La Libre Pensée sur France Culture – Dimanche 9 février 2020

Christophe Bitaud, Vice-Président de la Libre Pensée, reçoit Cécile Kohler, Secrétaire fédérale de la FNEC-FP-FO (Fédération Nationale de l’Enseignement, de la Culture, de la Formation Professionnelle Force Ouvrière) et responsable du secteur international.

Christophe Bitaud : Cécile bonjour.

Cécile Kohler : Bonjour.

C.B. : Les 21 et 22 septembre 2020 se tiendra le 8ème congrès mondial de l’Association Internationale de la Libre Pensée, à Madrid en Espagne. Le thème central sera « Ecole laïque et laïcité de l’enseignement ». Nous comptons donc inviter les associations de libre pensée, athées, humanistes, laïques, les obédiences maçonniques et les organisations syndicales à y participer et y intervenir pour faire part de leur point de vue sur ce thème.
Ma première question sera très simple : la FNEC-FP FO participera-t-elle à ce congrès mondial ?

C.K. : Oui Christophe la fédération sera représentée.

C.B. : C’est très bien ! Ma seconde question : la Libre Pensée est très attachée à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au principe juridique de laïcité tel qu’il fut défini par la loi du 9 décembre 1905. Aujourd’hui, alors que le Président Macron a déclaré le 9 avril 2018 devant la Conférence des évêques de France qu’il fallait réparer le lien entre l’Eglise catholique et l’Etat, la Libre Pensée estime que rien n’est jamais acquis et se tient prête à se mobiliser contre toute remise en cause de la loi de 1905.
Quel est votre point de vue sur cette question ?

C.K. : Le projet de transformation de la loi de 1905 annoncé par le Président de la République, pour l’heure mis en sommeil, portait sur les aspects financiers et sur la labellisation de certains cultes qui seraient reconnus officiellement.
Le Président Emmanuel Macron et le Ministre de l’Intérieur Christophe Castaner n’ont eu de cesse de répéter « que ce projet ne visait pas à modifier les principes de la loi de 1905, notamment les deux premiers articles de la loi ». Or, depuis des années de nombreux accrocs ont été faits à la loi de 1905, en particulier concernant le respect de la laïcité de l’école puisque les lois Debré – Guermeur, notamment ont autorisé le financement des établissements privés religieux. De plus le ministre de l’Education Nationale, dans sa loi intitulée « l’école de la confiance » vient de commettre un nouvel accroc en imposant un financement public supplémentaire des établissements privés en maternelle.
Et puis il y a un dévoiement et une instrumentalisation de la laïcité. Le Président de la République, dans son grand débat, a volontairement mêlé la question de l’immigration à celle de la laïcité avec un message derrière : celui que la laïcité serait menacée par l’immigration et par elle seule.
Une proposition de loi visant à étendre l’interdiction des signes religieux ostensibles à toutes les personnes participant aux sorties scolaires a été adoptée en première lecture au Sénat le 29 octobre. Si le Ministre Blanquer a eu l’occasion de réaffirmer son opposition à une loi en la matière, les propos qu’il a tenu sur le terrain du communautarisme sont de nature à ne rassurer personne. Le gouvernement a mis en place une plateforme de signalement d’atteintes à la laïcité et charge les personnels de jouer un rôle de veille qui n’est pas le leur.
On ne peut que s’en inquiéter.
Pour autant, pour la FNEC-FP FO la priorité est de revenir aux fondamentaux de la loi et à son application effective. D’une part la religion relève de la sphère privée et d’autre part les fonds publics doivent aller à l’école publique.

C.B. : Du point de vue de la Libre Pensée, la laïcité de l’école est tout aussi essentielle que la laïcité de l’Etat. La Libre Pensée continue à se battre pour l’abrogation de la loi Debré qui autorise le financement par l’Etat des écoles privées à 97% catholiques !
Le slogan « A école publique, fonds publiques – A école privée, fonds privés » conserve à nos yeux toute son actualité. D’aucuns pensent que c’est un combat d’arrière-garde. Qu’en pensez-vous ?

