Antimilitarisme : Deux documents : André Breton à la Mutualité en 1949 et Le combat de Louis Lecoin par Nicolas Faucier

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Discours d’André Breton à la Mutualité octobre 1949

Camarades,

André Breton

Il y a quelque vingt-cinq ans (cétait en 1925)  ceci pour me présenter à tous ceux dentre vous qui ne me connaissent pas  mes amis et moi nous publiions un tract où il était dit : « Les contraintes sociales ont fait leur temps… L’idée de prison, l’idée de caserne sont aujourd’hui monnaie courante; ces monstruosités ne vous étonnent plus… Rendez aux champs soldats et bagnards! » Ce tract s’intitulait : « Ouvrez les prisons, Licenciez l’armée. Il n’y a pas de crimes de droit commun. » Beaucoup de ceux qui, autour de moi, soutenaient alors cette opinion sen sont dédits, lont reniée plus ou moins bruyamment. Je ne l’ai pas fait, je ne suis pas prêt à le faire. Il mest arrivé de rendre publiquement hommage à tel de mes amis qui avait, comme on dit, déserté en 1914, à tel autre, qui, sous l’uniforme, sétait fait un système de desservir comme on dit « servir militairement ». Dans un ouvrage que j’ai publié à l’issue de cette dernière guerre, évoquant le spectacle qui m’a sans doute le plus marqué dans ma jeunesse  ce fut, en 1913, le meeting de rassemblement contre la guerre au Pré-Saint-Gervais  jexpose que mon propre mouvement m’avait porté moins vers ceux qui se groupaient autour du drapeau rouge  pourtant encore non souillé  que vers ceux qui, fébrilement, déployaient parmi eux le drapeau noir. Jespère ne pas avoir été trop infidèle à mon sentiment d’alors.

Certes, comme beaucoup de ceux de ma génération, je suis passé par des illusions touchant les chances qu’avait l’Homme  à partir de certaines lois économiques bien formulées et tenant compte aussi de grands résultats obtenus sur le plan de l’association prolétarienne  de secouer loppression séculaire exercée par une minorité et de réaliser enfin un monde juste. La désillusion est venue assez vite : toujours est-il qu’au début de 1937, je crois avoir été à Paris le seul écrivain « indépendant » à mélever publiquement contre le scandale des « seconds procès » de Moscou.

Cela dit, Camarades, ai-je besoin d’assurer que je suis depuis toujours acquis à la revendication qui s’affirme dans notre meeting de ce soir :

– Libération de tous les objecteurs de conscience emprisonnés.

– Abrogation du service militaire obligatoire ou autre.

Ce sont deux points sur lesquels nous avons pour nous l’évidence :

1) Le droit de ne pas tuer en temps de guerre et, conséquemment, de ne pas aider à préparer la guerre est reconnu par des pays même moins évolués que celui-ci.

2) Dans les conditions de tension entretenue par deux « États » antagonistes non moins accapareurs l’un que l’autre quelles que soient les formes extérieurement très différentes que prend pour eux l’accaparement, « États » en possession d’une arme qui frappe de dérision toutes les autres, on ne voit pas comment, sans déséquilibre mental, quiconque se prêterait encore volontiers à des exercices d’intérêt strictement sportif derrière des murs de casernes. Que MM. les généraux et MM. les adjudants en prennent ou non leur parti : il y a eu Hiroshima (voir quelques détails concrets, sur lesquels la presse était passée assez vite, dans le dernier numéro du Libertaire). Il y a eu Bikini avec sa parade de cochons déguisés en officiers supérieurs, ce qui ne manquerait pas de drôlerie si l’habilleuse nétait la mort. Et si encore ce nétait que cela! Ce qui se passe dans le monde extérieur ne doit, à aucun prix, nous dérober le spectacle, non moins affligeant, quoffre le monde intérieur.

Que n’a-t-on pas admis, ou tout au moins toléré ? Que penser, par exemple, de cette génération d’intellectuels qui tint le haut du pavé entre les deux dernières guerres et qui s’avoua si totalement défaillante, il va y avoir dix ans ? Mais il faut dire aussi que dans l’intervalle de ces deux guerres, la conscience ouvrière a été mystifiée comme jamais. Comment s’étonner, dans ces conditions, que le régime concentrationnaire s’étende aujourd’hui à la pensée ? Chacun de nous, dans cette partie de l’Europe où l’homme est pratiquement encore libre, ne vit-il pas dans l’angoisse d’être produit devant un tribunal où, par une machination infernale, on le déshabillera de lui-même pour le faire s’accuser de crimes qu’il n’a pas commis et implorer la mort en rémission d’une peine inconnue de nous mais plus grande ?

