La Libre Pensée sur France Culture – Dimanche 13 septembre 2020

Pour nous suivre

Émission animée par Christophe Bitaud, Vice-président de la Libre Pensée.

Christophe Bitaud : Chers auditrices, chers auditeurs bonjour. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Pierre Poligone, rédacteur en chef adjoint de la revue littéraire Zone Critique et Marie Gué, membre du comité de rédaction pour une émission dont le sujet sera « Littérature, cinéma et crise sociale ».

Le thème de la crise sociale est devenu central dans la littérature et le cinéma aujourd’hui. La Libre Pensée, qui entend œuvrer à l’émancipation de l’homme dans tous les domaines, dont l’action est à la fois militante et culturelle, ne pouvait que s’intéresser à cette rencontre entre l’art et la question sociale.
Le n° 1 de la revue papier Zone Critique est entièrement dédié à ce thème.

Le dialogue entre Zone Critique et la Libre Pensée s’instaure donc tout naturellement.

Ma première question : pouvez-vous nous présenter rapidement Zone Critique, son histoire, son but, son actualité ?

Pierre Poligone : Zone Critique est d’abord une revue d’actualité culturelle qui existe sous la forme d’un site internet lancé il y a 7 ans par Sébastien Reynaud et que j’ai l’honneur de seconder depuis 6 ans. C’est aussi une revue papier depuis un an. Zone Critique est une revue qui traite de la culture en générale mais de la littérature en particulier.
Nous sommes partis d’un constat : d’une part on a la critique universitaire qui a le mérite d’être précise mais qui est une critique de spécialiste et de l’autre on a une critique journalistique qui parfois, malheureusement, peut se résumer à la promotion médiatique d’un livre à la mode. Notre ambition est de trouver un juste milieu. On a une approche des textes qui se veut précise et rigoureuse mais également sensible et intime.
Notre approche n’est pas révolutionnaire mais elle provient du désir de s’exprimer sur ce qui importe pour nous.
Cette revue a une forme évolutive. Elle a grandi avec nous. On l’a lancé au départ en tant qu’étudiants en littérature et maintenant nous sommes enseignants, professeurs. On a voulu depuis un an lancer une revue papier parce que l’on a tenu au choix du papier. Cela nous semblait important. C’est une façon d’inscrire notre projet dans une temporalité plus longue, d’être moins sujet à l’immédiateté que le site internet. D’où notre slogan « Rendre la culture vivante » pour reprendre cette formule d’Artaud extraite des conférences révolutionnaires, puisque notre objectif est de faire sentir notre passion pour le texte et pour les images.
La revue papier c’est aussi une communauté de personnes de formations intellectuelles diverses et c’est un fonctionnement collaboratif. Nous sommes donc 6 à avoir travaillé à parts égales sur ce numéro : Sébastien Reynaud, Lise Laniepce, Marie Gué, Pierre Chardot , Louise Granat et moi-même.

CB : Pourquoi un premier numéro sur la crise sociale ?

Marie Gué : Pour répondre à cette question je vais d’abord faire un rappel. L’identité de Zone Critique c’est vraiment la littérature et le cinéma contemporain puisque nous sommes persuadés que l’art, la littérature ont une valeur heuristique, que se sont de véritables outils de connaissance du réel. D’où le choix d’un thème contemporain.
En effet il y a ce double constat, la crise sociale est un thème d’actualité vive, c’est une question omniprésente presque comme si être en état de crise était une norme aujourd’hui donc c’est un sujet brûlant. Et le second constat que nous avons fait est qu’il y a une production littéraire abondante autour de la crise sociale et un des livres qui nous a donné envie d’écrire ce numéro est Leurs enfants après eux écrit par Nicolas Mathieu et qui a eu le prix Goncourt en 2017.
Notre revue n’a pas de but d’exhaustivité sur ce sujet mais nous voulons voir ce qu’apporte la littérature au politique et également comment les enjeux esthétiques constituent également des enjeux politiques.
Le numéro se structure autour de dossiers thématiques où nous observons des lignes de force qui rassemble des auteurs. Nous avons également des portraits d’écrivains plus ou moins médiatiques. Des entretiens. On entend la voix d’auteurs comme Marion Messina, François Beaune, François Bégaudeau. Une rubrique historique. Là nous faisons le pari que les œuvres canoniques qui traitent de la crise comme Les Misérables, Les raisins de la colère, atteignent un universel dans le traitement de ces questions et nous avons également une rubrique cinéma qui répond aux mêmes exigences.

