l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) vient d’adopter un rapport très intéressants sur la gestion de la pandémie et sur des suites à donner.
L’OPECST fait un certain nombre de propositions qui méritent d’être portées à la connaissance du public.
La Libre Pensée va demander une entrevue à la Ministre chargée de la Citoyenneté pour mettre en œuvre Les propositions qui trouvent l’agrément de la Libre Pensée
A propos d’une initiative du Sénat
Le 2 juillet 2020, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), sous la présidence de M. Gérard Longuet, sénateur1, et la vice-présidence de M. Cédric Villani, député2, a validé deux notes présentées par M. Pierre Ouzoulias, sénateur3 et libre penseur, respectivement intitulées Les Cultes religieux face à l’épidémie de Covid 19 en France et Crise du funéraire en situation de Covid 19 : mort collective et rituels funéraires bouleversés. Compte tenu du caractère exceptionnel de cette épidémie, l’OPECST a entendu, en effet, s’appesantir plus que de coutume sur les rapports entre sciences et société. D’ailleurs, les travaux des chercheurs en sciences sociales ont alimenté les réflexions de l’auteur4 des deux notes, notamment pour établir la seconde.
Le premier de ces deux textes dresse un inventaire très complet des réactions des cultes face à l’épidémie et aux mesures de protection sanitaire prises par les pouvoirs publics pour en limiter l’incidence. Chemin faisant, il ausculte le rapport à la foi des individus confrontés à la crise sanitaire et met en évidence les quelques embardées qu’a pu commettre l’État dans ses relations avec les cultes et les familles spirituelles. Le second aborde tous les aspects de la prise en charge de la mort en période d’épidémie et formule quatre recommandations dont l’une intéresse particulièrement la Fédération nationale de la Libre Pensée (FNLP).
Les cultes et l’épidémie
L’épidémie a révélé les réactions des cultes face à l’État, souligné la profonde sécularisation de la société française et mis en évidence quelques dérives de la puissance publique par rapport à la laïcité.
L’attitude des cultes face aux mesures gouvernementales : Respect général mais singularité catholique
Avant même le confinement intervenu le 17 mars 2020 et l’entrée en vigueur de la loi du 23 mars 2020 et de son décret d’application du même jour, toutes les religions ont préconisé des mesures de précaution dans les lieux de culte au nom du principe « la vie d’abord », qui sera nettement mis en avant par leurs responsables à partir de la deuxième moitié du mois de mars. Les intéressés pouvaient difficilement ignorer que des rassemblements religieux avaient constitué d’importants foyers de contamination.
Toutefois, Pierre Ouzoulias apporte deux nuances à ce constat global. D’une part, les cultes musulman et juif ont été « […] plus proactifs au niveau national […] » que l’Église catholique. À titre d’exemple, la Conférence des évêques de France a cherché à sauver la saison des pèlerinages à Lourdes, qui devait commencer le 5 avril, en multipliant les recommandations mais sans renoncer à la concentration de milliers de pèlerins D’autre part, des voix discordantes ont troublé ce concert apparemment harmonieux. Ainsi, au tout début du mois de mars, l’évêque de Belley-Ars, M. Pascal Roland, affirmait qu’il n’entendait pas « […] céder à la panique collective et [s]’assujettir au principe de précaution qui semble mouvoir les institutions civiles. » ni, par suite, « […] édicter de consignes particulières pour [son] diocèse […] »À partir du 17 mars 2020 puis, légalement, de la date d’entrée en vigueur de la loi et du décret du 23 mars 2020, aux termes duquel « Les établissements de culte, relevant de la catégorie V, sont autorisés à rester ouverts [et] Tout rassemblement ou réunion en leur sein est interdit à l’exception des cérémonies funéraires dans la limite de 20 personnes », les cultes ont soutenu unanimement et appliqué strictement cette législation et cette réglementation d’exception qui, outre l’application des « mesures barrières », comportaient des restrictions à la vie cultuelle : annulation des pèlerinages et des grands rassemblements religieux ; report de la célébration des rites de passages (baptêmes, circoncisions, communions, Bar Mitzvah, etc.) ; limitation des rituels communautaires et des cérémonies familiales ; adaptation des rituels funéraires ; interruption des autres activités communautaires (enseignement, encadrement des jeunes).
