10 décembre 2017
Emission animée par David Gozlan, Secrétaire Général de la Libre Pensée.
D.G. : Nous allons aborder un sujet à côté duquel nous ne pouvions pas passer : le centième anniversaire de la Révolution russe. Il y a 100 ans il y a eu une Révolution, et 100 ans après entre oubli et réécriture de l’histoire on assiste à un tableau de la Révolution russe qui est totalement écorné, biaisé. Certains parlent d’un coup d’état d’une minorité, certains parlent de quelque chose qui a été dès le début dictatorial.
Maurice, je précise que tu as été professeur d’histoire au Lycée Saint Exupéry de Mantes-la-Jolie.
Pourrais-tu revenir sur quelques éléments historiques qui te semblent importants, qui te semblent symptomatiques de cette réécriture ?
Maurice Martin. : Je dois dire que j’ai été particulièrement agacé ces derniers temps par les revues qui ont publié des numéros spéciaux sur cette question, ou par les émissions de télévision, parce que l’on nous ressort, comme tu le dis, les mêmes falsifications depuis 100 ans et parfois même avec des erreurs grossières sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir.
La première falsification, si on peut dire, c’est que certaines émissions tentent de réhabiliter le régime tsariste en montrant qu’il y avait eu une évolution économique spectaculaire au début de 20ème siècle, en montrant qu’il y a eu la réforme de l’abolition du servage qui libérait les paysans, en montrant qu’il y avait la concession d’une assemblée (la Douma) et à partir de là on essaye de camoufler ce qu’était la réalité toujours vécue par la population en Russie à ce moment-là.
Il est bon de rappeler deux ou trois éléments :
– les paysans qui ont été libéré du servage sont restés parfaitement misérables,
– ceux qui n’ont pas pu assumer le rachat des terres se sont retrouvés sur les chantiers du transsibérien ou dans les usines à travailler 14 à 16 heures par jour.
– il y a eu aussi la répression de 1905 sur laquelle il faut insister. Le dénommé Stolypine, qui est devenu le principal ministre du Tsar, a fait exécuter entre 3 000 et 5 000 personnes entre 1906 et 1911.
D.G. : Ce qui n’est pas rappelé mais oublié !
M.M. : Oui c’est oublié. A tel point que la corde des pendus on l’appelait la « cravate de Stolypine ».
L’autre falsification, à mon avis, c’est ce que tu as dit aussi : Octobre c’est un coup d’état de conspirateurs bolcheviks qui plus est étaient des agents de l’Allemagne !
Là on nous a ressorti l’histoire du wagon plombé – et j’ai même une revue qui dit wagon blindé – de Lénine qui aurait traversé l’Allemagne, évidemment avec la complicité du Kaiser, pour rejoindre la Russie et semer la panique, etc…
Or tout le monde sait que c’est un mensonge fabriqué par la presse française de l’époque pour déconsidérer les bolcheviks et qu’il n’y a jamais eu de train blindé ou plombé. C’était juste plusieurs compartiments dans le train (car ils étaient 25) qui bénéficiaient d’un statut diplomatique.
L’autre mensonge c’est le fait d’affirmer que c’est un coup d’état nous dit-on, un coup de force de quelques conspirateurs. Et là on oublie la plupart du temps d’expliquer ce qu’étaient les soviets qui se sont mis en place dès 1905.
D.G. : Qu’étaient les soviets ?
M.M. : Le soviet c’est la forme la plus démocratique de représentation populaire que l’on puisse rêver. Pourquoi ? Parce que ce sont, par exemple, des délégués qui représentent la totalité des ouvriers d’une usine – à raison de 1 pour 1000 par exemple pour les usines Poutilov de Petrograd – c’est la totalité des paysans d’un village qui élisent leurs délégués …
D.G. : C’est un comité en fait ?
M.M. : Oui, oui. Ce sont les soldats d’un régiment qui s’est mutiné et qui participe à la révolution, qui élisent leurs délégués. Et tous ces délégués, élus et révocables à tout moment, se réunissent dans les deux congrès des soviets qui ont eu lieu : l’un en juin et l’autre en octobre.
Ce que l’on oublie de dire c’est que c’est une représentation populaire élargie. Qu’il y a eu plus de 1500 soviets au moment de la révolution d’Octobre et que les bolcheviks étaient largement majoritaires. Et il y a même des mensonges. J’ai ici une revue sous les yeux qui explique que les bolcheviks avaient une « courte majorité ». Ce qui est faux ! Ils avaient 70% des mandats en octobre 1917 lorsqu’ils renversent le gouvernement de Kerenski pour donner le pouvoir aux soviets. C’étaient d’ailleurs leur politique. S’ils ont été élus à 70% des mandats c’est parce qu’ils se prononçaient pour la paix immédiate – la question de la guerre étant fondamentale dans la Révolution russe, dans les deux d’ailleurs, février et octobre – et surtout leur slogan était depuis le mois d’avril : « Tout le pouvoir aux soviets ».
Si on est élu pour donner le pouvoir aux soviets, il n’y a plus qu’à faire en sorte que le pouvoir revienne… aux soviets. Pour une fois qu’un parti politique respecte ce pourquoi il a été élu, c’est assez rare !
