Emission animée par Christophe Bitaud, vice-Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée
Rencontre avec Frédéric Thibault, sculpteur du monument en hommage aux fusillés pour l’exemple à Chauny
Introduction :
Durant le Premier conflit mondial de 1914 – 1918, qui fit des millions de morts sur les champs de bataille et dans les tranchées, il existe aussi une barbarie parmi la barbarie : l’exécution par leur propre armée de milliers de soldats dont le seul crime avait été d’être terrorisés par la violence meurtrière des combats et des armements. Messes, bénédictions, prières et confessions… ne changèrent rien à cette criminelle injustice. Bien au contraire.
Les historiens estiment qu’il y eut :
- 639 Fusillés pour l’exemple en France
- 256 Fusillés au Royaume-Uni
- 23 au Canada
- 26 en Irlande
- 5 en Nouvelle-Zélande
- 12 en Belgique
- 50 en Allemagne
- 800 en l’Italie
Sans compter les exécutions sommaires et les victimes non recensées. Un seul fusillé pour l’exemple est déjà un crime de guerre, des milliers constituent un crime contre l’Humanité.
Ces exécutions pour l’exemple conduiront, bien plus tard, à reconnaître le traumatisme des tranchées, plus connu sous le nom de Shell Shock. C’était la vengeance toute relative et posthume des milliers de soldats passés par les armes pour avoir été humains, trop humains.
Le mouvement libre penseur, humaniste et laïque est par essence profondément pacifiste et internationaliste car il ne pense pas que la guerre soit la solution aux problèmes de l’humanité et il existe bien d’autres voies pour régler pacifiquement les conflits.
Le 6 avril 2019 a eu lieu l’inauguration du Monument en Hommage aux Fusillés pour l’exemple à Chauny dans l’Aisne, sur la ligne de Front. Cette date avait été choisie, car elle était celle du 100e anniversaire de la grande manifestation du 6 avril 1919 où 300 000 personnes manifestèrent à l’appel de la Vieille CGT pour protester contre l’acquittement scandaleux de l’assassin de Jean Jaurès, première victime de la guerre de 1914-1918.
Venus de toute la France et même de Belgique, près d’un millier de personnes ont assisté aux deux cérémonies du matin et de l’après-midi. De nombreux Élus, dont des Députés, y ont participé. Plus de 300 personnes ont participé aux banquets du midi, où il fut lu un discours à caractère international par le Président de la Libre Pensée Jean-Sébastien Pierre.
Nicole Aurigny, organisatrice inlassable et infatigable de cet hommage dira dans son discours d’ouverture : « En 2014, quand la Libre Pensée a pris la décision d’ériger un monument en hommage aux Fusillés pour l’exemple, nous ne connaissions pas de sculpteur. Nous ne connaissions pas de commune susceptible d’accueillir le monument. Nous n’avions pas le premier euro. Mais nous avons osé, car nous connaissions l’attachement des citoyens à la cause des Fusillés pour l’exemple : personne ne peut accepter l’injustice criante dont ils ont été victimes.
Aujourd’hui, nous, citoyens de la République, nous réhabilitons solennellement et moralement tous les Fusillés pour l’exemple. Ce monument, qui inscrit dans la pierre leur drame, va rester, pour nous tous, un appel à lutter jusqu’à leur réhabilitation officielle. »
À la veille du deuxième anniversaire de l’inauguration de ce monument, j’ai le plaisir de recevoir son auteur, le sculpteur Frédéric Thibault.
C.B. : Frédéric, tu es compagnon du tour de France, tailleur de pierres, sculpteur… Quel est ton parcours, peux-tu te présenter à nos auditeurs ?
F.T. : Après deux ans en école d’architecture à Paris, j’ai souhaité m’orienter vers un métier me permettant de travailler dans le domaine du patrimoine. L’occasion de découvrir de nouveaux horizons et de quitter Paris. Le hasard m’a amené à Châteauroux pour préparer un CAP de Tailleur de Pierre mais rapidement ma sensibilité m’a poussé à orienter ma formation vers la sculpture ornementale. C’est aussi à Châteauroux que j’ai rencontré celui qui est devenu mon maître. Il était compagnon sculpteur sur pierre à l’Union Compagnonnique. C’est lui qui m’a lancé sur le Tour de France. J’ai donc pas mal bougé pendant quelques années. J’ai ainsi pu travailler sur des chantiers comme le cloître de la cathédrale d’Aix-en-Provence, le château d’Azay-le-Rideau, les cathédrales de Beauvais, Reims, Amiens ou Paris. En 2004 j’ai ouvert mon propre atelier de sculpture à Lille, dans le grand nord. Une belle expérience qui a duré sept ans. Ensuite j’ai travaillé dans différentes entreprises spécialisées en restauration de monuments historiques à Paris et en Picardie mais à des responsabilités qui ne permettaient plus d’être en contact avec la matière.
Aujourd’hui, j’accompagne différents projets sur un plan historique et archéologique comme le projet de reconstruction de la flèche de la basilique de Saint-Denis par exemple.
C.B. : Comment as-tu été choisi pour réaliser ce monument en hommage aux fusillés pour l’exemple de la guerre de 14-18 ?
F.T. : J’étais encore en poste dans une entreprise monuments historiques à Paris quand un compagnon, membre de la Libre Pensée, m’a informé d’un projet de monument pour les fusillés. Le sujet m’a interpellé et j’ai pris contact avec Nicole Aurigny qui portait le projet. J’ai envoyé quelques croquis présentant mon projet et deux ans après j’ai appris qu’il avait été retenu. Le premier projet a été le bon, comme si je l’avais toujours eu en tête. Il y a eu très peu de modifications de faites.
