9 avril 2018
David Gozlan : Denis Sieffert, bonjour. Concernant Politis vous le nommez : bimédia, indépendant et engagé. Pourquoi ces qualificatifs ?
Denis Sieffert : Bimédia c’est parce que depuis plusieurs années nous avons un site qui est très actif. Politis c’est d’abord un hebdomadaire papier mais nous avons maintenant un site avec de la vidéo (émissions, édito). C’est en cela que nous sommes un bi-média.
Les autres mots sont plus complexes : indépendant et engagés cela ressemble à un oxymore, des termes qui s’opposeraient. Pour moi cela ne s’oppose pas du tout, c’est même tout à fait complémentaire.
On est indépendant financièrement, pour le meilleur et pour le pire, des gros capitalistes, des industriels et des financiers. C’est ce qui est nouveau dans la presse, ce n’est plus des industriels mais souvent des financiers qui font valser un peu les hebdomadaires et les journaux. On est très éloigné de ça. Ils ne nous convoitent pas et on ne les aime pas.
En revanche on est très soucieux de notre indépendance à tous égards et on a un actionnariat qui est majoritairement composé d’une association qui comprend des lecteurs et une équipe de Politis. Ce sont eux qui à 65% sont nos actionnaires majoritaires. C’est pour nous une très forte garantie d’indépendance.
On est engagé et indépendant car nous ne sommes pas engagés de façon partisane. On est engagé sur des valeurs et l’on défend ces valeurs, même quand ça froisse ceux que l’on peut supposer être nos amis.
L’indépendance est quelque chose de compliqué parce qu’elle est facile à acquérir par rapport à nos ennemis, elle n’est pas toujours aisée par rapport à nos amis. On est indépendant parce qu’on enquête, on fait des reportages, on a nos préjugés comme tous le monde, on a parfois des convictions qui sont des préjugés mais quand c’est démenti par notre travail de journaliste, qu’on essaye d’accomplir avec discernement et honnêteté, et bien on le dit ! On ne se sent pas lié à tenir une posture idéologique qui serait figée.
Voilà pourquoi on est indépendant à tous égards et pourquoi l’engagement n’est pas incompatible avec cette indépendance.
D.G. : On voit bien, effectivement, que c’est un journal militant. Dans une des vidéos de septembre du site de Politis – j’invite les auditeurs à aller le consulter – vous affirmez que l’islamophobie est devenue un positionnement structurant en politique. Qu’entendez-vous par là ?
D.S. : Structurant cela veut dire qu’il y a un certain nombre de personnages qui instrumentalisent la peur de l’islam ou la détestation de l’islam pour leur avenir ou leur position politique. Même quand ils ont l’avenir derrière eux.
D.G. : Vous êtes cruel là !
D.S. : Oui. Sévère mais juste ! Un certain nombre de personnages réapparaissent toujours quand il y a un débat sur l’islam et qui disparaissent quand il y a débats sur le social ou chose comme ça.
Je vais citer Manuel Valls mais on ne va pas l’accabler. Il est évidemment la caricature de ce personnage. Il y en a quelques autres. C’est terriblement dangereux car ce sont des gens qui pensent que développer des positions islamophobes, hostiles à l’islam, ça les renforce dans le paysage politique. Évidemment le Front National a beaucoup joué à ça et continue. C’est misère de voir que des gens qui viennent de la gauche, parfois du Parti Socialiste, parfois d’ailleurs, jouent le même jeu dangereux avec l’islam au seul profit de leur position politique.
Voilà ce que j’entends par structurant. Structurant dans le sens où il n’y a jamais débat pour eux, c’est une position qui est figée, homogène, cohérente mais je dirai de trop de cohérence.
D.G. : Politis sert à démêler l’information, à savoir quel est le vrai du faux ou en tous cas, vous l’avez bien expliqué même avec vos propres préjugés, d’essayé même de sortir de vos propres préjugés, c’est ce qui est important.
Quelle est la place de l’information, voir de la désinformation parfois, dans ce processus de montée de cette peur ? Est-ce que vous l’avez analysé à Politis ?