Néanmoins, Pierre Ouzoulias note également des différences dans leur degré d’implication dans le dispositif de lutte contre l’épidémie. Plus aptes notamment à se pratiquer à distance5, les cultes israélite et musulman ont fermé synagogues et mosquées tandis que l’Église catholique a maintenu ouvertes les églises. L’évêque de Nanterre, M. Matthieu Rougé, s’il indique que le culte romain adhère à la politique décidée par les pouvoirs publics énonce, en même temps, des réserves : « […] les responsables catholiques ont fait d’emblée le choix de la loyauté à l’égard des pouvoirs publics conformément à leur habitude voire à leur tradition. Il ne s’est pas agi simplement de nous plier aux règles édictées mais bien de nous engager délibérément et de tout cœur dans l’effort collectif contre la pandémie. […] cependant, sans jamais sortir de l’obéissance en actes, certains se sont demandé si la suppression de tout culte public, même très encadré, était pleinement légitime, sur le plan juridique comme sur le plan anthropologique. »
La fin du confinement a redonné force et vigueur aux polémiques induites par les mesures à prendre contre la diffusion de la maladie. D’une part, la date de plus large accès aux lieux de culte et de reprise des rituels en définitive retenue par le gouvernement, avancée du 2 juin au 29 mai 2020, a suscité des protestations de la part des musulmans, pourtant soucieux de respecter non seulement la lettre mais l’esprit des mesures prises par les pouvoirs publics. Alors même que l’Église catholique les a acceptées avec moins de facilité que les autres confessions, le gouvernement a cédé à la demande des évêques de rouvrir au culte les églises dès le 29 mai de manière à permettre la célébration de la pentecôte chrétienne alors que les musulmans n’ont pu fêter la fin du ramadan, fixée au 24 mai, dans les mosquées. D’autre part, d’ailleurs à juste titre à certains égards, des associations catholiques traditionalistes ont obtenu du juge des référés du Conseil d’État une ordonnance suspendant la disposition du décret du 11 mai 2020 interdisant les rassemblements de plus de dix personnes dans les lieux de culte, regardée comme une « interdiction générale et absolue » portant atteinte à une liberté fondamentale6. À cet égard, il importe de signaler que le juge des référés du Conseil d’État, saisi sur requête notamment de la Ligue des droits de l’Homme, a statué dans le même sens à propos de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 applicable à l’ensemble des rassemblements7.
La relative singularité de l’attitude du culte catholique vis-à-vis des mesures prises pour contenir l’épidémie, qu’elle a certes acceptées mais parfois avec une certaine réticence, renvoie à la fois à sa nature et à son histoire. En premier lieu, cette religion accorde une place plus grande que les autres au rituel8, compte tenu du caractère sacré des édifices où se pratiquent le culte et du rôle d’intercesseur dévolu au prêtre dans la relation du fidèle avec Dieu. De surcroît, la lutte contre l’épidémie a bousculé le sacrement fondamental de l’eucharistie. En second lieu, les cultes minoritaires (israélites et réformés) ont historiquement appuyé le processus d’ancrage de la République dans notre pays, qui a notamment fait accéder les Juifs à la citoyenneté, en 1790, 1791 (métropole) et 1870 (Algérie). Quant aux musulmans, ils tiennent une place importante dans la nation en raison du passé colonial du pays et mettent, en tout état de cause, un point d’honneur à respecter les institutions de manière à donner le moins de prise possible aux critiques, souvent teintées de xénophobie, dont ils sont l’objet. En revanche, le temps n’a pas effacé complètement les stigmates de la résistance de longue durée que l’Église catholique a opposée à la République : elle a été largement réfractaire durant la Révolution française, hostile à la Séparation, qui a constitué l’acmé de l’émancipation politique engagée en 1789, et fortement compromise avec le régime de Vichy. L’évêque de Nanterre, M. Matthieu Rougé, le relève d’ailleurs avec une grande honnêteté : « […] la République et l’Église catholique ont connu en revanche des décennies de conflits qui, malgré un climat globalement apaisé, peuvent connaître des résurgences partielles et ponctuelles. »
Les conséquences du confinement sur la vie cultuelle : La mise à nu de la sécularisation profonde de la société française
Le dispositif de lutte contre l’épidémie a entraîné au moins deux conséquences principales pour les cultes : des difficultés financières ; une mise à nu de la profondeur de la sécularisation de la société française.
