Voici un texte paru dans l’Idée Libre d’avril 1952. Il a été écrit il y a 66 ans par André Lorulot à l’occasion du 150° anniversaire de la naissance de Victor Hugo. Ce texte n’a pas pris une ride ! Bien au contraire. La Libre Pensée s’exprimait déjà sur les ondes nationales le dimanche matin. Ce texte avait donc été écrit pour être diffusé et se terminait par un appel à rejoindre la Libre Pensée.
Mais certaines choses ont bien changé et l’école publique pour laquelle Victor Hugo a tant combattu n’avait pas encore connu la loi Debré, ni les réformes successives qui l’ont dénaturée, vidée de son contenu… André Lorulot serait certainement bien surpris de lire le contenu des copies du baccalauréat de français sur Victor Hugo ! Alors une raison supplémentaire pour faire lire ce texte, en particulier aux jeunes que nous côtoyons.
Le 150e anniversaire de la naissance de Victor Hugo a été l’occasion d’une belle manifestation, quasi mondiale, en l’honneur de l’illustre poète français. De tous côtés, les éloges se sont multipliés, attestant la durée de sa gloire éblouissante, et l’énorme influence que son génie continue d’exercer sur les peuples du monde entier.
Parmi tous ces hommages, ceux de la Libre Pensée ne doivent pas être négligés, car le magnifique auteur des Misérables fut un des fondateurs du mouvement libre penseur organisé. Dès 1869, il avait donné son adhésion au Congrès international extraordinaire des libres penseurs, réuni à Naples, sous les auspices de la Libre Pensée et de la Franc-Maçonnerie italienne, pour protester contre le Concile du Vatican et le dogme de l’infaillibilité.
En ces semaines anniversaires, on a évoqué l’histoire de sa vie, l’évolution de ses idées. On ne peut manquer, en effet, d’être frappé par l’orientation harmonieuse de sa pensée. Des idées traditionnalistes et conformistes de sa jeunesse, il se délivra progressivement, pour aller à des idées de plus en plus libérales. Contrairement à beaucoup d’autres, qui sont, ou qui croient être révolutionnaires, dans la fougue de leurs jeunes ans, qui s’assagissent vers la quarantaine et se retrouvent complètement réactionnaires et désabusés à l’heure où leurs tempes ont blanchi, Victor Hugo est parti du bonapartisme et de la réaction pour venir aux idées démocratiques et humanitaires. Dans sa jeunesse, il est nommé pair de France, on lui donne la Légion d’honneur, il entre à l’Académie… Mais il brisera bien vite les liens qui paralysent sa pensée. Le grand visionnaire se donnera tout entier au grand idéal de Paix et de Liberté qui illumine d’espérance les générations issues de la Révolution française. Le siècle où les idées fermentent, où les prolétaires s’organisent, où les problèmes sociaux s’affirment, ce siècle qui fut rageusement qualifié de stupide par des polémistes sans compréhension, ce siècle, ce fut vraiment le siècle de Victor Hugo.
Cette évolution émouvante commence avec la Révolution de 1848 et la IIe République, qui venait de naître dans des conditions si précaires et qui était, dès sa naissance, noyautée et trahie par les éternels ennemis de la Raison et de la Liberté Spirituelle, en quoi d’ailleurs elle ressembla beaucoup à notre « Quatrième ».
La classe ouvrière aspire à une démocratie véritable, non seulement politique mais économique et sociale. Victor Hugo, qui ne sera pourtant jamais démagogue, n’en sera nullement effrayé. Et jusqu’à la fin on le verra lutter pour toutes les causes généreuses. A la veille de sa mort, octogénaire, accablé d’épreuves personnelles et de souffrances, pleurant la mort des siens, ayant subi de longues années d’exil, il aura gardé son enthousiasme et sa noble confiance dans les destins d’une meilleure humanité.