C.K. : Cette exigence reste la revendication fondamentale de notre confédération concernant la laïcité. Elle est plus que jamais d’actualité. Quelques chiffres pour bien comprendre les enjeux.
Pour 2020 c’est plus de 7 milliards et demi d’euros qui sont prévus au seul budget de l’Etat pour financer l’enseignement privé, premiers et seconds degrés, majoritairement confessionnel, en application de la loi Debré, sans compter les subventions des régions, départements et communes. Cela est en complète contradiction avec le principe de laïcité. En 60 ans se sont plus de 500 milliards d’euros qui ont été détournés au profit de l’enseignement privé. Fin 2018, deux notes de la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance pour le ministère de l’éducation nationale) montraient que la hausse de la fréquentation de l’enseignement privé se faisait au détriment de l’enseignement public. En 10 ans se sont près de 100 000 élèves de plus qui accomplissent leur scolarité dans le privé. Une récente analyse de l’Observatoire de la laïcité établit qu’en Vendée, sur 267 communes un quart n’ont pas d’écoles publiques et 70 % sont dotées d’au moins une école privée. Le nombre d’écoles privées hors contrat est en augmentation dans ce département : 30 % d’ouvertures de plus par an.
En 2018 pour les collèges l’enseignement privé (54 % des élèves) aurait reçu du Conseil Départemental de Vendée le double de subventions par rapport à l’enseignement public. Sans aucun contrôle sur les subventions. Il y a 5 ans les effectifs de l’enseignement public avaient dépassés la barre des 50%. Mais la non application des rythmes scolaires a inversé cette tendance.
On retrouve cette tendance dans d’autres départements. Même si l’adhésion des familles à l’école publique, laïque et gratuite ne se dément pas, la saturation des collèges et lycées publiques de secteur ou l’absence d’établissement publics à proximité les pousse vers le réseau privé.
En supprimant des postes dans le public et en favorisant le financement des écoles privées, le ministre Blanquer organise en fait la mise en concurrence de l’enseignement public au profit du privé.

C.B. : Cette fameuse loi Blanquer qui abaisse l’obligation scolaire à l’âge de 3 ans peut paraître, pour des esprits non éclairés et non au fait des questions scolaires, comme une bonne chose. Les enfants seraient scolarisés plus jeunes. Mais tu sembles dire que cette loi aggraverait encore le détournement de fonds publics vers le privé. Est-ce que tu peux brièvement l’expliquer en détail à nos auditeurs ?

C.K. : Avant cette loi plus de 95% des enfants de 3 ans étaient scolarisés mais ils n’étaient pas compris dans les effectifs des enfants scolarisés. Cette mesure étant en fait l’application de la loi Debré-Guermeur et donc le financement public aux écoles maternelles privées qui n’en bénéficiaient pas avant (en tout cas dans la loi). Les mairies qui doivent financer une partie des charges des écoles privées sous contrat doivent désormais augmenter leur contribution ce qui ne peut se faire qu’au détriment des écoles publiques.
Le Réseau Français des Villes Educatrices, organisation consacrée à cela, a fait un calcul et a établit que le montant serait de 150 millions de plus de subventions !
En élargissant la scolarité obligatoire à partir de 3 ans sans moyens supplémentaires cela entraîne mécaniquement un manque de financement et donc une dégradation de l’école maternelle publique.
Enfin, il y a un décret d’application de la loi qui instaure le fait que pour la première fois une structure privée, dite « jardin d’enfants », payante, hors éducation nationale et sans enseignants, assure la scolarité obligatoire.
Moins de moyens à l’école publique, augmentation des subventions de l’Etat aux écoles privées et déréglementation de l’école pour élargir les marges de manœuvres du privé.
Voilà l’un des aspects de la loi dite « pour l’école de la confiance » !