Selon l’Église catholique, le confinement a entraîné pour elle la perte d’une somme globale estimée à 50 millions d’euros, soit un peu plus de 9 % de ses ressources annuelles, évaluées à 550 millions. Dix diocèses sur une centaine seraient en proie à de réelles difficultés. Si le manque à gagner est important, dans la mesure notamment où les dons en ligne n’ont pu significativement l’atténuer9, il reste finalement relativement limité. Par comparaison, selon la Banque de France, le produit intérieur brut (PIB) avait chuté de 20 % à la fin du premier trimestre 2020 (16 % pour l’ensemble de la zone euro) et, « en moyenne annuelle », « resterait très fortement affecté, avec un recul de 10 %. »10
Les autres cultes connaissent des difficultés comparables. Par exemple, les associations qui gèrent le culte musulman auraient perdu 60 % de leurs recettes durant la période de fermeture des mosquées, en raison de l’arrêt des dons effectués par les fidèles lors de la grande prière du vendredi.
Ces difficultés financières, somme toute pas plus graves que celles enregistrées par ailleurs par d’autres secteurs d’activité, ne rendent pas compte d’une seconde conséquence de l’épidémie pour les cultes, infiniment plus importante. Pierre Ouzoulias souligne que la crise sanitaire, en dépit d’un regain probablement conjoncturel du besoin de spiritualité – religieuse ou pas d’ailleurs -, a révélé l’aboutissement du processus de sécularisation de la société française engagé dès le XVIIIe siècle. D’une certaine façon, son constat rejoint celui qu’effectue Emmanuel Todd dans son livre Les Luttes de classe en France au XXIe siècle11 dans lequel il annonce la fin de la France catholique, même « zombie », qu’il voyait encore à l’œuvre, cinq ans plus tôt, dans un autre ouvrage : Qui est Charlie ?, sociologie d’une crise religieuse12.
Dans le passé, à des degrés divers, les cultes expliquaient les épidémies comme la manifestation des épreuves qu’infligeait Dieu aux hommes. Pour les chrétiens, singulièrement les catholiques, ces malheurs constituaient le châtiment à subir par l’humanité pécheresse. Dans l’Ancien Testament, par l’intermédiaire du prophète Gad, Dieu laisse le choix du châtiment du peuple juif au roi David qui opte pour le dernier : sept ans de famine, trois mois de poursuite par des ennemis ou trois jours d’épidémie de peste. Même les cultes polythéistes pratiqués par les Grecs rationalistes n’échappent pas à ce type : Pierre Ouzoulias rappelle à juste titre que selon Sophocle, dans la tragédie Œdipe roi13, Apollon fait s’abattre sur Thèbes la peste à la suite du meurtre du roi Laïos par son fils Œdipe. Pour combattre le châtiment divin, il faut accomplir des actes de foi qui prévalent sur la réponse médicale même si celle-ci est reconnue. L’Église catholique y attache beaucoup d’importance et a même désigné pour ce faire des saints intercesseurs spécialisés comme Roch ou Sébastien. Enfin, le culte a pour fonction d’accompagner les malades et les mourants par des signes de compassion, des prières et des rites religieux funéraires.
Désormais, l’explication et la réponse scientifiques l’emportent sur toute autre considération si bien que le discours théologique n’a plus beaucoup d’espace pour s’affirmer. Dans le cas de l’épidémie de Covid 19, la parole scientifique (parfois pseudo-scientifique) l’a même envahi totalement. Actuellement, les cultes se replient donc sur leur fonction d’accompagnement des victimes de la maladie. Dans l’exemple du coronavirus, cet état de fait a contraint leurs représentants à appliquer correctement, au plan général, les mesures de protection sanitaires prises par les pouvoirs publics, même si des différences ont pu apparaître dans la manière de s’y plier.