D.G. : La question essentielle justement, à travers ce 100ème anniversaire, c’est de comprendre pourquoi on réécrit l’histoire ? Quel est l’intérêt de réécrire l’histoire, de la falsifier ?
M.M. : Il y a une autre falsification que tu as évoquée aussi, c’est de dire que la dictature sanguinaire de Staline était déjà contenue dans la révolution bolchévique elle-même. Il faudrait une émission entière pour démontrer le contraire mais la plupart du temps on camoufle qu’à la mort de Lénine, Staline qui était menacé par ce qu’on appelle « le testament de Lénine », a fait en sorte d’éliminer toute opposition en s’appuyant sur une couche sociale, qui s’est constituée pendant la NEP, qui représente une couche de privilégiés, une couche de bureaucrates que l’on appelle en russe Nomenklatura, et c’est en prenant la tête de cette Nomenklatura que Staline a fini par s’imposer, éliminer tous les opposants, y compris jusqu’au procès de Moscou, et effectivement en instaurant une dictature sanguinaire. Ça il faut l’expliquer…
D.G. : Oui effectivement il faut l’expliquer mais là aussi expliquons pourquoi aujourd’hui réécrire cette histoire ? C’est vrai que cette falsification permet de comprendre qu’il y a en fait une vision de l’histoire qui est un raccourci.
M.M. : Raccourci qui vise à discréditer la Révolution russe. Comme on discrédite la Révolution française en mettant en avant uniquement la période montagnarde de la Terreur, en oubliant de dire que les violences de la révolution sont provoquées avant tout par la guerre. En Russie c’est la même chose. On est en guerre depuis 1914, il y a eu des centaines de milliers de victimes de par la volonté du Tsar de s’engager contre son cousin Guillaume II.
Il y a une volonté de discréditer toutes les révolutions, d’expliquer que toutes les révolutions finissent toujours mal et qu’il vaut mieux attendre dans son coin que des réformes qui n’arrivent jamais se passent parce que les couches privilégiées ne font d’ailleurs jamais les réformes à temps qui permettraient d’éviter les révolutions. Il faut bien que la population dénoue la situation à un moment donné de façon à obtenir une nouvelle répartition des richesses de la société.
Il me semble d’ailleurs que ceci peut avoir des résonnances actuelles.
D.G. : Cette réécriture de l’histoire sert les intérêts de ceux qui l’éditent, qui la réécrivent. Toi, tu as été enseignant en Histoire et l’on a vu que cette disparition s’opérait dans les programmes d’Histoire mais ce n’est pas seulement la Révolution russe. Il y a aussi la Révolution française, une part des mouvements sociaux, des révoltes qui sont réduits à portion congrue.
Sur cette Révolution russe il est important de revenir sur les premiers décrets mis en place. Est-ce que tu peux nous en rappeler quelques-uns ?
M.M. : Juste un mot sur la disparition dans les programmes en gros de tout ce qui concerne le mouvement ouvrier pour les 19ème et 20ème siècles. Ça n’a pas existé pratiquement. C’est juste une histoire de chefs d’Etat.
J’ai vu aussi la diminution du volume des manuels. Entre les manuels des années 80 dans lesquels il y avait non seulement le rappel des faits mais aussi l’explication des phénomènes et ceux d’aujourd’hui qui sont réduits à la portion congrue où il n’y a plus quasiment que des images et quelques textes, avec une espèce d’interprétation qui est prédigérée par les programmes et par les manuels. Là, c’est scandaleux parce que l’on ne donne plus à nos élèves la possibilité de réfléchir sur le pourquoi des événements.
D.G. : Avant de revenir que la question des décrets, il y a aussi un raccourci qui est fait où la question du totalitarisme est toujours montrée en pile et face qui seraient les faces de la même pièce entre le nazisme et ce qui s’est passé avec la Russie de Staline.
M.M. : ça c’est la question qui est la plus discutée par les enseignants, mes collègues, en général : c’est effectivement scandaleux de mettre sans aucune explication sur les différentiations sociales, politiques et historiques des différents phénomènes, on met un signe égal entre stalinisme, nazisme, fascisme italien, totalitarisme militaire au Japon …
D.G. : Fascisme italien qui n’est même plus étudié !
M.M. : Tu me l’apprends !
D.G. : Revenons sur les premiers décrets.
M.M. : Les premiers décrets qui ont été pris par les bolcheviks. Je crois qu’il est bon de les rappeler pour montrer la portée de cette Révolution.
Ça d’abord été la réforme agraire : donner la terre aux paysans.
D.G : Ce qui est important avec une population très majoritairement rurale.
M.M. : Oui à 80 %.
C’est le contrôle ouvrier sur la production.
C’est la nationalisation des banques.
C’est l’annulation des dettes extérieures, notamment les fameux emprunts russes.
D.G. : ça ouvre une perspective pour beaucoup de pays aujourd’hui encore !
M.M. : Les bolcheviks considéraient que finalement cet argent avait été prêté au Tsar, que la population n’en avait pas bénéficié, donc ils ne voyaient pas pourquoi ils devraient le rembourser.