Pour ceux qui considèrent – et je suis de ceux-là – que ce qui, à chaque époque, est essentiellement à retenir de l’héritage culturel est ce qui peut aider à l’émancipation de l’homme (nous retiendrons Fourier, Proudhon; nous retiendrons, avec des réserves, Marx, Lénine; nous retiendrons Feuerbach, Nietzsche; nous retiendrons Sade, Freud et aussi Rimbaud et Lautréamont); pour ceux qui mesurent l’époque que nous vivons à l’échelle des aspirations qui furent celles-là, force est de reconnaître que les causes d’amertume ne peuvent manquer.

En ce milieu du xxe siècle on se trouve par trop loin du compte. Mais il est une foi, à mon sens la seule assimilable, qui est la foi en la destinée de l’Homme, la certitude à demi-rationnelle qu’une suite ininterrompue d’efforts – impliquant la nécessité, le désintéressement et le courage – entraînera coûte que coûte l’humanité dans la voie du mieux. Je pense être d’accord sur ce point avec tous les vrais révolutionnaires et, en particulier, avec notre camarade Lecoin quand il dédie son dernier livre « à tous ceux qui luttent pour la défense de l’homme… car, ajoute-t-il, s’il est vrai que dans la nature rien ne se perd, leurs efforts ne peuvent être vains»

Les temps que nous vivons ont, au moins, ceci de bon que les grandes infortunes et les grands maux qui se sont abattus sur nous ou nous menacent, sont aussi ceux qui appellent les grands remèdes. Ces grands remèdes, il faut avouer que nous ne les tenons pas, tout au moins qu’il nous reste à les expérimenter. Le crime serait de douter d’eux par avance et le malheur définitif de continuer à leur préférer les petits remèdes plus ou moins inopérants, ceux qu’on a pris l’habitude d’administrer – quoique sans succès – à un organisme incomparablement moins malade qu’il ne l’est aujourd’hui.

Peuple du Monde

À mon sens, le seul grand remède qui ait été proposé jusqu’à ce jour, le seul qui, en ampleur, soit proportionné à létendue et à l’aggravation ultrarapide du mal actuel, tient dans le programme du mouvement Citoyen du Monde, dont les bases ont été posées dès 1947 dans des publications portant le titre Front humain et dont les thèses se sont élaborées sous les auspices du Centre de recherches et dexpression mondialistes, prenant aujourd’hui pour organe la page bimensuelle insérée dans Combat sous le titre « Peuple du Monde ». Je rappelle que ce mouvement sest donné pour objectif d’unifier le monde à la faveur d’une irrésistible poussée populaire qui fasse éclater le cadre des frontières nationales. Les moyens préconisés pour atteindre à cette fin sont :

1. L’établissement d’une Tribune de la conscience mondiale.

2. La production d’actes symboliques, de caractère spectaculaire, destinés à secouer l’apathie des masses.

3. L’enregistrement des citoyens du monde dans chaque pays.

4. La création de commissariats spécialisés groupant, à l’échelle mondiale, les techniciens les plus aptes à résoudre les problèmes cruciaux d’aujourd’hui, tels ceux de l’alimentation, de l’enfance malheureuse, de l’énergie atomique.

5. L’élection d’une Assemblée constituante des peuples par toute la Terre sur la base d’un délégué pour un million d’habitants.

Ces propositions ne devaient pas s’avérer si utopiques si l’on songe que, presque sans moyens financiers, l’organisation a pu réunir près de quatre cent mille demandes d’enregistrement émanant de soixante-seize pays et qu’en France, par exemple, une ville comme Cahors s’est proclamée ville mondiale d’un mouvement assez irrésistible pour qu’on puisse s’attendre d’un jour à l’autre à la mondialisation de tout le département du Lot.