Les embardées de l’État par rapport au cap fixé par la laïcité
En dépit du caractère achevé du processus de sécularisation de la société française, Pierre Ouzoulias met néanmoins le doigt sur quelques dérives du gouvernement par rapport aux principes laïques. Si globalement l’État n’a pas cédé aux sirènes de l’Église catholique pour laquelle les célébrations religieuses présenteraient le caractère d’un « besoin vital », sous-entendu au même titre que la mise en place d’une politique sanitaire de lutte contre l’épidémie, pour autant, sous réserve de la proportionnalité des mesures édictées de restriction des libertés avec la gravité du risque sanitaire, le pouvoir exécutif a effectué deux sorties de route, plus politiques que juridiques.
En premier lieu, Pierre Ouzoulias relève à juste titre que s’est exprimée de la part des pouvoirs publics « […] une volonté d’institutionnaliser les rapports entre l’État et les cultes « établis », dans une logique quasi-contractualiste ou concordataire […] ». S’il y voit pour l’instant des « signaux faibles », il considère néanmoins que ceux-ci pourraient révéler une « évolution plus profonde » : selon lui « En témoigne notamment l’organisation par le Président de la République de deux visioconférences successives sur « la cohésion morale du pays face à la crise », où étaient invités à la fois des responsables religieux, des obédiences maçonniques et des associations laïques telles que le Comité Laïcité République. Si cette initiative relève d’une volonté compréhensible d’adresser un message à ceux pour qui le confinement constitue une épreuve sur le plan spirituel, elle ne doit pas pour autant conduire vers une institutionnalisation du rôle dévolu aux associations cultuelles au sein de groupes informels. » Invitée à ces réunions virtuelles, a FNLP a refusé de s’y rendre pour les raisons invoquées dans la note. Elle observe d’ailleurs que la participation du Grand Orient de France et du Comité Laïcité République a jeté le trouble dans une partie du mouvement laïque proche de cette obédience et de cette association.En second lieu, Pierre Ouzoulias note que le conseil scientifique, institué par l’article L. 3131-19 du code de la santé publique, issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020, a recommandé, par le truchement d’une permanence téléphonique nationale, l’« accompagnement spirituel » et le « soin pastoral » dans son avis du 23 mars 2020. Au surplus, il souligne que le ministre de l’Intérieur, dans un communiqué du 9 avril 2020, a écrit : « Les mesures indispensables prises par le Gouvernement pour lutter contre l’épidémie (…) sont toutefois susceptibles de distendre, momentanément, le lien entre certains croyants et leur ministre des cultes, alors même que les effets de la crise sanitaire sur la vie de nos concitoyens nécessitent que chacun puisse être aidé, notamment spirituellement. À l’occasion d’une réunion avec les représentants des principaux cultes, le président de la République a souhaité donner suite à une proposition commune de ces derniers, pour faciliter la mise en relation de ceux qui en éprouvent le besoin avec une personne à même d’assurer un soutien spirituel ». La circonstance que le conseil scientifique, le président de la République et le ministre de l’Intérieur appuient une demande des représentants des confessions tendant à leur accorder, sinon un espace d’expression mais à tout le moins un accès à une plateforme téléphonique publique, chargée de diriger les appels de fidèles vers les ministres des différents cultes est inacceptable au regard de la séparation des Églises et de l’État.
La crise du funéraire
Les crises sanitaires provoquent chez les survivants des douleurs inconnues pendant les temps ordinaires parce qu’elles bousculent les pratiques funéraires. Déjà l’épisode de la canicule de 2003, qui avait entraîné une surmortalité de 70 000 personnes en Europe et de 15 000 en France, avait nécessité une prise en charge collective des corps.