D.S. : On y assiste. C’est de l’ordre du constat. Je ne parlerai pas des « fake news » en tant que telles sur le sujet. Ce qui est frappant ce n’est pas qu’il y ait des fausses informations, des fausses nouvelles, c’est le caractère obsessionnel qui revient inlassablement et cette façon de répéter en permanence pour en faire un objet de haine et répulsif dans le paysage politique et dans l’information. Plutôt que les choses fausses c’est plutôt cet effet de répétition et cette violence. On voit bien qu’il y a une instrumentalisation et c’est en cela que ça constitue finalement une fausse nouvelle mais pas « fake news » en tant que telle. C’est un climat politique général que l’on crée et qui est erroné et obsessionnel. C’est le côté obsessionnel qui est redoutable.
D.G. : Sur la question de ce que sont à la fois toutes ces personnes qui sont des vecteurs de ces « fake news », désinformations ou même de cette obsession comme vous le dites, beaucoup viennent de la gauche.
On va prendre beaucoup ou pas de pincettes, peu importe, mais d’une manière générale la gauche a abandonné la laïcité ? C’est une valeur qui a été abandonnée par une partie de la gauche, par la totalité ? Quel est votre point de vue à Politis ?
D.S : On parle de laïcité et on parle de gauche. Se sont deux mots qui sont sujets à débat. Ils sont le produit d’interprétations et d’explications qui sont déjà très différentes.
Il faut s’entendre quand on parle de gauche : quand on parle de certaines personnes du Parti Socialiste de l’époque Valls-Hollande etc, je ne suis pas sûr que l’on puisse encore parler de gauche, mais c’est comme cela qu’ils s’affichent. Et encore, certains on même cesser de se revendiquer de la gauche.
A mon avis, ceux-là, et c’est le grand paradoxe, ceux qui n’ont que la laïcité et l’islamophobie à la bouche, ne sont plus trop à mes yeux des laïques. C’est ça le grand paradoxe. La laïcité ne doit pas se laisser instrumentaliser. C’est une donnée philosophique et objective qui est un peu inamovible et quand on en fait trop dans la laïcité et surtout quand elle devient une arme qui désigne exclusivement une partie de nos concitoyens, exclusivement une religion, une partie de la population, à mon avis on n’est plus dans la laïcité même si on n’a plus que ce mot à la bouche.
Malheureusement on voit qu’il y a des passerelles et on n’arrive plus trop à faire la différence quand on ne sait pas qui parle et que l’on entend seulement les mots, entre certains qui viennent de la gauche et par exemple le Front National. Ceux-là à mon avis ont abandonné la laïcité vraie.
Ensuite il y a d’autres débats. Il y a une autre gauche, dont je me sens d’ailleurs plus proche, qui est plus ouverte – j’emploie le mot « ouverte » par rapport à la gauche pas par rapport à la laïcité – qui est pour le dialogue avec les religieux, avec les musulmans etc. qui est pour le vivre ensemble. Ceux là aussi parfois, dont je me sens proche encore une fois, on conteste leur laïcité. Moi non. Moi je pense que la laïcité c’est une position que l’on peut tenir fermement tout en étant ouvert au dialogue et à des contacts y compris avec des religieux et ce n’est pas gênant. La question est de savoir qui convint qui, ou est-ce qu’il faut absolument vouloir convaincre l’autre au péril de cesser d’être soi-même ? Je crois que l’on peut continuer d’être soi-même.
D.G. : Cette question de la laïcité, qui est un des piliers de la République, est en cause et fracture ce que l’on pouvait appeler la gauche.
Dans un de vos ouvrages vous posez cette question : « L’idée républicaine conserve-t-elle une certaine forme de pertinence politique et à quelles conditions ? »
Moi je vous repose la question : est ce que la République est quelque chose qui a un avenir, une perspective, qui est à construire, à inventer ou à réinventer ?
D.S. : En effet, j’ai écrit quelque chose là-dessus il y a quelques années, dont je ne revendique pas tellement le titre : Qu’est-ce qu’être républicain ?
C’était une polémique avec les gens qui instrumentalisent, invoquent en permanence la République. Cela me fait penser au poumon du Docteur Diafoirus dans le Malade imaginaire. On leur parle du chômage ils disent la république, on leur parle de l’islam ils disent la république, on leur parle du football ils disent la république, cette espèce de Graal qui est inopérant si on l’utilise comme ça.
Je rappelle que la république c’est aussi un concept flottant quoi qu’on en pense.
Thermidor c’était la République, Adolphe Thiers qui a massacré les Communards c’était la République. Quel lien entre Thiers et Jaurès ? L’un est l’autre c’est la République. Il faut faire très attention.