Des brèches à agrandir

Bien sûr, camarades, ce ne sont là encore que des succès très limités mais qu’il est du moins impossible de ne pas tenir pour symptomatiques. L’essentiel est qu’une brèche a été ouverte, que la structure étatique a une chance d’en être prochainement ébranlée. Ce sont donc là aussi des résultats positifs et dont surtout nous ne pouvons sous-estimer les promesses. Ceci m’amène à ce que j’ai particulièrement à cœur de vous dire ce soir.

Il était à peu près fatal qu’un jour ou l’autre, une organisation du type Citoyen du Monde manifeste en son sein des dissensions résultant, soit d’initiatives contestables de certains de ses animateurs, soit de la fusion nécessairement imparfaite des groupements de tendance pacifiste que cette organisation tend à amalgamer. Qui a pris connaissance de la dernière page de Peuple du Monde, parue jeudi dernier, a pu constater que le mouvement mondialiste était à la veille d’une crise. Il s’agit dès maintenant d’y voir clair et d’essayer de faire la part des responsabilités.

Agitations et tensions

Cette crise a été provoquée par une suite de mouvements observables chez celui que l’idée de citoyenneté mondiale a très particulièrement mis en vedette, je parle de Garry Davis. Ces mouvements de sa part se sont finalement résolus en un acte qui a connu un grand retentissement : sa tentative, par les moyens qu’on sait, de forcer la libération de Jean-Bernard Moreau et d’arracher au gouvernement français un statut légal de lobjection de conscience. À première vue, il n’y a rien là que d’absolument généreux et juste, rien de quoi nous nous sentions plus solidaires. À la réflexion pourtant, des réserves viennent s’imposer. Jusqu’à ces dernières semaines, en effet, le mouvement Citoyen du Monde, qui n’avait été qu’un esquif au départ pour devenir une flottille, avait réussi à naviguer entre les pires écueils.

L’un de ces écueils, non des moindres, était, alternativement, de passer pour faire le jeu de l’impérialisme américain et du totalitarisme russe. Il faut croire que la manœuvre d’ensemble n’était pas mauvaise puisqu’on ne signalait rien d’échoué. L’objection initiale la plus troublante – reprise avec quel retard par Jean-Paul Sartre – à savoir que la propagande mondialiste ne passerait pas le rideau de fer, a démontré sa fausseté (au moins d’Europe orientale sont parvenus, nombreux, des encouragements significatifs). L’aiguille était donc au beau, le cap était mis dans la direction de l’avenir. À ce moment que voyons-nous ? Nous voyons Garry Davis, dans son blouson de bombardier que la presse a dit légendaire (selon moi, le costume est plutôt mal choisi) développant de nouveau son sac de couchage devant le Cherche-Midi, emmené au poste, récidivant à quelques reprises avec, chaque fois, une plus ample provision de journaux publiant sa photographie. Un climat de guignol est ainsi créé, climat de détente sans doute sympathique mais qui nous éloigne beaucoup de ce qui, dans le mouvement Citoyen du Monde, était en jeu.

Des idoles à déboulonner

Je ne perds pas de vue que, pour le plus grand nombre, Garry Davis est l’incarnation même de la citoyenneté mondiale, tant cette idée stupide d’incarnation tend à exercer de ravages depuis les premiers jours de la chrétienté. Mais je pense que ce n’est pas à vous, camarades, à vous, détenteurs de la tradition anarchiste, que je puisse apprendre à vous défier des idoles, même en herbe. Loin de moi l’intention de contester au premier geste de Davis, celui par lequel il s’est fait connaître, sa pureté, sa simplicité et sa grandeur. Loin de moi de chercher à en restreindre la portée. Mais attention ! Quand Garry Davis, dans l’appareil qu’il vient de ressortir, s’installait devant le palais de Chaillot, il était seul ou du moins présumé tel. Depuis lors des flots d’encens ont roulé sur lui : je ne crois pas qu’il s’y soit très vigoureusement opposé. En application de l’adage « humain, trop humain », il y a tout lieu de croire qu’il n’est plus le même aujourd’hui.

J’estime, et dans cette salle, je ne doute pas que vous serez nombreux à penser comme moi, que la dernière forme qu’a prise son activité est gravement confusionnelle. Il est paradoxal, en qualité d’ancien bombardier même repenti, de se faire le champion de l’objection de conscience. Il est absurde de vouloir se faire incarcérer pour un « délit » qu’on n’a pas commis, puisqu’aussi bien la loi qui réprime ce délit ne peut s’appliquer à vous-même. Pourquoi d’ailleurs, ne pas s’en être avisé plus tôt, Moreau étant en prison depuis avril ? Il fallait, en outre, lier son sort non seulement à celui de tous les objecteurs chrétiens, Témoins de Jéhovah et autres, mais très explicitement aussi à celui des Athées insoumis de toute espèce.