Les chercheurs en sciences sociales sollicités par Pierre Ouzoulias replacent l’épidémie de Covid 19 dans une perspective historique et en soulignent les singularités. L’archéologue Dominique Castex, qui a notamment travaillé sur les catacombes de Rome, insiste sur les modifications progressives des « usages sépulcraux » induites par les épidémies, en prenant l’exemple de celle de la peste. De son côté, le philosophe Fabien Le Guay, président du comité national d’éthique du funéraire, fait valoir que la gestion de la présente crise sanitaire laisse une très large place au discours médiatique légitimant une logique hygiéniste, relayée notamment par les chaînes d’information continue qui se repaissent des statistiques quotidiennes rendues publiques par les autorités. Ce faisant, cette « morbidité médiatique » gomme les aspects intimes de la mort de sorte que reste sans réponse satisfaisante le besoin d’accompagnement des personnes en fin de vie ou frappées par le deuil. Enfin, la sociologue Gaëlle Clavandier considère que l’épidémie de Covid 19 se traduit par un phénomène de « mort de masse », qui se caractérise notamment par une prise en charge collective des corps.
Pierre Ouzoulias examine les conséquences de l’épidémie pour tous ceux que concernent directement, à un titre ou un autre, les morts qu’elle entraîne : les personnels de pompes funèbres, les autorités publiques et les familles. Il formule quatre propositions dont l’une répond à une vieille demande de la Libre Pensée.
Les parties intéressées à la crise du funéraire
En premier lieu, toutes les personnes consultées partagent unanimement ce point de vue : les salariés des entreprises funéraires sont des « travailleurs invisibles » pour reprendre l’expression rendue célèbre par la sociologue Dominique Méda. De surcroît, comme l’explique l’anthropologue Pascale Trompette, ces employés agissent à la « périphérie du secteur médical », une frontière séparant le soin administré aux vivants et celui accordé aux morts ayant été élevée dans les années 1960 et 1970, à la faveur paradoxalement de l’accroissement des décès en milieu hospitalier. Or cette dissociation du personnel soignant de celui chargé de prendre en charge les défunts n’est pas de légitime. Elle entraîne un manque de reconnaissance des personnels funéraires qui, au surplus, échappent aux quelques protections auxquelles les soignants peuvent théoriquement prétendre. Ainsi, durant la phase aiguë de la crise sanitaire, si les agents hospitaliers ont rencontré des difficultés pour obtenir des masques et des blouses, ceux des entreprises de pompes funèbres n’ont reçu à cet égard aucune aide de la part de la puissance publique : ils n’étaient pas mentionnés par l’article 7 de l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19. Pierre Ouzoulias résume parfaitement leur situation : « De nombreux représentants de la profession ont aussi pu faire part, par voie de presse, de leur désarroi, aux motivations multiples : manque de considération de la part de l’État et de la société ; peur d’être exposés, ainsi que leurs familles ; impossibilité d’accompagner les familles endeuillées avec la dignité habituelle ; impression de ne pas pouvoir réaliser son travail avec la même efficacité. » Il souligne d’ailleurs que d’autres catégories de salariés ou de fonctionnaires travaillant dans le domaine de gestion de la mort n’ont pas bénéficié de l’estime ni des protections nécessaires de la part des pouvoirs publics : employés de l’état-civil et des cimetières notamment.
En deuxième lieu, dès le mois de février, les autorités publiques ont mis rudement à l’épreuve les pratiques mortuaires qui rythment le temps s’écoulant de la période de l’extrême fin de vie au deuil qui suit le trépas et la prise en charge du défunt en vue de son inhumation ou de son incinération. D’une manière générale, si les rites de passage de la vie à la mort n’ont pas cessé d’être respectés durant l’épidémie, néanmoins ils l’ont été dans des conditions dégradées, en raison notamment de la limitation du nombre des personnes pouvant participer aux obsèques (vingt personnes en général et dix dans les crématoriums) et au prix d’une adaptation constante aux règles imposées par les pouvoirs publics, en décalage avec les avis très fluctuants des instances consultatives. Le 18 février 2020, le Haut Conseil de la santé public préconise de placer immédiatement en bière les corps et d’interdire les soins de conservation susceptibles de leur être apportés de manière à ne pas ouvrir les housses qui les protègent. Le 24 mars suivant, alors que le confinement d’une grande partie de la population est en vigueur et bien que le décret de la veille impose une mise en bière des corps dans les plus brefs délais, les experts changent d’avis et acceptent les toilettes rituelles, ce qui inquiète les entreprises funéraires dont le personnel ne bénéficie d’aucune protection particulière de la part de la puissance publique. Le décret du 1er avril 2020 interdit finalement ces toilettes de même que, à partir de cette date, les présentations en chambre funéraires et les soins de conservation. Les décrets des 11 et 31 mai relatifs à la levée du confinement se sont bornés à autoriser quelques soins post-mortem à prodiguer aux corps des défunts (propreté ; obturation des orifices).