Je crois en effet au concept d’une république sociale dont Jaurès a été un peu « l’apôtre » mais je me méfie, et se sont souvent les mêmes, de ceux qui sortent leur république à chaque fois comme une épée d’un fourreau pour pourfendre je ne sais quel ennemi fantasmé et cela me semble très dangereux.
Pour moi la République est d’abord sociale et j’observe que les mêmes qui invoquent la République sur des questions religieuses ne l’invoquent plus sur la question de la lutte contre le libéralisme. Finalement, les inégalités, les privatisations, tous ce qui disloque l’unité de l’école, l’égalité des chances et bien tous cela est fondamentalement antirépublicain. On voit bien qu’il y a un usage à géométrie variable de la République et c’est cela que je combats.
Pour répondre directement à votre question, si on entend la République comme je l’entends, une République sociale qui prône l’égalité à tous égards je crois en effet que c’est un concept qu’il faut défendre.
D.G. : On retrouve cette idée de république sociale à travers les colonnes de Politis et à travers vos éditoriaux c’est indéniable.
Votre numéro de cette semaine c’est « Et maintenant les étudiants ».
Vous avez été Président de l’UNEF. Que pensez-vous de ce qui se passe dans les universités en ce moment ?
D.S : Ma qualité lointaine de Président de l’UNEF ne me donne aucune légitimité pour en parler mieux que les autres. Je suis l’actualité en tant que journaliste, je vois ce qui se passe.
Cette loi Vidal qui fait problème on voit très bien de quoi il s’agit : une sélection très complexe qui va en plus mettre les enseignants dans une fâcheuse posture car c’est un surcroit de travail. On va leur faire juger des lettres de motivation comme des entrepreneurs ou des chasseurs de têtes dans les entreprises privées. C’est tout à fait paradoxal par rapport à ce que l’on peut imaginer être l’université. C’est tout à fait détestable dans le principe et la méthode.
Maintenant il y a quand même un problème de fond que l’on ne peut pas ignorer : il y a un décalage entre l’offre et la demande. La demande est démographique et l’offre elle est le prix de misère qui a été entretenue dans les universités depuis des années et des années. Il suffit d’aller à l’université de Paris VIII. Quand on voit l’état des locaux et le pourrissement qui a été organisé dans ces universités, on voit bien que rien n’a été préparé pour accueillir les jeunes et leur permettre le choix de vie qu’ils ont fait. On en vient à faire de pauvreté – vertu, et donc à sélectionner alors qu’il faudrait améliorer l’accueil et renforcer les budgets des universités.
D.G. : C’est pour cela que les enseignants sont en train de rejoindre, d’après ce que j’ai lu, les étudiants.
D.S : Ils rejoignent à la fois sur le principe et sur le plan matériel car cela va leur prendre un temps fou. Nos reporters sont allés dans plusieurs universités et les enseignants disent que lire une lettre de motivation, qui est une tâche managériale, prend au moins 10 minutes. Quand il y en a 2000 ou 2500 par université, c’est 400 heures d’heures supplémentaires et ce ne leur plait pas. Je pense aussi que ça ne leur plait pas pour des raisons de principe qui sont assez évidentes.
D.G. : Pour conclure on va revenir sur Politis. Politis a un avenir. Politis a un certain nombre de lecteurs.
Pouvez-vous nous dire comment se procurer Politis ?
D.S : Le mieux c’est de s’abonner par le site ou en achetant un numéro et en utilisant le coupon qui s’y trouve.
Sinon on le trouve en kiosque mais difficilement car comme vous le savez il y a une crise de la distribution qui est terrible qui pénalise les journaux et les petits encore plus que les gros. C’est très compliqué pour nous. Une part de notre déficit actuel vient de défaillances de distribution de la part des kiosques.
C’est vraiment l’abonnement qui est la bonne solution pour découvrir Politis.
D.G. : Denis Sieffert je vous remercie. Vous pourrez donc retrouver le dernier numéro de Politis dans vos kiosques. C’est un hebdomadaire couleur de 32 pages avec des reportages et documents bien faits.
D.S : J’ajouterai que nous avons des Hors-série et l’actuel devrait intéresser vos auditeurs et lecteurs de La Raison. Il est consacré à Mai 68.
D.G. : Je vous remercie. Nous nous retrouvons le mois prochain.