Qui d’entre nous n’aura pas observé avec une totale défiance que la « relève » devant le Cherche-Midi était assurée en grande partie par des pasteurs, seul l’Episcopat s’étant opposé à ce qu’ils fussent relayés d’heure en heure par des curés ? Est-ce bien la peine de défaire le lit de l’armée pour refaire celui de l’Église? Allons donc, cest le même. Qui d’entre nous jugera de bon aloi que ce soit à l’abbé Pierre, sa diabolique barbiche pointée sur plusieurs rangées de décorations dont quelques-unes, je suppose, pour faits de guerre, de défendre lobjection de conscience devant la Chambre ? Observez d’ailleurs qu’on est ici, tout à coup, en plein réformisme.

Lorsque, aux côtés de Garry Davis, nous sommes intervenus à une séance de l’ONU pour contester le bien-fondé de cette organisation et lui dénier le souci de nous conduire à un monde paisible et équitable, je pense que nous étions en plein dans l’action révolutionnaire. Or, voici qu’aujourd’hui nous en sommes à solliciter d’un régime national auquel tout nous oppose – et ceci par le truchement des prêtres – un statut légal de l’objection de conscience conçu sur le modèle (c’est à peine si l’on ose y prétendre) de celui d’Angleterre mais, à la rigueur, de celui d’Amérique, dans lequel est pratiquement seule admise l’objection pour motifs religieux. Il me semble, camarades, que c’est là une sinistre duperie.

Ainsi les séminaristes pourront poursuivre leurs études contre nous. Ainsi les spiritualistes de tout poil pourront, avec plus de moyens, concourir à lécrasement de tout ce qui refuse de rendre grâce et de payer tribut à leur misérable « Dieu ». Vous ne doutez pas que l’armée, avec qui l’Église a conclu un pacte immémorial, en sortira renforcée. Tous ceux qui sont tombés sous les balles des pelotons, parce qu’ils refusèrent de monter à l’assaut ou de tirer sur la foule ouvrière ou sur les grévistes, seront trahis.

On peut regretter que Davis ne soit pas venu ce soir s’expliquer sur ce point, puisque nos affiches l’annonçaient, mais il a cru bon de provoquer ailleurs, comme par hasard le même jour, à la même heure, une autre réunion aux fins assez vagues, de confronter la nouvelle position qu’il a prise avec l’ancienne. Même s’il nous favorise, d’ici la fin de cette séance, d’une de ces apparitions toutes physiques, mais théâtrales dont il a le secret, j’espère que vous ne le tiendrez pas quitte. Que vous lui demanderez compte de sa déclaration du 21 septembre dernier où il expose que son pacifisme « ne signifie pas seulement qu’on est capable de tendre l’autre joue, mais d’aimer son ennemi, puisque l’ennemi, si égaré qu’il soit, fait partie de l’humanité ». Vous entendez bien, camarades, il ne suffit plus que l’homme les supporte, il faut encore qu’il s’éprenne de ses exploiteurs et de ses bourreaux.

La citoyenneté mondiale : une nécessité

J’ajouterai seulement, en ce qui me concerne, que mon adhésion à Front Humain – depuis lors Citoyen du Monde – était acquise et s’était exprimée le 30 avril 1948 lors de sa première réunion publique d’information. C’était une réunion beaucoup moins courue que celle du Vel’ d’Hiv’ : à cette époque Davis ne s’était pas encore manifesté. Je suis d’autant plus à l’aise pour dire qu’en dépit de la déviation, de la défection même qui est la sienne (dans son communiqué d’hier il annonce son départ imminent pour l’Inde; visiblement le sort de Moreau a cessé de lui importer; il ne s’agit plus pour lui que d’aller s’initier sur place à la doctrine de Gandhi), je maintiens cette adhésion de toutes mes forces, je me découvre des raisons sans cesse accrues de la maintenir. La critique rétrospective est toujours aisée.