Aussi, énormément de mesures sur le thème de l’égalité homme-femme. Absolument fondamental. La reconnaissance du droit au divorce et même à l’avortement en 1920 au moment où en France une loi l’interdisait.
La création d’assurances sociales.
Et puis surtout sur le plan éducatif : même les ouvrages et les articles les plus malveillants à l’égard de la Révolution reconnaissent qu’il y avait une œuvre scolaire qui était nécessaire et qui a été importante.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Rappelons-nous que la majorité des peuples de l’Empire russe n’étaient pas des russes. Les bolcheviks leur reconnaissent le droit à la séparation, ce qui, entre nous soit dit, est le meilleur moyen de les garder.
Et puis évidemment la question fondamentale qu’était la paix immédiate. Ils ont donc immédiatement engagé les négociations avec l’Allemagne qui aboutiront au traité de Brest-Litovsk au mois de mars 1918.
D.G. : Sachant qu’ils vont perdre du terrain là-dessus.
M.M. : Enormément ! Là aussi on nous dit « les bolcheviks ont mis en place un régime de parti unique ». Ce n’est pas vrai. En tous cas ce n’était pas prévu. Quand ils prennent le pouvoir en octobre 17, ils prennent le pouvoir soutenus par les socialistes révolutionnaires de gauche, par les mencheviks internationalistes. Il y avait 19 partis représentés dans le congrès des soviets. Ils avaient environ 500 délégués sur 670. L’une des raisons dramatiques c’est que ce traité de Brest-Litovsk a été refusé par les socialistes révolutionnaires de gauche qui ont donc rompu avec les bolcheviks qui se sont retrouvés seuls au pouvoir.
Mais je le répète, cela n’était pas prévu.
D.G. : Dans les décrets il y en a un qui me semble aussi marquant, c’est celui de la séparation des Eglises et de l’Etat. Pourquoi est-il marquant pour cette Russie qui va devenir l’URSS ?
M.M. : Il faut dire que l’Eglise orthodoxe était l’un des piliers essentiels du régime, dont le Tsar était le chef directement. C’était le Père du peuple investi par Dieu au moment du sacre. L’Eglise était donc très impliquée.
Elle était très impliquée aussi, et là c’est beaucoup plus dramatique, dans le fait que lorsque tout allait mal en Russie c’était bien sûr la faute des Juifs qui faisaient les malheurs de la Sainte Russie.
Je vous rappelle qu’entre 1859 et 1911 il y a eu 12 pogroms…
D.G. : Rappelle ce qu’est un pogrom.
M.M. : Un pogrom, c’est tout simplement rendre les juifs d’un village ou d’une ville, responsables des malheurs, de la famine, y compris on les accusait quelquefois de manger les enfants ou n’importe quoi d’autre, et puis ils étaient assassinés purement et simplement.
Le dernier pogrom en 1911 a fait 3 000 victimes par ce que l’on appelait les Centuries noires encadrées par l’Eglise orthodoxe dont le mot d’ordre était « Cogne les Juifs, sauve la Russie ». Ils ont été félicités par le Tsar.
C’était cela la réalité de l’Eglise orthodoxe.
Je viens de rappeler les mesures qui ont été prises en octobre 17 pour l’égalité des femmes, le droit au divorce, etc. Il faut savoir que le patriarche orthodoxe, qui s’appelait Tikhon, a considéré que toutes ces mesures étaient « une œuvre diabolique ». Et comme l’Eglise orthodoxe a soutenu les Russes blancs dans la guerre civile, cela a joué un rôle essentiel parce que dans les régions dont les Russes blancs réussissaient à s’emparer, d’abord ils rendaient la terre aux seigneurs, particulièrement arrogants, ils massacraient largement ceux qui étaient censés avoir fait la révolution et surtout ils abolissaient ces mesures.
L’une des raisons de l’échec des Blancs a été que les femmes étaient dessaisies des avantages que la révolution bolchévique leur avait apportés.
D.G. : On voit bien que cette séparation a un caractère social et marque profondément cette Russie.
On arrive à la fin de l’émission mais il est important d’ouvrir le débat.
Pourrais-tu rapidement donner une bibliographie pour les auditrices et auditeurs qui voudraient aborder ce thème par les livres ?
M.M. : Le livre de référence absolu, c’est le livre écrit par Léon Trotsky, L’histoire de la Révolution russe, en deux volumes. C’est l’un des acteurs principaux de l’événement et il raconte et explique toute la problématique de l’événement.
Un autre livre est incontournable : Les 10 jours qui ébranlèrent le monde de l’américain John Reed qui était sur place et raconte ce qu’il a vécu.
Et puis dans les ouvrages plus récents avec un caractère historique honnête, je conseillerai le livre de François-Xavier Coquin, La Révolution russe et qui est une très bonne introduction à l’histoire de la révolution. Il fait 120 pages et peut se lire très facilement.
D.G. : Maurice je te remercie.
Pour notre part nous vous conseillons l’Idée Libre qui traite de cette question de la Révolution russe.