ans plus tard, en 1934.

Le Sénat est saisi, sous le numéro 356, de cette proposition de loi adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. La FNLP attend beaucoup de la sagesse légendaire du Grand Conseil des communes de France, selon la célèbre formule de Gambetta. Les députés s’en sont inspirés en janvier 2022 : la Haute Assemblée doit agir de la même manière en votant en l’état le texte en vue de cicatriser au plus vite une blessure mémorielle sur laquelle, rappelons-le, deux mille communes de France et près d’un tiers des départements ont appelé à étendre un baume apaisant.

Je vous remercie.

Dominique Goussot, Vice-Président de la Libre Pensée