C’est à tort et à mon avis fort légèrement qu’on reprocherait aux vrais responsables du mouvement – Robert Sarrazac et ses plus proches collaborateurs – de n’avoir pas tout fait pour qu’autour de la personne de Davis mise en avant en raison de l’intérêt de test que cela présentait (on ne pouvait espérer meilleur moyen de sonder l’opinion), pour qu’autour, dis-je, de la personne de Davis ne se constituât pas un mythe sentimental.

Ce mythe, il n’en est pas moins grand temps d’arrêter sa propagation. Cette mesure une fois prise, j’estime que l’acquis du mouvement de citoyenneté mondiale ne pourra que gagner en solidité. Je répète qu’il n’en est pas un autre qui puisse lui être comparé, tant sous le rapport de l’attraction qu’il exerce et qui s’est montrée presque illimitée dans l’espace que sous le rapport des revendications constructives qu’il met en œuvre et dont l’ampleur répond seule à la nécessité de transformation radicale du monde que la menace de guerre atomique, sans parler du reste, impose aujourd’hui.

André Breton

Le Libertaire, 21 octobre 1949.

La Libre Pensée remercie les Editions libertaires de l’avoir autorisé à publier ce texte et celui de Nicolas Faucier qui suit. Ils sont publiés dans un remarquable ouvrage, présenté par Wally Rossel « Increvables Anarchistes » aux Editions libertaires – 307 pages – 35€

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LOUIS LECOIN ARRACHE LE STATUT DES OBJECTEURS DE CONSCIENCE EN 1962

Nicolas Faucier

Je ne saurais m’abstenir de parler également d’un autre événement qui n’allait pas manquer de me bouleverser et m’appeler à intervenir.

Voici : fin mai 1962, je reçus un mot de Lecoin qui avait perdu quelques années auparavant sa compagne me convoquant d’urgence pour une affaire importante. M’étant rendu rue Alibert, siège du journal Liberté, qu’il avait fondé, en 1957 et que je connaissais bien pour y avoir parfois collaboré et m’y être souvent rendu. Là, en présence d’une vingtaine d’autres amis qui, comme moi, avaient répondu à son invitation, Lecoin nous tint les propos suivants (je cite de mémoire, mais j’en affirme l’authenticité) :

« Je vous ai appelé parce que j’en ai assez de jouer les Don Quichotte. Comme vous le savez, depuis plusieurs années je lutte, tant par mon journal que par les réunions et autres manifestations publiques, contre la répression qui s’abat sur les objecteurs de conscience, dont certains, ayant renouvelé leur refus du métier de tuer, après une première fois, sont de nouveau sanctionnés par les tribunaux militaires et croupissent dans les prisons, certains depuis neuf ans. Or, déjà les interventions de notre Comité de secours aux objecteurs, parrainé par des personnalités comme l’abbé Pierre, Albert Camus, Jean Giono, Alfred Kastler, prix Nobel, André Breton, etc., ont permis que leur détention, jusque-là illimitée, ne dépasse pas le maximum de cinq ans. Ce qui a permis la libération d’une dizaine d’entre eux. Mais tous les autres restent emprisonnés, y compris, alors que la guerre d’Algérie est terminée, ceux qui avaient refusé d’y participer.

C’est pourquoi, ayant épuisé tous les autres moyens d’obtenir dans ce pays, après de vaines promesses prodiguées en haut lieu, la reconnaissance de l’objection de conscience qui est appliquée dans nombre de pays occidentaux, notamment en Allemagne, ce qui les exaspéraient aussitôt j’ai pris la décision irrévocable, je dis bien irrévocable, de mettre ma personne en jeu. Je vous informe, en conséquence, qu’à dater du ier juin, je commencerai à faire la grève de la faim, et de la faire seul, ne voulant entraîner personne dans une action que je suis décidé à mener jusqu’à son terme afin que les promesses soient tenues. »

À cette déclaration, les réactions se firent nombreuses, lui laissant entendre qu’à son âge (il avait alors 74 ans) une nouvelle grève de la faim pouvait lui être fatale à bref délai, et, au surplus, sans une ample préparation de l’opinion, soumise en général à l’idole patrie d’un chef d’État militaire, c’était aller au suicide. Mais, toutes nos pressantes objurgations furent vaines.