En ce qui concerne le rôle joué par les autorités publiques durant la crise sanitaire, la note de Pierre Ouzoulias soulève trois questions importantes aux yeux des libres penseurs. D’une part, les informations recueillies ont mis en évidence que l’accès aux cimetières était différencié selon les communes. Les uns étaient fermés et les autres ouverts, une situation d’inégalité inacceptable de nature à aggraver la douleur des familles se trouvant dans la première situation. D’autre part, au cours de son audition, la sociologue Gaëlle Clavandier a préconisé de mener une réflexion sur le nombre de carrés confessionnels qu’elle semble juger insuffisant (600 recensés pour 35 000 cimetières). À cet égard, la FNLP entend préciser qu’elle exige le maintien des mesures de laïcisation des cimetières adoptées sous la Troisième République, notamment celles découlant de la loi du 14 novembre 1881 qui abroge l’article 15 du décret du 23 prairial an XII et dispose que « Tout regroupement par confession sous la forme d’une séparation matérielle du reste du cimetière est interdit. » Elle demande même l’abrogation de la circulaire du ministère de l’Intérieur et de l’Outre-mer du 19 février 2008 qui prend acte de cette situation et valide « […] l’existence d’espaces regroupant les défunts de même confession en prenant soin de respecter le principe de neutralité des parties communes du cimetière ainsi que le principe de liberté de croyance individuelle. »
Enfin, comme en 2003, l’afflux massif des corps en instance d’inhumation ou de crémation a nécessité la réquisition par le préfet d’un hangar du marché d’intérêt national de Rungis. Le sociologue Tanguy Chatel estime que la désignation de cette morgue temporaire par le mot « dépositoire », utilisé par le pouvoir réglementaire dans le décret du 27 mars 2020, au lieu des termes « chapelle ardente » ou « chapelle mortuaire » aurait « participé de l’image négative associée à cette morgue temporaire […] ». La FNLP pense le contraire : dans la mesure où le recours au dépositoire14 constitue un élément de l’exécution d’une mission d’intérêt général dans des circonstances il importe de préserver la liberté de conscience de chacun en évitant les expressions religieusement connotées. Au surplus, la gestion du dépositoire de Rungis par l’opérateur OGF a soulevé l’éminente question du coût des prestations : 159 euros pour un séjour de six jours et 55 euros pour une heure de recueillement, soit 5,5 fois le montant du SMIC horaire brut.
En troisième lieu, les restrictions imposées pour lutter contre l’épidémie ont empêché les familles d’accomplir leur deuil, une épreuve qui touche 85 % des individus une fois dans leur existence et reste encore sensible pour 43 % d’entre eux cinq ans après le décès d’un proche. Les survivants n’ont pas pu accompagner les mourants dans leurs derniers instants ni voir les corps des défunts avant la cérémonie funéraire. Au surplus, les dispositions réglementaires d’exception en vigueur ont perturbé profondément le déroulement habituel des funérailles et le soutien des uns envers les autres pour surmonter la douleur de la perte d’un proche n’a pu se manifester normalement en raison notamment de la distanciation physique à respecter. Tout a concouru à rendre impossibles à franchir les différentes étapes qui permettent d’accepter la mort de l’autre pour continuer à vivre soi-même. Or, si le processus du deuil ne peut s’accomplir correctement, non seulement la douleur subsiste mais la santé elle-même des survivants pourrait s’en trouver à terme perturbée.