CB : C’est effectivement une revue littéraire mais, tu l’évoques Marie, le cinéma y a également sa place. Le cinéma a-t-il a rôle particulier dans la peinture de cette crise sociale que vous évoquez ?

PP : Oui. Nous sommes partis du constat suivant : au cinéma la crise semble ne pas avoir de limites géographiques. Elle passe par l’Angleterre de Ken Loach, à la Corée de Bong Joon-Ho ou par la Belgique des frères Dardenne. La critique sociale au cinéma crée de nouveaux champs d’exploration du visuel. Elle se présente parfois comme des documentaires militants (Merci patron de François Ruffin) ou au contraire comme des films de science-fiction étrangement réalistes. A titre d’exemple on a pu constater le succès des films de Bong Joon-ho qui traitent des différents types de crises. D’une part la crise sociale dans Parasite qui a eu la Palme d’or au festival de Cannes il y a deux ans, mais aussi environnementale dans Snowpiercer ou même sanitaire dans The Host. Notre revue propose également de s’interroger sur comment le cinéma s’empare de ce thème de la crise.
On essaie d’aborder les manifestations de cette crise de façons très diverses que ce soit dans des documentaires militants ou dans des films de science-fiction qui a priori sont très éloignés comme Alien.

CB : L’art en général et la littérature en particulier, peuvent-ils, doivent ils avoir un rôle social ou un rôle politique ?

PP : Autant le dire clairement nous n’avons pas adopté le point de vue de Sartre qui affirme de façon péremptoire dans Qu’est-ce que la littérature que toute parole littéraire est nécessairement engagée.
En tant qu’étudiant il se trouve que j’ai été choqué par cette formule polémique de Sartre qui avait dit la chose suivante : « Je tiens Flaubert pour responsable de la répression qui suit la Commune car il n’a pas écrit une ligne pour l’en empêcher ». Je trouve ça un peu violent.
Nous pensons que chaque œuvre littéraire s’inscrit forcément dans un contexte politique et social déterminé, dans une situation, pour reprendre un mot sartrien. Dans un article au sein de la revue, Sébastien Reynaud a opéré la distinction suivante entre d’une part le roman militant et de l’autre le roman politique. Le roman militant est celui qui se réduirait à la démonstration d’une thèse et qui perdrait de sa valeur esthétique. Tandis que le roman politique lui ne fait pas du militantisme une finalité mais tente de prendre en charge la complexité du réel. Pour le roman militant on a l’impression qu’il assume un manichéisme. Les personnages sont soit du côté de l’axe du bien soit du côté de l’axe du mal et on pourrait penser dans ce cas-là aux Renards pâles de Yannick Haenel. On a la description d’un système qui opprime les démunis et les sans-papiers mais là on a l’impression qu’il y a quelque chose d’assez artificiel. Au contraire il y a d’autres romans qui tentent de s’approprier le réel en affrontant sa dimension plurielle. Les personnages dans les romans politiques ne sont pas les porte-paroles d’une idéologie mais ils ont leur part d’irrationalité, de troubles, d’ambiguïté. Il n’y a pas de défense des valeurs mais au contraire, pour reprendre une citation Pierre Jourde « une suspension de toutes les valeurs ».
Ainsi dans ce type de roman la réalité humaine est rendue avec beaucoup plus de vérité. Alors comme exemple on pourrait prendre  En guerre de François Bégaudeau ou  Des châteaux qui brûlent  d’Arno Bertina.
Pour conclure cette réponse, en partie, on pourrait reprendre cette citation de François Bégaudeau qui nous a confié lors de son entretien « qu’un romancier doit avoir pour religion la justesse, le réel et sa complexité ».