C.B. : Le terme « école de la confiance » à t’entendre semble effectivement quelque peu trompeur ! Elargissons un petit peu le débat au-delà de l’actualité immédiate.
Je voudrais citer Francisco Ferrer. C’était un libre penseur, un libertaire, un franc-maçon et il parlait ainsi de son enseignement, puisqu’il a été à l’origine d’un enseignement laïque en Espagne et plus particulièrement à Barcelone :
« Notre enseignement n’accepte ni les dogmes, ni les usages, car se sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale. Nous ne répandons que les solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison et des vérités vérifiées par des preuves certaines. L’objet de notre enseignement est que le cerveau de l’individu doit être l’instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illuminent chaque intelligence, de sorte que, mises en pratiques elles puissent donner le bonheur à l’humanité sans exclusion, pour personne, par privilège odieux. »

Qu’est-ce pour vous que l’école laïque ? Et pensez-vous, à l’instar de Francisco Ferrer que la laïcité soit l’émancipation pleine et entière de l’enseignement et de l’individu par ricochet ?

C.K. : L’enseignant doit instruire les enfants et leur apprendre également la liberté de jugement. C’est-à-dire l’esprit critique. L’enfant devient alors élève, un individu qui s’élève, devenant l’auteur de ses propres jugements au lieu de dépendre d’une autorité extérieure. Cela suppose un enseignement débarrassé de tout endoctrinement politique ou religieux. Cela suppose aussi des professeurs avec un statut qui leur garantit la sécurité, l’indépendance professionnelle. Pour un enseignement véritablement laïque il faut des personnels indépendants des groupes de pression c’est-à-dire fonctionnaires de l’Etat. Pourquoi le Ministre Blanquer a-t-il inscrit le devoir d’exemplarité dans sa loi alors que le devoir de neutralité était déjà lié au statut, sinon pour en finir avec l’indépendance des personnels de l’Education Nationale vis-à-vis du pouvoir en place ?
Pour la FNEC-FP FO, défendre les statuts des personnels, leurs salaires, leurs retraites, c’est défendre leur indépendance et c’est indispensable pour l’école, publique, laïque et obligatoire.
C’est pourquoi nous combattons le système universel par point qui vise tous les secteurs mais les enseignants particulièrement parce qu’ils sont exposés à une perte de 800 à 1 000 euros sur leurs pensions.
Le Ministre propose une revalorisation sur 17 ans mais qui s’assortirait d’une refonte du statut et qui irait dans le sens de pressions supplémentaires, d’allongement du temps de travail, qui dégraderait encore les conditions d’apprentissage et de travail et qui aurait aussi comme conséquence que les conditions seraient réunies pour que l’école ne puisse plus jouer son rôle et que les enseignants puissent plus faire leur travail sereinement. Ce qui est malheureusement un peu déjà le cas. C’est en ce sens que la FNEC-FP FO est pleinement engagée depuis le 5 décembre dans la bataille pour obtenir le retrait de la réforme des retraites, dans les AG de personnels qui décident la grève pour obtenir le retrait avec les autres secteurs : RATP, SNCF, Opéra de Paris, avocats etc .

C.B. : L’article premier des statuts de la CGT-Force Ouvrière, que j’ai relu il n’y a pas longtemps pour préparer cette interview, se prononce pour la disparition du salariat et du patronat. Si l’idéologie dominante est toujours l’idéologie de la classe dominante, peut-on construire un enseignement libérateur sans émancipation sociale et économique ?

C.K. : L’édification d’une école gratuite, laïque et obligatoire a pris forme en France dans la suite de la révolution bourgeoise et dans le siège de la Commune de Paris. Mais cette œuvre émancipatrice s’est faite dans les limites d’une société de domination divisée en classes aux intérêts antagonistes. Les limites de l’émancipation sociale ont pesé lourd pour l’émancipation scolaire. Les lois scolaires de la IIIème République n’ont évidemment pas détruit les rapports de domination, ce n’était pas leur but, mais elles en ont réduit l’emprise. Certes l’école de Jules Ferry fermait le secondaire à la quasi-totalité des enfants du peuple mais c’est cette école-là qui a permis à des milliers d’enfants d’ouvriers et de paysans d’acquérir l’instruction élémentaire, de valoriser leur force de travail et d’arracher les enfants au travail forcé. C’est donc une conquête démocratique au même titre que les droits syndicaux.
L’émancipation scolaires étant source d’émancipation sociale la CGT-FO a toujours défendu cette conquête et combattu les dégradations, les régressions et la réaction en matière scolaire de gauche comme de droite, qui depuis les années 70 s’est employé à délégitimer et à réviser l’œuvre de la IIIème République.