Une constatation, d’ailleurs, s’impose : même quand il était considéré comme un homme d’ordre et un conservateur, Hugo nourrissait déjà des aspirations idéalistes, ce qui prouve que ses premières idées n’étaient que la conséquence d’une éducation imposée et non le reflet de son tempérament personnel. C’est ainsi que, dès sa jeunesse, assis sur les bancs de la droite-étonnée, il fera campagne pour l’abolition de la peine de mort, il désapprouvera les poursuites contre les chefs socialistes Louis Blanc et Caussidière. Bien qu’il n’accepte pas leurs idées, il ne peut admettre qu’ils soient persécutés. Il est, en somme, libre penseur sans le savoir, essentiellement tolérant et respectueux de toutes les libertés, n’ayant confiance que dans le Libre Examen et la recherche vigilante de la Vérité.
La IIe République ne tarde pas à s’enliser dans la crainte, dans le gâchis et dans les intrigues de tous ceux qui veulent revenir aux régimes anciens. Victor Hugo s’efforce de réagir. Il fut, par exemple, un des premiers à protester contre l’expédition de Rome, qui aboutit à la destruction, par l’armée française, de la première république italienne. Dans un superbe discours, prononcé le 15 octobre 1849, il exprima solennellement l’indignation des républicains contre ce crime, dont les conséquences devaient être si fatales à la France en 1870.
Contre la loi Falloux, qui livrait l’enseignement aux funestes influences de l’obscurantisme, Hugo prit également position avec une flamme et un courage merveilleux. Son discours du 15 janvier 1850, à l’Assemblée législative, est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le reproduire ici. Bornons-nous à constater que l’orateur proclamait au grand jour les principes de notre laïcisme moderne, réclamant pour le peuple le droit à l’instruction, à une instruction gratuite à tous les degrés et obligatoire, à une instruction laïque, c’est-à-dire neutre, et soustraite à toutes les influences dogmatiques ou autoritaires. Il n’hésite pas à démasquer le secret dessein de ceux qui veulent mettre la main sur l’école parce qu’ils veulent barrer la route au socialisme montant, et il raille ce parti qui s’imagine « que la société sera sauvée parce qu’il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ».
Victor Hugo fut encore sur la brèche pour défendre le suffrage universel et stigmatiser ces républicains singuliers qui enlevaient le droit de vote à trois millions d’ouvriers et de paysans, tout simplement parce qu’ils étaient trop pauvres.
Mais la plus belle page de sa vie fut celle qu’il vécut lorsqu’il se dressa contre le coup d’Etat du 2 décembre et l’arrivée au pouvoir, par des procédés de violence comparables à ceux qui furent employés depuis par les Mussolini, les Hitler et les Franco, d’un régime d’usurpation et de tyrannie personnelle. Il ne se borne pas à flageller celui qui a trahi ses promesses pour usurper le pouvoir. Il flagelle d’un même mépris tous les comparses, militaires, ecclésiastiques et autres, qui ont approuvé ou soutenu le coup d’Etat. On sait que cette attitude lui valut une proscription de dix-huit années, qu’il supporta vaillamment, méprisant les amnisties, dédaignant de solliciter des grâces, attendant avec stoïcisme l’heure de la Liberté. Dans ces longues années, remplies par le travail et éclairées par l’espérance, il publiera sa courageuse Histoire d’un crime, son terrible Napoléon le Petit, ses admirables Châtiments. Sa plume vengeresse ne cessera de fustiger le régime de corruption et d’arbitraire qui conduit la France au désastre et à l’amputation.
Patriote clairvoyant, chérissant la France et aimant l’humanité tout entière, Victor Hugo fut, toute sa vie, un défenseur ardent de la Paix. En 1849, à l’ouverture du Congrès de la Paix, il osait déjà dire :
« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! »
Il trouvait exagérées les dépenses militaires, qui s’élevaient alors pour l’ensemble de l’Europe à la somme « monstrueuse » (le mot est de lui) de 4 milliards par an. Qu’aurait-il dit, ce généreux poète, s’il avait eu la malchance de vivre à une époque aussi ruineuse que celle de nos armements atomiques et super-atomiques ?