La note soulève deux questions particulières ayant trait au choix des familles. D’une part, d’aucuns estiment que le recours à la crémation, qui d’ordinaire concerne plus d’un tiers des obsèques (voire la moitié dans les métropoles), aurait fortement augmenté. D’après l’un des principaux opérateurs funéraires entendu par l’OPECST, il n’en est rien. Compte tenu des délais parfois plus longs pour accéder aux crématoriums durant l’épidémie, la proportion des inhumations serait demeurée stable. La maladie n’aurait donc pas accéléré le profond mouvement, à mettre en rapport avec la sécularisation de la société française15, qui s’amplifie depuis des années en faveur de la crémation.
À partir des réflexions du philosophe Damiens Le Guay, Pierre Ouzoulias rappelle, de manière incidente, que la situation des restes funéraires mérite un nouvel examen : « Comment penser le lieu de recueillement si les cendres sont dispersées en pleine nature, ou que les jardins du souvenir, situés dans les cimetières, sont souvent mal entretenus, voire indignes ? » Ce nouvel examen devrait également aboutir, selon la FNLP, à l’interdiction d’entreposer les cendres dans un lieu de culte dans l’attente de la décision définitive de la famille. D’autre part, à propos des cérémonies civiles, Pierre Ouzoulias écrit : « Les cérémonies civiles ont été durement touchées par les mesures de distanciation physique. Celles accompagnant les actes de crémation n’ont, pour la plupart, pas pu se dérouler dans les crématoriums, tout comme celles accompagnant les inhumations civiles, qui se tiennent en temps normal dans l’enceinte du cimetière. Ces perturbations dans le maillage funéraire, comme le souligne Gaëlle Clavandier, révèlent l’importance de repenser la cérémonie civile, notamment ses espaces d’expression.»
Quatre recommandations
Au fil la note consacrée à la crise du funéraire, Pierre Ouzoulias énonce quatre recommandations : la reconnaissance des professions du secteur funéraire comme prioritaires pour l’attribution d’équipements de protection sanitaire ; la mise en place par les communes d’un lieu de célébration des cérémonies civiles ; la réalisation, par exemple par l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), d’une étude quantitative et qualitative sur le deuil ; la mise en place par les pouvoirs publics, par « […] solidarité envers les personnes endeuillées et les personnels décédés dans la gestion des malades et des victimes […] » d’un hommage national sous la forme « […] d’une commémoration et/ou d’un monument mémoriel. »
Sur la dernière de ces propositions, la FNLP exprime les plus expresses réserves. La multiplication des évènements mémoriels introduit une forme de relativisme qui nuit à la lecture rationnelle de l’histoire et offre autant d’occasions au pouvoir en place, quel qu’il soit, de présenter sa vision du passé, toujours instrumentalisée au service d’une politique dans le présent, et aux mémoires de s’affronter sur le terrain de l’émotion au détriment de la recherche de la vérité. N’en doutons pas, les historiens s’empareront de l’épidémie de Covid 19 pour en montrer, à partir d’une analyse critiques des archives, tant la continuité avec les siècles passés que l’évidente singularité, tant les aspects politiques que la portée sociale, économique et culturelle.
La FNLP ne peut être que d’accord avec la troisième proposition. Après cet épisode, une connaissance approfondie du deuil dans la société s’avère nécessaire. La contribution de l’IGAS peut être utile – en sont membres des médecins de santé publique – pour, à partir d’un examen critique de l’existant, proposer des procédures de recueil et d’analyse des données sur le deuil et ses conséquences sur l’état de santé des individus. Des études sociologiques et médicales, à partir de personnes endeuillées, pourraient utilement compléter le travail de l’IGAS.
La FNLP ne peut que partager la proposition de Pierre Ouzoulias tendant à fournir aux salariés du secteur funéraire les mêmes équipements de protection qu’aux personnels soignants. Durant l’épidémie, les autorités publiques ont ignoré les premiers et répondu avec retard aux besoins des seconds. Les organisations syndicales représentatives doivent négocier cette évolution.