M.G. : Pour aller dans le sens de la réponse de Pierre. Oui avoir un rôle social et politique, en effet la littérature montre la société telle qu’elle est et cela peut provoquer une prise de conscience mais peut être la littérature peut elle aussi transformer la société ? Dans la partie dossier de Zone Critique nous avons un article sur les liens entre crise sociale et crise environnementale et cet article se construit d’abord autour des constats sur les liens entre ces deux crises puis il traite des utopies, de propositions littéraires, de réponses à la crise. Nous avons deux très beaux textes sur ce sujet : Ecotopia d’Ernest Callenbach qui est publié aux Éditions Rue de l’échiquier, et Bâtir aussi aux Éditions Cambourakis qui est écrit dans des ateliers d’écriture collective, les Ateliers de l’Antémonde.
Ce qui est intéressant dans ces deux propositions littéraires c’est qu’elles se situent après, notamment pour Bâtir aussi, un effondrement du capitalisme et les personnages sont dans une nécessité de reconstruire le monde et des formes politiques, sociales plus justes. Un rapport à l’environnement également plus ajusté, mais en partant de ce qui existe déjà.
Ces deux utopies permettent un espace d’imagination comme un test pour rêver d’autres formes de sociétés et ce que permet la gratuité littéraire puisque qu’il n’y a pas d’exigence de réalisation ou de possible dans ces textes. Ce sont des propositions offertes à notre imagination et qui peut être pourraient avoir un réel impact politique.

Bâtir aussi a été écrit dans des ateliers d’écriture collective. On voit que même dans la construction du texte il y a du dialogue, des rencontres, de la communauté donc c’est aussi une forme politique dans le projet littéraire même.

PP : Pour conclure et poursuivre sur cette question des rapports entre cette nouvelle alliance, donc l’esthétique et le politique, on pourrait évoquer également Les furtifs d’Alain Damasio. Là on a un cas où le roman peu proposer un contre récit qui s’opposerait à un discours dominant. Le roman est présenté comme un roman de science-fiction et se déroule dans une France pas si lointaine, celle qui se déroule à l’horizon 2050 où finalement le capitalisme aurait été débridé et aurait atteint sa forme absolue à savoir des multinationales qui remplaceraient les États. Et dans ce contexte là naissent, surgissent, des communautés qui ressemblent à s’y méprendre aux ZAD et qui proposent un discours alternatif.

CB. : Quittons un peu l’idéologie au sens large du terme pour nous intéresser aux acteurs. Les classes sociales, pour reprendre une terminologie marxiste, la bourgeoisie ou le prolétariat, peuvent-ils être des personnages littéraires ?

PP : En effet on estime qu’il est important de se poser la question de la façon dont les classes sociales sont représentées dans l’espace romanesque. Dans un premier temps on peut l’interroger à travers deux principes. D’une part la légitimité, de l’autre la vraisemblance.
Tout d’abord la vraisemblance. L’écrivain peut se faire le porte-parole d’une classe sociale qui n’est pas la sienne. Mais dans ce cas là il faut que sa parole soit vraisemblable, qu’elle s’appuie sur des témoignages ou sur une enquête. A ce tire le projet de François Beaune, Omar et Greg, flirte avec la sociologie en mettant en scène la trajectoire de deux personnages singuliers mais qu’il construit entièrement à partir de témoignages.
D’un autre côté on aurait la légitimité. Car il s’avère en effet que la parole de certains écrivains semble peut-être plus légitime lorsqu’elle évoque des situations qu’ils ont traversées et dont l’enjeu littéraire permet peut-être de les transcender ou du moins de leur conférer un aspect esthétique très fort. Je pense notamment dans ce cas-là à Joseph Ponthus avec son recueil A la ligne qui revient directement sur son expérience de l’usine mais qu’il n’a pas reproduit telle quelle mais qu’il a au contraire poétisée.