« Si vous n’êtes pas d’accord, nous dit-il, j’agirai seul. Par contre, si vous acceptez de me soutenir, avec tout l’effort de propagande nécessaire auprès de nos nombreux amis et des groupements pacifistes, libertaires, syndicalistes, nous pouvons gagner la partie. De toute façon, quelle que soit votre attitude, c’est mon dernier mot : ou j’obtiendrai le statut pour les objecteurs ou j’y laisserai ma peau. » Que pouvions-nous faire d’autre, malgré, nos craintes, que nous rallier?

Louis Lecoin

Le 1er juin, tout se passa donc comme prévu. L’annonce de cette action par son journal Liberté avait alerté tous les militants de Paris et de province. Pourtant, le démarrage fut laborieux. Les consignes de silence avaient été données au sommet gouvernemental et la presse aux ordres obéissait servilement en mettant nos communiqués au panier. Seuls quelques rares journaux osaient enfreindre les instructions.

Mutisme également à peu près total du côté du PC et de son organe l’Humanité où, selon une coutume qui ne se dément pas, on ignore où on boycotte toute initiative qui échappe à l’obédience du Parti (à plus forte raison en ce qui concerne l’objection de conscience sévèrement réprimée en Russie). Au local du journal, qui était aussi son domicile, Lecoin poursuivait son jeûne, assisté, de quelques fidèles dont un homme jeune, Pierre Martin, militant pacifiste actif de l’Internationale des Résistants à la Guerre et objecteur de conscience que Lecoin avait tiré des geôles républicaines, et qui, dès qu’il apprit la ferme détermination de son vieux camarade, revint précipitamment de Dakar, où il dirigeait une équipe du service civil international, pour se mettre à sa disposition. Continuant le combat de l’homme alors couché, et assisté de quelques camarades, il veillait sur son courageux ami avec une sollicitude de tous les instants.

En même temps, il animait à la fois la propagande, recevait les amis connus et inconnus venus s’informer et proposer leur aide. Il recevait les journalistes en quête d’interviews et répondait au téléphone qui sonnait sans arrêt. Tout cela sans un moment de répit, tandis que d’autres s’affairaient dans tous les coins du petit local, classant la correspondance, les télégrammes reçus de partout, y répondant et expédiant le matériel de propagande pour satisfaire les nombreuses demandes. Car, du dehors, arrivaient les informations sur l’action des militants tant à Paris qu’en province. On apprenait que les lettres, les télégrammes affluaient aussi à l’Élysée et dans les ministères intéressés, émanant de particuliers ou de groupements divers, syndicats, etc.

Je m’étais, bien sûr, proposé pour me rendre au siège des syndicats en vue d’un soutien éventuel. Accompagné de Raymond Guilloré animateur de La Révolution prolétarienne. Notre première visite fut pour la CGT où l’un des secrétaires du Bureau confédéral après une déclaration favorable, devenait plus réticent, plus ferme, au fur et à mesure qu’il allait au bureau voisin prendre des directives, nous devinions de qui. Finalement l’entretien se termina à peu près par une fin de non-recevoir. Ce qui n’était pas pour nous surprendre, même si le syndicat des correcteurs de cette même CGT, Lecoin était l’un des membres les plus anciens et en fut l’un des plus actifs, menait campagne en sa faveur. Tout comme le Comité intersyndical du livre parisien, la Fédération du Livre CGT et nombre de sections de province.

Fort heureusement, tout autre fut la réception qu’on nous fit ailleurs, là où le sentiment de solidarité n’était pas obnubilé par des considérations de politique partisane. Sans pour autant adopter des conceptions identiques sur le problème de l’objection de conscience, c’est une adhésion spontanée qui nous fut donnée à la Fédération de l’Éducation nationale, suivie d’une discussion aux fins d’une action efficace pour aider Lecoin et les objecteurs emprisonnés. Même attitude sympathique à Force ouvrière où le Secrétaire général Bergeron rédigea devant nous un télégramme pour l’Élysée et intervint par la suite utilement.

La CFTC, fut-elle, en flèche durant toute la campagne, son secrétaire général, Eugène Descamps, qui nous avait promis son entier concours, tint parole et fit, lui aussi, des démarches personnelles jusqu’à la présidence de la République. Il faut dire qu’entre autres arguments pour les amener à nous donner leur appui et à faire pression sur l’Élysée, nous en avions un de poids en leur rappelant que, peu auparavant, de Gaulle au cours d’une intervention de l’abbé Pierre, lui avait déclaré qu’il était absurde et indigne de traiter les objecteurs en délinquants. Cependant, l’effervescence grandissait autour du défi lancé par le vieux lutteur.