Enfin, la FNLP va se saisir de la deuxième recommandation de Pierre Ouzoulias pour réitérer auprès du ministère de l’Intérieur sa demande qu’avait rejetée Mme Michèle Alliot-Marie en 2009 tendant à introduire une nouvelle disposition dans le code général des collectivités territoriales (CGCT) obligeant les communes à mettre à la disposition des participants aux obsèques civiles une salle municipale pour se recueillir. Il s’agirait d’introduire un 9° à l’article L. 2223-19 du CGCT relatif au service extérieur des pompes funèbres ainsi rédigé « 9°- La mise à disposition des participants aux obsèques civiles d’une salle municipale de recueillement. Cette prestation ne peut pas être déléguée ni assurée par un opérateur agissant dans le cadre de la concurrence. » Sans attendre l’entrée en vigueur d’une telle disposition, la Libre Pensée a obtenu gain de cause auprès de nombreux Elus locaux.
Il résulte de tout ce qui précède que la FNLP :
1°- Dénonce la logique néo-concordataire du gouvernement qui s’est exprimée à deux reprises durant le confinement :
- Par la convocation de deux visioconférences réunissant la Présidence de la République, les représentants des cultes et ceux du Grand Orient de France et du Comité laïcité République ;
- Par la mise à disposition des cultes de la plateforme publique de renseignements relatifs à l’épidémie afin de leur permettre d’établir des liens avec leurs fidèles, comme annoncé dans le communiqué du ministre de l’Intérieur du 9 avril 2020 ;
2°- Demande :
- L’abrogation de la circulaire du 19 février 2008 légitimant les carrés confessionnels dans les cimetières, interdits par la loi du 14 novembre 1881 ;
- La modification de l’article L. 2223-19 du CGCT en y ajoutant un 9° ainsi rédigé : « 9°- La mise à disposition des participants aux obsèques civiles d’une salle municipale de recueillement. Cette prestation ne peut pas être déléguée ni assurée par un opérateur agissant dans le cadre de la concurrence. »
3°- Soutient les propositions du sénateur Pierre Ouzoulias ayant trait, d’une part, à fournir aux salariés du secteur funéraire les mêmes équipements de protection qu’aux personnels soignants, d’autre part, à confier à l’IGAS le soin de réaliser une étude sur le deuil qui serait à compléter par des travaux à caractère sociologique et médical.
4°- Demande une audience sur ces questions à madame la ministre chargée de la citoyenneté.
Dominique Goussot
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Notes :
Groupe Les Républicains. ↩
Groupe Écologie, Démocratie, Solidarité (EDS). ↩
Groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste ↩
Pierre Ouzoulias est historien et archéologue de profession. Il est spécialiste des Gaules romaines et a travaillé au CNRS. ↩
Avec son humour habituel, M. Haïm Korsia a expliqué que « ZOOM est devenu le plus grand rabbin de France. » ↩
CE, Ord., 18 mai 2020, n° 440361 et 440511. ↩
CE, Ord., 13 juin 2020, n° 440846, 440856, 441015 ↩
Seule l’Église orthodoxe, relativement marginale en France, partage le même attachement au rituel ↩
Seulement trois millions d’euros auraient été recueillis par cette voie en dix semaines ↩
Banque de France, Projections macroéconomiques-Juin 2020, 9 juin 2020. ↩
Emmanuel Todd, Les Luttes de classe en France au 21ème siècle, Éditions du Seuil, 2020. ↩
Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, sociologie d’une crise religieuse, Éditions du Seuil, 2015 ↩
Sophocle, Œdipe roi, traduction : Victor-Henri Debidour, coll. Classiques, Éditions LGF, 1994, 140 pages. ↩
Le décret du 27 mars 2020 utilise dans son sens exact, selon le dictionnaire d’Émile Littré, le terme dépositoire. ↩
Si les cultes israélite et musulman considèrent toujours l’inhumation comme seule possible, en revanche, l’Église catholique s’accommode désormais de la crémation. ↩