Dimanche 11 octobre 2015
Bonjour, à l’antenne, Georges André Morin et Patrice Sifflet de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. Nous allons évoquer les mutineries des soldats du contingent qui se sont déroulées, en 1907, à Béziers, au cours de la plus grave crise viticole de notre pays.
Mutineries qui ont fait l’objet d’une chanson, écrite par Montéhus:
«Braves soldats du 17ème ; Salut, braves pioupious, Chacun vous admire et vous aime ; A votre geste magnifique ; Vous auriez, en tirant sur nous, assassiné la République ! »,
Refrain populaire mais qui ne peut effacer le silence qui entoure cette révolte à part des monographies et des thèses locales et un colloque en 2007 à Béziers.
Pourtant Jean Jaurès écrivait sur ce sujet, le 29 juin 1907 :
« L’événement qui se déroule là-bas, et qui n’a pas épuisé ses conséquences est un des plus grands événements sociaux qui se soient produits depuis trente cinq ans »… donc depuis la Commune.
Georges André, voulez-vous nous rappeler le contexte ?
Le contexte général est celui de la mise en œuvre de la loi de séparation des Églises et de l’État, votée en décembre 1905, sous le ministère Rouvier, Combes ayant à son actif une loi de 1905 sur la répression des fraudes…
En février 1906, Armand Fallières est élu Président de la République. Les élections législatives du mois de mai confirment une évolution à gauche, ministre de l’intérieur dans le cabinet Sarrien depuis le mois de mars, Clémenceau devient Président du conseil en octobre 1906, tout en conservant le portefeuille de l’intérieur.
La crise viticole de 1907 fait suite à une mévente brutale conséquence indirecte des conditions de reconstitution du vignoble français après sa destruction par le phylloxéra. Plusieurs facteurs concourent à la surproduction : évolution de l’encépagement avec la constitution d’un vignoble de plaine avec un cépage de base très productif, l’aramon, développement des importations de vin d’Algérie, vins médecins, de fort degré, pour coupage, et persistance de pratiques de chaptalisation qui s’étaient généralisées pendant la crise phylloxérique : les vins chimiques.
La surproduction provoque un effondrement du revenu viticole, d’où la révolte fondée par l’impatience de mesure de soutien. Cette révolte a pu être présentée comme une guerre entre les betteraviers du Nord de la France et les vignerons du midi. Vous noterez que le nom du ministre de l’agriculture de l’époque, Joseph Ruau, qui bat le record de durée à ce poste ne s’est pratiquement pas prononcé à propos de la crise viticole.
Dans ses mémoires, le ministre des finances, Caillaux, note : « Les pouvoirs publics avaient le devoir d’intervenir en demandant au Parlement de nouvelles armes contre les fraudes commerciales de toute espèce. » Puis, il ajoute : « il fallait montrer aux populations viticoles la périodicité inévitables des crises tant qu’il serait planté à tort et à travers, et que producteurs et commerçants en feraient pas la guerre aux falsifications ».
Clémenceau propose une commission parlementaire d’enquête. Elle s’annonce à Narbonne le 11 mars. Marcellin Albert se déplace avec 86 viticulteurs pour rencontrer cette commission. La discussion ne donne rien et au retour à Argeliers, son village il constitue un comité de défense. Ce comité décide d’appeler à manifester chaque dimanche, avec comme objectif : « crier notre misère devant le pays tout entier assez haut et assez fort pour émouvoir l’opinion publique en lui faisant connaître notre détresse et notre ferme volonté d’y mettre un terme. »
Dans un premier temps Clémenceau ne prends pas l’affaire au sérieux, il répond à Caillaux : « Vous ne connaissez pas le Midi. Tout cela finira par un banquet ».
En fait de banquets, il y aura 12 dimanches de manifestations avec une participation en constante augmentation : le 24 mars à Salles-d’Aude: 300 personnes, le 7 avril à Ouveillan 1000, le 21 avril à Capestang 10 000, le 12 mai à Béziers 120 000 et le 9 juin à Montpellier 800 000. C’est tout un pays qui manifeste. Les cortèges sont organisés par communes précédées par des fanfares, avec drapeaux et pancartes. A Montpellier, on lance un ultimatum au Gouvernement : « si des mesures ne sont pas prises, la grève des impôts sera lancée ».
Deux personnages apparaissent, Marcellin ALBERT et le maire de Narbonne, Ernest FERROUL, que peut on en dire ?
Marcellin Albert est une figure charismatique mais, on va le voir, faible. L’homme fort est Ernest Ferroul, maire de Narbonne, militant socialiste et franc-maçon, initié à une loge dont le titre distinctif est « la libre pensée »… Ferroul, sera le premier président de la Confédération Générale des Vignerons du Midi.