C.B. : Les pédagogies émancipatrices, l’école moderner de Francisco Ferrer – on en a parlé tout à l’heure – mais il y a également l’orphelinat de Cempuis de Paul Robin, La Ruche de Sébastien Faure, pour ne prendre que quelques exemples parmi les plus célèbres, ont posé un certain nombre de questions.
L’élève : disciple ou dominé ?
Le maître : dominateur ou éveilleur de conscience et dispensateur d’instruction ?
L’école : lieu ouvert ou havre fermé ?
Beaucoup de questions qui peuvent se poser.
Ces sujets seront débattus lors du congrès mondial de Madrid. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous un point de vue syndical sur ce sujet ?

C.K. : Nous allons laisser le congrès mondial en débattre. La FNEC n’est pas indifférente à ces questions mais elle n’a pas de projet d’école ou de projet éducatif. Pas plus qu’elle n’a de conception pédagogique. Nous sommes très attachés au manifeste des instituteurs syndicalistes de 1905 qui insiste sur cette indépendance : « Ce n’est pas au nom du gouvernement, même républicain, même au nom du peuple français, que l’instituteur confère son enseignement. C’est au nom de la vérité. Les rapports mathématiques, les règles de grammaire, non plus que les faits d’ordre scientifiques, historiques, morales qui le constitue, ne saurait alors être soumis aux fluctuations d’une majorité. Il découle de ces principes que le corps des instituteurs a besoin de toute son autonomie et les instituteurs eux-mêmes de la plus large indépendance. Or, cette autonomie du corps enseignant primaire et cette indépendance de ses membres ne peuvent être pleinement réalisées que par la constitution d’un syndicat des associations professionnelles d’instituteurs ».
Ces principes nous semblent toujours valables aujourd’hui d’autant que les mesures prisent par les gouvernements successifs, depuis une trentaine d’années, les remettent en cause.
L’indépendance et la neutralité du fonctionnaire sont inscrites juridiquement dans les statuts de la fonction publique et c’est aujourd’hui ce qui est remis en cause notamment à travers cette loi dite « Ecole de la confiance » puisque l’article 1 de cette loi demande à l’enseignant l’exemplarité : « l’engagement et l’exemplarité des personnels de l’Education Nationale confortent leur autorité dans la classe et l’établissement et contribuent au lien de confiance qui doit réunir les élèves et leurs familles au service public de l’éducation. »
Nous le comprenons comme une mise au pas des enseignants. Les personnels devraient exécuter les ordres quoi qu’il en coûte. C’est cela « l’école de la confiance » de Monsieur Blanquer. Aujourd’hui nous en avons une illustration à travers la répression qui s’exerce contre les personnels qui combattent contre le démantèlement du baccalauréat.

C.B. : Se sera ma dernière question : la laïcité de l’école est-elle un modèle unique ou divers à travers le monde, à travers les peuples et les cultures ?

C.K. : La laïcité de l’école a pris une forme particulière en France à cause du caractère plus radicale de la Révolution et des luttes des classes qui ont marqué tout le 19ème siècle.
Elle a pris d’autres formes sur d’autres continents. Mais partout elle est un combat, même là où la loi la garantit, par exemple en France où nous revendiquons avec notre confédération, la CGT-FO, l’abrogation de la loi Debré.
C’est pourquoi il faut réaffirmer que le respect de la liberté de conscience est une revendication démocratique essentielle, à mettre en œuvre partout, sur tous les continents, notamment par l’établissement plein et entier de la séparation des Eglises et de l’Etat.
La loi doit être la même pour tous, au nom du principe d’égalité des individus.

C.B. : Merci pour cette intervention.
C’était la première émission en vue de la préparation de ce congrès. La Libre Pensée invitera toutes les organisations syndicales enseignantes qui souhaiterons répondre à notre invitation pour s’exprimer sur ce sujet.
Merci Cécile.

 

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