C.B. : Quelles furent les étapes de ce qui s’est avéré être une véritable et belle aventure ?
F.T. : Oui, c’est une belle aventure qui a du sens. Avoir l’opportunité de faire un monument installé dans un square à la vue du grand public c’est une approche complètement différente que la réfection de gargouilles en haut des cathédrales. Les étapes sont celles d’un projet normal : des dessins pour l’intention et faire comprendre l’histoire que l’on souhaite raconter, des maquettes en argile pour l’étude des volumes et le positionnement sur le lieu retenu, le choix de la pierre et le choix d’un collaborateur pour m’accompagner dans la taille des blocs.
J’ai aussi une culture BD. J’ai grandi avec Tardi qui a travaillé sur la guerre et ce monument est dans l’esprit graphique de Tardi.
C.B. : Passons maintenant à l’œuvre en elle-même. Je précise pour nos auditeurs qu’ils peuvent en voir des photos en se rendant sur le site internet de la Fédération Nationale de la Libre Pensée (fnlp.fr). Quelle en est la symbolique ? Qu’as-tu voulu exprimer ?
F.T. : Ce n’est pas seulement pour moi un monument sur les fusillés. Ça va bien au-delà. C’est une sorte d’hommage à tous ces jeunes ouvriers, paysans qui sont tombés pendant cette première grande boucherie. C’est dénoncer aussi la guerre dans son absurdité qui était le prétexte à ce monument même si dans la représentation stylistique on est sur du personnage au-delà de la grandeur réelle.
Je ne voulais pas faire une œuvre larmoyante. J’ai préféré aussi sortir de l’académisme. Dans notre métier bien souvent on fait de la copie. On va reproduire des chefs-d’œuvre anciens et on doit se fondre dans la main du sculpteur qui a créé l’œuvre.
Là, c’est une opportunité de pouvoir s’exprimer au contact de la matière. On va travailler en taille directe. Je me foutais un peu, pour une fois, de savoir si mes proportions étaient justes, si les drapés tombaient parfaitement. Seule l’expression et la forme me guidaient. Le choix du lieu était selon moi déterminant car on ne peut concevoir un monument de ce type sans prendre en considération son environnement.
Ici, il s’agissait d’un petit terre-plein dans la commune de Chauny, pas encore très aménagé, comme si on était dans un petit bout de clairière où les gars se seraient fait fusiller.
C.B. : Quels souvenirs gardes-tu de l’inauguration de ton monument ? J’étais présent à cette journée. Comment as-tu vécu cette journée que je pense sincèrement historique le 6 avril 2019 ?
F.T. : C’était très impressionnant. L’inauguration s’est déroulée en deux temps. Une inauguration un peu plus officielle le matin avec le Maire, les drapeaux portés par les Anciens Combattants. C’est impressionnant de voir la symbolique que l’on va attacher à ce qui n’est finalement qu’un tas de pierres. Ce monument va symboliser tout ce que les gens vont pouvoir projeter sur cette histoire des Fusillés pour l’exemple.
L’après-midi, plus festif. Ce que je retiens c’est le regard des gens. C’était l’aboutissement de trois ou quatre ans de travail de tous ces gens qui ont porté le projet. C’était de voir que l’on avait pu arriver au bout et qu’ils étaient contents du résultat.
C.B. : Presque deux ans après l’inauguration du monument à Chauny, le gouvernement de la France refuse toujours obstinément de réhabiliter les 639 fusillés pour l’exemple. Qu’en penses-tu ?
F.T. : Que le combat doit se poursuivre…
Cela passe par l’éducation je pense. Les engagements politiques, le travail de lobbying qui sont faits est une chose mais je pense que l’éducation de la jeunesse est aussi importante. Transmettre à ces jeunes, l’histoire de ces fusillés, c’est pour moi plus important. Ce monument est là aussi pour servir de prétexte et d’outil supplémentaire pour que les jeunes puissent le découvrir et découvrir l’histoire qu’il y a derrière.
C.B. : Pour conclure, je voudrais tout d’abord vous donner quelques nouvelles rapides du monument de Chauny. En souhaitant de tout cœur que les conditions sanitaires le permettent, mais également que le gouvernement en finisse avec ses mesures liberticides, la mairie de Chauny veut consacrer toute une semaine, début avril, à l’anniversaire de l’inauguration du monument, avec interventions dans les écoles et la médiathèque.
Est prévue une exposition sur les fusillés pour l’exemple avec des panneaux sur plusieurs fusillés du département de l’Aisne, et la projection du film « Morts par la France » le samedi 10 avril. C’est un film documentaire de Jean Yves Croizé et Claude Singer qui suit pas à pas l’origine et la réalisation du monument de Chauny et qui interroge les descendants des fusillés et les acteurs qui mènent le combat pour leur réhabilitation.
Ce combat continue. Nous n’abandonnerons pas jusqu’à la réhabilitation collective des 639 fusillés pour l’exemple. Nous ne céderons pas sur cette exigence, car ce que nous voulons en obtenant la réhabilitation collective, c’est la reconnaissance du droit de dire NON à la mort, NON à la guerre, NON à la barbarie militariste.
En rendant justice aux morts du passé, nous voulons sauver les vivants d’aujourd’hui et de demain. Ce monument inauguré aujourd’hui sera le vivant témoignage de notre combat, il sera un outil pour avancer vers notre objectif.
Plus jamais la guerre ni la barbarie !
Le monument de Chauny est un cri de révolte et un cri d’espoir : Réhabilitation !