Le temps passe, du côté du Pouvoir, il y a hésitation puis, les esprits s’échauffent et le Gouvernement, opte, après la manifestation de Montpellier pour la répression. Clémenceau décide d’employer l’Armée, qui n’est pas faite pour cela. Voici quelques éléments de ces terribles évènements :
Le 18 juin, des mandats d’amener sont rédigés contre Marcelin Albert, le Comité et Ferroul. Les permissions sont annulées, partout, un début de mutinerie se déroule dans la région, au 139ème et au 150ème RI. .
A Narbonne, vers 21 heures, le tocsin sonne et des barricades s’élèvent comme en 1871. A la gare, débarquent 5 régiments venant d’Aurillac, de Brive, de les Cuirassiers de Lyon, et 500 gendarmes. La foule les attend « nous demandons du pain, on nous envoie du plomb, Ne tirez pas, Crosse en l’air »
Un cortège crie vengeance et se rend à la sous-préfecture, les portes sont enfoncées, des violents corps à corps ont lieu. Pendant ce temps la troupe attaque les barricades, les cuirassiers tirent sur l’ancien secrétaire de la Bourse du travail qui est tué.
C’est le début, il y aura 6 autres morts et des dizaines de blessés de part et d’autre. Des incidents de même nature se déroulent dans les villes de la région comme à Toulouse et à Perpignan où la préfecture est incendiée.
A la caserne d’Agde, le 17ème RI se mutine. Au colonel qui s’y oppose, un soldat lui déclare : « Vous n’êtes plus rien ici, c’est nous qui commandons » Le colonel est bousculé, giflé. Le caporal-sapeur Fondecave, ouvrier électricien de Béziers, prend sa place, il témoigne :« tambours, clairons, musique et compagnie, au signal d’ »en avant », la musique joue l’Internationale et crosse en l’air, partons à Béziers (…). La foule qui nous suit grossit de plus en plus« .
Ils sont 589 soldats; ils s’arrêtent à Vias où la population les restaure. Le général Lacroisade se porte en personne au-devant d’eux, avec six compagnies du 81° d’infanterie. Clairons et tambours couvrent sa voix, le 17° s’avance, les soldats du 81ème s’écartent pour le laisser passer.
Dans la nuit, les autorités tentent d’envoyer des renforts par chemin de fer. Les vignerons du Lodevois, barrent la voie et arrachent les rails. Le train militaire est bloqué par la foule menaçante armée de bâton et de barres de fer. Le train n’arrivera jamais.
Dans les jours suivants, la répression s’intensifie : 60 000 militaires occupent la région : loi martiale, couvre-feu à 17 heures, faisceaux de fusils aux carrefours, bref, l’occupation.
Emmanuel Brousse député des PO s’écrie à la Chambre : « Quoique vous fassiez aujourd’hui, monsieur le Président du Conseil, votre nom sera maudit désormais par des générations républicaines et votre ministère restera dans l’histoire comme un ministère de meurtre, de carnage et de sang ».
Au moment où la situation commence à inquiéter les députés, Clémenceau bénéficie d’un coup de chance : l’incroyable naïveté de Marcellin Albert qui se rend clandestinement à Paris pour le rencontrer le 23 juin, et qu’il ridiculise en lui donnant un billet de 100 francs pour payer son billet de train de retour. Après l’affaire se dégonfle, ce qui n’empêche pas un traitement au fond de la question viticole. L’ensemble des textes permettant de circonscrire la fraude est voté dès le début de l’été, lois du 29 juin et du 15 juillet, complétées par une exonération fiscales sur les trois récoltes précédentes, 1904, 1905, 1906. Au cours des débats, Jaurès propose ironiquement au Parlement la nationalisation des grandes propriétés viticoles, il obtient 65 voix …
Après ces mutineries, y a t il eu des conséquences pour les mutins d’une part et pour l’armée d’autre part ?
Outre l’envoi de soldats dans des formations disciplinaires, 550 soldats du 17ème RI sont envoyés dans un camp disciplinaire à Gafsa, nos chefs militaires qui se remettent de l’affaire Dreyfus, se méfient désormais du contingent. Depuis cette date le service militaire s’effectue loin des foyers familiaux ce que permet sans trop de problème le chemin de fer. Il y a là un divorce subtil mais réel, par delà le maintien du mythe de la Nation en arme. La dureté de certains chefs militaires responsables des fusillés pour l’exemple en est un aspect. Rappelons aussi que c’est la loyauté du contingent et le sang froid de quelques hauts fonctionnaires civils, le délégué général en Algérie ou encore le préfet d’Oran qui en 1962 ont permis l’échec rapide de la tentative de putsch d’un « quarterons » de généraux encore plus bêtes que félons.
On dit que la vindicte de Clemenceau aurait poursuivi le 17ème RI en 1917 ?