MG : Pour poursuive cette réflexion la question que tu pauses nous interroge sur l’incarnation d’une classe sociale à travers des figures types dans la littérature. Or la littérature a cette capacité à montrer ce qui peut-être excède la définition sociologique d’un personnage.
Toujours dans les dossiers de la revue l’article sur l’écriture de la crise en transparence et cynisme fait le constat que dans les écritures contemporaines il y a souvent la volonté d’avoir l’écriture la plus transparente possible pour avoir l’approche la plus froide, la plus sociologique peut-être la plus réaliste, dans un souci d’objectivité. Donc on retrouve ce type de projet avec la collection Raconter la vie au Seuil, mais je pense à des écrivains comme Edouard Louis, Houellebecq, Annie Ernaux.
Peut-être que ce qui poserait problème ici c’est que du coup on a peu d’espace pour le mystère, le secret, les logiques humaines incontrôlables et ce serait ce qui paradoxalement est la beauté et la force subversion de la littérature. Ce serait d’inverser les logiques utilitaristes et capitalistes et laisser voir ce qui est humain à savoir la nuance, le mystère, le secret, l’incontrôlable. Du coup si je reprends la question, les classes sociales, la bourgeoisie ou le prolétariat peuvent-ils être des personnages littéraires ? Je voudrais demander doivent ils être des personnages littéraires ? Et il me semble que pas uniquement. Il faudrait pouvoir avoir à la fois de la matière sociale et à la fois de l’espace intérieur pour montrer la diversité des personnes qui constituent cette société. Ne pas avoir des blocs monolithiques qui du coup peuvent devenir stéréotypés et certains dispositifs esthétiques me sembles plus à même de rendre compte de cela, de cette complexité. Par exemple des formes dialogiques où il y a de nombreux dialogues, où les personnages échangent, essaient de trouver les meilleures solutions. On a une multiplicité de points de vue et ce dispositif de multiplicité de points de vue on le retrouve par exemple dans Vernon Subutex de Virginie Despentes où l’on accède à la pensée, à la réflexion de personnages qui se situent à tous les degrés de l’échelle sociale et qui peuvent donc porter des réflexions extrêmement différentes.

CB : Marie tu as employé le terme, assez joli d’ailleurs, de gratuité littéraire. Le capitalisme ne transforme-t-il pas toute chose en marchandise et dans ce cas l’art et la littérature peuvent ils y échapper ?

PP : Je vais vous faire une réponse très très humble puisqu’elle n’engage finalement que notre revue. Mais à notre sens une des manières d’échapper justement à la transformation de l’objet d’art en marchandise c’est de préserver cette gratuité. Alors c’est un choix que l’on a fait à Zone Critique : les membres du comité de rédaction y travaillent de façon entièrement bénévole ce qui nous laisse une entière liberté d’action, ce qui est très précieux. Nous ne sommes pas contraints par des nécessités financières. Notre objectif et notre enjeu n’est pas de faire de Zone Critique un objet rentable et qui doit répondre à une norme. Mais c’est surtout de prendre du plaisir à le faire.

CB : C’est au moins un point commun que nous avons entre Zone Critique et la revue de la Libre Pensée, La Raison, puisque là aussi les rédacteurs sont bien entendus totalement bénévoles et notre liberté éditoriale est totale.
Il nous reste à peu près une minute que nous pouvons peut-être consacrer à l’avenir de Zone Critique. Si vous avez des projets particuliers c’est peut-être une bonne façon de conclure cette émission.

MG : Oui nous avons un projet de nouvelle revue, le N°2, qui devrait paraître en décembre 2020 et le thème serait l’aventure qui nous semble être un heureux contrepoint au thème de la crise sociale. Puisque la littérature nous fait connaître la société elle nous permet aussi de nous évader de ce monde ou de nous faire accéder à d’autres mondes.
Par ailleurs ce thème a été discuté pendant le confinement. Nous nous sommes demandés s’il fallait réfléchir à d’autres thèmes d’actualité tels que la question de la maladie, de l’enfermement mais il nous a semblé qu’il fallait rendre à la littérature se capacité à ouvrir des espaces et donc nous espérons que ce numéro sur l’aventure permettra de belles échappées.

CB : Merci beaucoup pour cette émission de rentrée. J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir Zone Critique et à découvrir le premier numéro. Je ne doute pas un instant que je prendrais autant de plaisir avec le n°2 sur l’aventure.

La prochaine émission sera consacrée à Octave Mirbeau.
Bon dimanche.

Ecouter l’émission

Découvrir Zone critique