Sauvez Lecoin !

Cette affiche apposée sur les murs de Paris, interpellait le grand public, tandis qu’une autre sur la porte de l’immeuble où il poursuivait son jeûne avait mis le quartier en ébullition. Cela d’autant plus que, le 13 juin, une manifestation de soutien au même endroit avait réuni beaucoup de monde.

La grande presse elle-même, devant l’ampleur de la protestation, avait dû rompre son silence. Déjà Combat, Le Monde, Le Canard enchaîné, qui n’étaient pas gênés aux entournures, avaient alerté leurs lecteurs. D’autres avaient suivi. Certains pour ne pas faire un ratage. En province, des journaux locaux, harcelés par les militants, s’étaient eux aussi emparés de la question. Quant aux publications amies Le Monde libertaire, La Révolution prolétarienne, L’Union pacifiste, Le Nouvel Observateur, il va de soi qu’ils ne marchandaient pas leur concours.

Mais, parmi ceux-ci, on doit rendre hommage au Canard enchaîné dont chaque numéro durant cette épreuve tenait ses lecteurs en haleine. Entre autres, le 13 juin, un article retentissant d’Henri Jeanson, intitulé « Holà! Les Grandes Gueules» interpellait Malraux, Giono, Max-Pol Fouchet, Jean Galtier-Boissière, Jean-Paul Sartre : Faites-vous entendre. Laisserez-vous mourir Lecoin? La radio française, Radio-Luxembourg, Europe 1, après les radios et télévisions étrangères, avaient évoqué l’affaire Lecoin à plusieurs reprises. Sur le plan international, des groupements, des personnalités importantes comme Bertrand Russell, le vétéran pacifiste anglais, Pietro Nenni, ancien ministre, au nom des socialistes italiens, témoignaient par télégramme de leur solidarité. Bref, le mouvement prenait de jour en jour plus d’étendue.

Pour calmer les esprits, le ministre des Armées finit par déclarer qu’un statut sur la reconnaissance de l’objection de conscience était à l’étude et qu’en attendant tous les objecteurs ayant accompli trois années d’emprisonnement seraient immédiatement libérés. Ce qui rendait encore à la liberté vingt-huit d’entre eux. Cela ne suffisait pourtant pas à Lecoin dont l’action commençait à être payante, mais qui s’affaiblissait. Quoi qu’il en soit, il devenait gênant pour l’orgueil et l’image de marque de sa majesté le général-président qui n’entendait pas qu’on lui fît la leçon. Aussi, le 15 juin, un juge d’instruction commis par le Premier ministre lançait une information contre X. sous l’accusation absurde, envers les amis présents aux côtés de Lecoin, de non-assistance à personne en danger. Fallacieux prétexte qui permettait aux policiers, assistés d’un médecin-légiste, de l’enlever pour le conduire à l’hôpital Bichat où ils pensaient peut-être en avoir raison par tous les moyens appropriés.

21e jour de jeune

Devant ce kidnapping, et par solidarité avec Lecoin, cinq des compagnons qui l’avaient assisté tout au long de son jeûne, dont sa fille, faisaient savoir qu’ils commençaient à leur tour la grève de la faim. C’est dans ces conditions que nous arrivâmes au 21e jour de cette mémorable entreprise. Lecoin, qui continuait à résister à toutes les pressions, commençait alors à tomber dans une certaine torpeur; lorsqu’un des membres de son comité de secours aux objecteurs, le professeur Kastler, vint lui transmettre la promesse écrite du Premier ministre Pompidou qu’un projet de loi portant statut des objecteurs de conscience allait être soumis à l’Assemblée nationale et l’engageait alors à cesser son jeûne.

