Les Maccarthystes d’aujourd’hui n’ont pas les moyens de ceux d’hier !

Déclaration de Jean-Sébastien Pierre
Professeur émérite à l’Université de Rennes 1,
Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée

Sous la signature d’une centaine d’universitaires, un texte sidérant vient d’être publié dans Le Monde : reprenant les propos indignes de Jean-Michel Blanquer au Sénat (« [il y a] des courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’Enseignement supérieur qui commettent des dégâts sur les esprits. Et cela conduit à certains problèmes, que vous êtes en train de constater. ») en l’approuvant bruyamment, ils appellent ouvertement à la délation et à la répression contre les sujets même de recherche de toute une frange de l’Université.

« Les idéologies indigéniste, racialiste et « décoloniale » (transférées des campus nord-américains) y sont bien présentes, nourrissant une haine des blancs et de la France ». C’est une véritable désignation de l’Université à la vindicte publique. Le texte se termine par un appel à la fermeté de la ministre : « Nous demandons à la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes, de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent, et d’engager nos universités dans ce combat pour la laïcité et la République en créant une instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteintes aux principes républicains et à la liberté académique, et d’élaborer un guide de réponses adaptées, comme cela a été fait pour l’Éducation nationale. »

Joseph McCarthy (à gauche) en compagnie de son conseiller Roy Cohn.

En bref, une instance de surveillance, de flicage et de délation, une véritable chasse aux sorcières menée par l’État. Que ce texte odieux ose, en plus, se référer à la liberté académique pour justifier son entreprise maccarthyste alors qu’il fleure bon la lettre anonyme à la Kommandantur que l’on a connue en d’autres époques, c’est hallucinant.

Sur quoi se base ce texte ? Sur rien. Éventuellement sur l’orientation de recherche d’une partie des enseignants en Sciences de l’Homme et de la Société. Comme chercheur en Sciences de la Nature, je n’ai aucun jugement valable à porter sur le bien-fondé des recherches de ces collègues, mais comme chercheur et professeur tout court, je soutiens leur droit à effectuer librement leur recherche et à enseigner ce qu’ils pensent juste dans les limites ordinaires assignées à tout discours universitaire.

Sortirait-on de ces limites ? Y aurait-il dans l’Université française des discours appelant à la haine et au terrorisme professés ex-cathedra ? Qui en a connaissance ? En 2015 un de nos collègues de l’IUT de Saint-Denis a fait les frais d’une campagne de dénonciation calomnieuse en ce sens. Elle était basée sur les manipulations du Directeur de l’IUT, Samuel Mayol, que l’on retrouve sans surprise parmi les signataires. Est-ce que ce genre de procès en sorcellerie doit se généraliser ?

Rappelons que le Tribunal Administratif de Montreuil a condamné le 24/03/2015 l’Université pour un acte accompli par le Directeur de l’IUT (Samuel Mayol). On constate également que l’hebdomadaire Marianne, qui avait diffamé ce collègue, a été condamné par la Cour d’Appel de Paris le 07/02/2018.

A la suite d’attentats douloureux il est sans doute malheureux de faire de l’humour, mais les rédacteurs de ce texte me font penser à ces enfants qui jouaient, il y a quelque temps au Pokémon-go. Avec le filtre adéquat, on voit un terroriste derrière chaque buisson du campus. On peut y rajouter un accessoire très répandu dans les jeux vidéo : le fusil d’assaut qui permet de les exploser.

Au passage, ce pamphlet douteux égratigne madame la ministre Frédérique Vidal pour n’avoir pas dénoncé l’islamisme rampant qui gangrénerait nos universités, et cependant c’est à elle qu’ils s’adressent pour mettre sur pied un équivalent universitaire de la « House Un-American Activities Comittee » de sinistre mémoire aux USA. Il faut pourtant lui reconnaître d’avoir déjà fait beaucoup contre les libertés académiques. La loi qu’elle a fait voter en urgence, dite Loi de Programmation de la Recherche (LPR) succédant au projet dit Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) met à mal gravement une des bases des libertés académiques : le jugement par les pairs.

Déjà adoptée et amendée de manière désastreuse par l’Assemblée Nationale, elle a encore été aggravée par le Sénat qui a fait sauter d’un trait de plume les prérogatives du CNU (Conseil National de Universités) et la nécessité de qualification des Maîtres de Conférences. Il n’y aura donc plus aucune barrière, ni limite aux recrutements à partir du privé, à la discrétion des Conseils d’Administration des Universités. La Libre Pensée écrivait, dans un communiqué récent sur cette loi : « Peut-on attendre un sursaut de raison lors du passage au Sénat ? C’est bien peu probable, tant une loi inamendable ne saurait être amendée positivement». La Libre Pensée ne se réjouit pas d’avoir eu raison dans ce pronostic.

Le besoin, c’est de restaurer pleinement les libertés académiques sous le seul contrôle des pairs, certainement pas de créer une police interne aux universités pour débusquer les « islamistes » supposés. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres, le maccarthysme d’hier était appuyé par toutes les forces de l’État américain d’après-guerre, celui d’aujourd’hui, malgré les vociférations insultantes de Blanquer, n’est même pas certain d’avoir celui d’un pouvoir en crise, profondément discrédité dans l’opinion.

Plus de 2 000 universitaires lèvent le drapeau de liberté d’expression et de recherche contre ce texte nauséabond qui fleure bon l’Inquisition. « On ne répondra pas à une attaque contre la démocratie en jouant le jeu de la polarisation, en renonçant aux libertés publiques et en remplaçant la liberté d’expression par le salut au drapeau« , ajoutent également d’autres universitaires dans une tribune au Monde le 2 novembre 2020.

Un dernier mot : Ces thuriféraires de la répression et de la censure n’ont comme seuls mots à la bouche qu’« islamo-gauchistes » pour dénoncer les « présumés complices » du« fascisme islamiste ». Mais si les mots ont un sens, alors pourquoi n’emploient-ils pas l’expression « Islamo-lepenistes » comme le relève le professeur Éric Fassin, sociologue à l’Université Paris VIII ? Parce que fréquentant les mêmes clubs, ils emploient d’autres mots pour camoufler leur identité de vue (identité est le bon mot, par contre) ? Cela s’appelle une restriction mentale. Cachez ce fascisme-là que je ne saurais voir ici.

Tartuffes !

Paris, le 4 novembre 2020

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