Cela correspond au tempérament de Clémenceau et encore plus à celui du commandant en chef d’alors, le sinistre Pétain. Les faits sont exacts, Clémenceau s’assurera que les mutins soient engagés au travers de leurs nouveaux régiments dans la terrible bataille de l’Argonne, sans la moindre préparation d’artillerie. Le caporal devenu sergent s’en sortira. Cela étant Clémenceau s’est laissé abuser par la personnalité de Pétain ou plutôt aveugler par ses attaques incessantes contre Joffre. Son fils Michel, courageux Résistant, eut à subir les bassesses de l’ancien protégé de son père.
Et sur le fond de la crise viticole ?
Le soulèvement a eu aussi des conséquences sur l’agriculture, un certain nombre de mesures immédiates, la taxation du sucre rendant plus coûteux le vin semi-artificiel de la chaptalisation, l’obligation de déclarations de récolte, etc. qui permirent un relatif rétablissement de la situation. Cela étant, le problème réapparait périodiquement jusqu’aux années 1970, pensons aux morts de Montredon-les-Corbières en mars 1976 et à la brutalité méprisante de Giscard et de ses ministres, « la bibine ». Pourtant aujourd’hui, on fait de très bons vins dans le Languedoc
La répression, ne règle pas tout, 618 maires de la région ont démissionné et déclaré la grève du service public et des impôts.
Tout d’abord, précisons que Clémenceau décide d’écrire à tous les maires démissionnaires pour tenter de les raisonner. Sa crainte est de voir l’institution communale menacée par un régime de comités ou de délégués. Il indique que ce serait une atteinte aux fondements même de la République. Ce soutien des municipalités indique que cette institution est un foyer de démocratie, c’est d’ailleurs peut être la raison de la volonté, aujourd’hui, de la part des gouvernements qui se sont relayés, ces dernières années, de la faire disparaître
Un mot sur les réactions de la presse nationale :
L’Aurore, qui avait accueilli le « j’accuse » de Zola écrit, le 26 juin : » Sans doute, je ne veux pas dire qu’un vaste complot avait été organisé contre la République et que seuls les réactionnaires prirent part aux tragiques événements du Midi. Cependant, dans l’organisation même du mouvement, il me semble voir trop souvent la main des cléricaux. Et quand il éclate, c’est des églises que vient le signal.«
On lit dans la Croix du 19 mai : « Autrefois nos populations en liesse fêtaient le PAIN descendu du Ciel, le VIN qui assoupit les angoisses terrestres, nos processions se déroulaient dans les rues, aujourd’hui, les processions ont été refoulées dans nos églises (…) Notre Midi n’est-il pas pour rien dans la longue série de faits qui ont amené la situation lamentable au sein de laquelle l’Église se débat » Tous les jours la presse catholique attaque violemment la majorité qu’elle qualifie de radicale et maçonnique. Quant à l’évêque de Carcassonne, il déclare : » Le premier besoin d’un peuple est d »être heureux le meilleur moyen d’y arriver est de rester ou de redevenir chrétien« .
La Libre Parole, le torchon de Drumont, s’emploie à démontrer que » les Trois-Points veillent à l’exécution implacable du programme israélite ».
La presse bonapartiste et de droite se retrouvent pour appeler au renversement de la République, ce qui permet à Clemenceau de déclarer à la Chambre » Les émeutiers sont des repris de justice et de jeunes gens dont les familles sont engagés dans l’action antirépublicaine »
Il semble que personne, en fait, n’a vraiment soutenu la population du Midi en révolte. Pour conclure, quelles leçons tirez-vous de ces événements ?
Je nuancerais. On est en présence d’un mouvement spontané, une prise en masse d’une population qui, dans un système de quasi-monoculture, passe brutalement de la prospérité à la misère. Ce mouvement n’est pas pris au sérieux par un chef de gouvernement fantasque et souvent léger, qui par contre réagit brutalement au nom du maintien de l’ordre, pendant que le Parlement à l’initiative de son ministre des finances vote en urgence des mesures techniques salutaires mais peu spectaculaires. Aussi en surface chacun s’agite donnant la responsabilité à ses adversaires, parfois sur un fond complotiste, classique à l’extrême-droite.
Pour ce qui est de la politique agricole et plus particulièrement viticole, l’effet à long terme est évident : en langage d’aujourd’hui, traçabilité des produits, protection des consommateurs. Quand en 2007, un ministre de rencontre, en charge de l’agriculture, abandonne en catimini et en différé le contrôle des droits de plantations viticoles dans le cadre d’une négociation communautaire, le tollé fut général dès la mesure démasquée et ses successeurs, de droite puis de gauche ont obtenu de Bruxelles le maintien du dispositif.
Mais, quitte à me répéter, l’effet le plus important porte sur les relations entre l’armée et la Nation : il y eut alors une fêlure irrémédiable entre les militaires de carrière et le contingent.