Surpris tout d’abord du refus de Lecoin, lui objectant que cette soumission n’offrait aucune garantie, car il n’était pas assuré que le Parlement suivrait le Premier ministre, Kastler se rendit à ses raisons. Ce n’est que le lendemain soir, après que d’autres personnalités à qui Lecoin avait répété qu’il en avait assez des promesses trompeuses et qu’il ne consentirait à s’alimenter que s’il pouvait lire un acte officiel lui donnant des assurances valables, et après de longs pourparlers à la Présidence du Conseil, où ses amis défendaient farouchement sa cause, que Lecoin, ayant pris connaissance de la déclaration du Premier ministre, selon lequel le projet de statut des objecteurs serait adopté par le Conseil des ministres du 4 juillet pour être voté à la session parlementaire, cessait son jeûne, ayant eu en outre l’assurance qu’en vertu de cette mesure, la centaine d’objecteurs encore emprisonnés seraient libérés.

Il était temps. Lecoin, au bord du coma, n’était plus qu’un grand malade aux mains des médecins dont il acceptait maintenant les soins avec reconnaissance et reprenait lentement goût à la vie. Et l’infirmière, sous la dictée du professeur, pouvait noter : « Aujourd’hui et les jours suivants, alimentation par perfusion» Célébrant cette victoire dans La Révolution prolétarienne, j’avais intitulé mon article « Réhabilitation de l’acte individuel », par allusion à la propagande par le fait (attentats terroristes anarchistes) des années 1890 du siècle dernier dont les anarcho-syndicalistes avaient reconnu la vanité, malgré le courage et l’abnégation de leurs auteurs. Je soulignais qu’il s’agissait cette fois d’un acte non violent de la part d’un homme qui, mettant en jeu son existence contre l’arbitraire et la répression au service de son idéal pacifiste, avait forcé le barrage qui s’opposait à l’examen du cas des objecteurs de conscience et emporté la décision mieux que n’aurait pu le faire à elle seule une campagne de presse et de meetings pour remuer et sensibiliser l’opinion.

Pourtant, ce qu’il advint par la suite allait nous rappeler une fois de plus qu’avec les politiciens on n’est jamais sûr de rien et qu’en l’occurrence, cette première satisfaction obtenue, la partie n’était pas entièrement gagnée. En effet, le débat sur le statut à l’Assemblée nationale avait bien eu lieu le 27 juillet suivant, mais dans une confusion telle, entretenue par ses adversaires, que rien n’en était sorti et que les députés, pressés de partir en vacances, avaient renvoyé la discussion à une session ultérieure. Ce qui ne faisait pas l’affaire de notre rescapé, qui partit se remettre de sa dernière épreuve chez un ami à la campagne, rongeant son frein en constatant qu’au surplus, les objecteurs pour qui il s’était battu jusqu’au bout, restaient en prison. Rentré à Paris, il allait rencontrer de nouvelles difficultés.

Dans la coulisse, le ministre Debré, champion de la politique nataliste et ses complices de la cléricaille, associés au clan militaro-industriel pour une France forte, manœuvraient pour empêcher la reprise des débats. Contre ce sabotage délibéré, il faudra encore plus d’une année d’interventions de toutes sortes, de pétitions, de relance des parlementaires et des personnalités acquises à la cause des objecteurs, et qu’en désespoir de cause Lecoin mette dans la balance la menace de reprendre une nouvelle grève de la faim pour qu’enfin la loi accordant le bénéfice du statut aux objecteurs soit définitivement votée et promulguée le 22 décembre 1963 et que, le 24, la veille de Noël, tous les objecteurs sans exception soient libérés. Certes, tel qu’il était, ce statut ne répondait pas entièrement à ce qu’en attendaient ses inspirateurs, mais l’essentiel était qu’il permettrait à tous ceux qui, pour des impératifs moraux philosophiques ou religieux, refuseraient désormais le service militaire d’accepter un service civil de remplacement. Il s’agirait ensuite d’en poursuivre l’amélioration.

Nicolas Faucier

Dans la mêlée sociale.

Édition la Digitale

Nicolas Faucier naît en 1900, il va vivre en militant anarcho-syndicaliste toutes les luttes, les espérances du XXe siècle. Engagé comme matelot en 1918, il participe aux mutineries en mer Noire. Il milite à la CGT chez Renault, puis devient permanent au Libertaire.

Devenu correcteur de presse, il participe activement aux grèves de 36 et au soutien à la révolution libertaire espagnole.
Entre 1938 et 1945, il mène une double lutte contre le fascisme et contre la guerre qui le conduit en prison. À la
Libération, il participe à la revue La Révolution prolétarienne et aux combats pacifistes aux côtés de Louis Lecoin.