Gloire à Victor Hugo pour avoir su maudire la guerre et son absurdité en des termes si émouvants ! En le faisant, il ne s’est pas seulement honoré lui- même, il a honoré la Démocratie tout entière et c’est avec une fierté légitime que nous pouvons le dire : « le premier Congrès de la Paix, tenu il y a plus d’un siècle déjà fut présidé par un Libre Penseur ! »
Cela ne devrait-il pas faire réfléchir ceux qui persistent à attendre le triomphe final de la Paix de conceptions traditionnelles dont les vingt siècles du christianisme ont si éloquemment révélé l’impuissance ?
Le regard de Victor Hugo s’efforce de pénétrer l’avenir avec confiance, avec lucidité. « Il n’y aura plus de ligatures : ni péages aux ponts, ni octrois aux villes, ni douanes aux Etats, ni isthmes aux océans, ni préjugés aux âmes… »
Pour arriver à cet état, et pour le préparer, il faut des tempéraments virils, des consciences éclairées.
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un destin ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, meunier, patriarche,
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins.
Ceux-là vivent, Seigneur ! Les autres, je les plains ;
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Parce qu’il fut déiste, certains auditeurs penseront peut-être que Victor Hugo ne fut pas un libre penseur intégral ? Ce serait une erreur, car la Libre Pensée n’a jamais fait un dogme de l’athéisme. II n’y a pas chez nous de credo imposé par une contrainte quelconque ou une soumission de l’esprit. Nous nous bornons à demander ceci : « Pensez par vous-mêmes ! N’acceptez aucune idée toute faite ! Ne refusez jamais de discuter et de critiquer vos propres idées ! Ne profitez pas de la faiblesse de l’enfant pour lui imposer des conceptions qui échappent à son
entendement et qui se dérobent, au surplus, à toute vérification sérieuse ! »
Victor Hugo était un poète, un rêveur. Il prêtait une âme à l’Univers infini… A cette intelligence suprême, il donnait le nom de Dieu, mais son Dieu n’avait rien de commun avec les idoles plus ou moins terrifiantes qui ont servi à gouverner les humains à travers les siècles. La religion du proscrit de Jersey était essentiellement spiritualiste. Son Dieu était fort vague, nuageux, indéfinissable. Il ne sollicitait pas d’offrandes, ni même de prières. Il n’abritait aucun appétit de domination, aucune spéculation ambitieuse…
C’est au nom de ce Dieu, au contraire, qui n’est pas autre chose qu’une aspiration ardente vers le Bien, vers le Vrai, vers le Beau, que l’auteur de Notre-Dame de Paris et de Quatre-Vingt-Treize cloue au pilori les bourreaux et les tortionnaires de tous les pays. Loin de les ménager, encore moins de les aduler, il les flagelle de tout son mépris et les voue à l’exécration de tous les hommes conscients. Il se dresse en faveur de la Grèce martyrisée. Il offre son amitié à l’intrépide Garibaldi. Il approuve les Cubains révoltés contre l’impérialisme espagnol. Il se solidarise avec les nègres que les Etats-Unis maintiennent en esclavage. Il est avec les Polonais que le tsarisme opprime, avec les Chinois que le colonialisme dépouille, avec les révolutionnaires que le despotisme de Russie ne cesse de fusiller et de pendre… Son superbe roman Les Misérables, dont le retentissement fut mondial, qui fut traduit dans toutes les langues, montre avec franchise les tares d’une société de violence, d’exploitation et d’hypocrisie. On retrouve le même souffle d’humanité dans la plupart de ses œuvres, en particulier L’Homme qui rit, Les Travailleurs de la mer.
Apôtre de la Paix universelle, défenseur de la Laïcité et de la Pensée Libre, ami sincère du Peuple, de la Démocratie, du Progrès social, poète admirable et puissant, adversaire intrépide du cléricalisme et de toutes les oppressions, morales ou matérielles, Victor Hugo nous appartient intégralement. Et c’est en son nom que nous vous demandons de rallier la Fédération des Libres Penseurs de France et de l’Union Française, dont je suis le secrétaire.
(Allocution prononcée à la Radio Nationale, à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Victor Hugo.)