En direct avec Michel Wieviorka. Retour sur la question de l’Islamo-gauchisme

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La Raison : Bonjour Michel Wieviorka, pouvez-vous présenter ?

Michel Wievorka  : Je suis avant tout un chercheur en sciences sociales qui mène des travaux sur le racisme et l’antisémitisme depuis de nombreuses années, et pour qui prime la recherche de la vérité.

L.R : Une intense campagne médiatique a lieu actuellement pour dénoncer « l’islamo-gauchisme ». Qu’en pensez-vous ?

M.W : Cette campagne doit être analysée en elle-même, et pour la place qu’elle occupe dans le paysage idéologique et politique français. On pourrait croire qu’elle vise exclusivement le terrorisme islamiste, le djihad, et ses sympathisants, voire ceux qui font preuve d’une certaine compréhension à son égard. Et qui seraient localisés aux franges de la gauche, du côté d’un certain gauchisme. Ce serait une erreur !

En elle-même, cette campagne a son aile avancée, qui rassemble en son cœur des intellectuels publics, quelques chercheurs en sciences politiques ou sociales, des journalistes, des acteurs politiques, ou administratifs, un noyau dur, très actif, de quelques dizaines de personnes. Ils mettent en avant leur amour de la République et de la laïcité – mais qui n’a pas cet amour ? Sauf qu’ils sont en fait portés par la peur, la haine, la phobie de l’Islam bien au-delà du seul islamisme radical, par le ressentiment fréquemment aussi.

Qu’ils déploient des conceptions de la République et de la laïcité outrées, et abstraites, cela donne une sorte de religion, dont ils sont les ayatollahs. Ils ne débattent pas. Ils ne veulent pas du débat, ni démocratique, ni scientifique, ils sont dans l’invective, la polémique, ils soupçonnent, ils dénoncent, ils dressent des listes de « suspects ». Ils instruisent ad hominem des dossiers truffés d’inexactitudes, de propos sortis abusivement de leur contexte, d’erreurs et d’accusations fallacieuses. Les plus décidés chassent en meute, contribuant à créer un climat néo-fasciste, maccarthyste, toxique pour la démocratie, comme dans une tribune parue le 3 mai sur le site de Marianne où j’étais leur cible – j’y ai répondu, sur le même site, le 7 mai, sous le titre : « Le degré zéro de la vie intellectuelle ».

Certains, parmi les plus virulents, ont toujours été positionnés à droite, et même du côté de la droite dure, d’autres proviennent des débris de la gauche classique, et même parfois se réclament encore d’une idée de gauche. Tous trouvent une chambre d’écho complaisante du côté des médias de droite, ou populistes, Valeurs actuelles, le Figaro, CNews, Marianne.

Cette campagne, dont je viens d’évoquer la pointe la plus radicale, peut revêtir des formes moins excessives, éviter les pires dérapages. Elle s’inscrit alors dans une logique plus large et moins tranchée. Elle n’est pas encore entièrement clarifiée, décantée : elle n’est pas homogène dans ses orientations proprement politiques.

D’une part, en effet, elle témoigne d’une droitisation générale à laquelle le pouvoir n’est pas étranger, avec notamment les ministres Jean-Michel Blanquer, Gérard Darmanin ou Frédérique Vidal. Ce qui peut donner à penser que le chef de l’État n’y est pas hostile, même s’il donne parfois des signaux contraires, comme lorsqu’il met fin à une initiative pourtant annoncée bruyamment, en « recadrant » la ministre Marlène Schiappa qui venait de lancer des États Généraux de la laïcité s’inscrivant parfaitement dans ce mouvement d’ensemble.

D’autre part, on y trouve aussi des adversaires du pouvoir, qui lorgnent plutôt du côté d’une droite dure, très dure, ou qui en relèvent : il est vraiment difficile de dire si la dénonciation de l’islamo-gauchisme est un ciment en faveur d’Emmanuel Macron, ou un instrument de son affaiblissement. Et, je l’ai signalé, ce mouvement a ses intellectuels organiques, pour parler comme Gramsci, ses idéologues.

Apparemment, il s’en prend aux extrêmes, aux islamistes, aux Indigènes de la République, à quelques syndicalistes étudiants qui dérapent vers la guerre des races ; en fait, les cibles principales de son aile la plus allante sont des personnalités modérées, des sociaux-démocrates, des intellectuels qui aiment la rigueur et ne sont en aucune façon des tenants de positions radicales, mais qu’ils présentent comme tels. Il s’agit ou bien de disqualifier purement et simplement ces cibles, ou bien de les pousser dans les bras des tenants de postures extrêmes, de les cornériser. L’effort ici prolonge celui du chef de l’État : si Emmanuel Macron n’apprécie guère les corps intermédiaires, à commencer par les syndicats, cette campagne, elle, s’en prend aux esprits intermédiaires.

Elle contribue aussi à radicaliser une partie du monde juif de France, ou à donner du poids à ceux qui incarnent cette radicalité, sur un modèle qui fait penser à la façon dont les extrémistes de la droite israélienne détruisent à la fois la paix, et leur propre société. L’antisémitisme, souvent, y est alors présenté comme principalement, sinon exclusivement porté en France par des populations issues de l’immigration arabo-musulmane, dont les enfants, tous les enfants ou presque, auraient trouvé la haine des Juifs dans le lait de leur mère. Alain Finkielkraut – qui demeure un intellectuel ouvert au débat- a déclaré un jour craindre un mouvement islamo-gauchiste « ostensiblement indifférent à la mémoire de la Shoah ». Là aussi il n’y a pas de place pour des positions complexes, modérées, ouvertes  : ainsi, les Juifs qui critiquent publiquement la politique de Netanyahu sont-ils voués aux gémonies.

Au bout du compte, dans l’ensemble, ce mouvement apporte sa contribution aux initiatives pour nettoyer l’espace politique et intellectuel français de tout ce qui n’irait pas dans le sens d’un affrontement Le Pen/Macron lors de la prochaine élection présidentielle, en même temps qu’il comporte des radicalisations et des appels à une police de la pensée qui ne peuvent qu’ébaucher un climat préfasciste.

L .R : Les organisations antiracistes interviennent-elles dans ces enjeux ?

MW : Elles peuvent être embarrassées. La LICRA est étonnamment perméable à cette campagne, sinon vecteur, je peux là aussi en témoigner personnellement  : son organe, le Droit de Vivre, le DDV, a mis en ligne au début du mois de mai un article, supposé rendre compte de mon livre, dans lequel, entre autres procédés de disqualification, je suis comparé à une chauve-souris – ce qui relève d’un inconscient et d’une histoire qui renvoient, non pas tant à Aristote, que cite l’auteur, Isabelle de Mecquenem, à l’appui de sa comparaison, qu’à der Stürmer.

Je m’en suis inquiété, et ai demandé un droit de réponse, qui comporte un texte court, que j’ai intitulé « Ad nauseam », accompagné de trois caricatures qui rappellent la place de la chauve-souris dans le bestiaire de la haine antisémite. Du coup, le DDV a retiré l’article en question de son site, mais si on cherche un peu, on l’y retrouve avec un titre modifié (celui qui était proposé initialement était lui aussi plutôt glauque), suivi de ma réponse.

Quand je pense à ceux qui participent à cette campagne, alors qu’ils ont un passé authentiquement intellectuel, pour avoir en particulier étudié le complotisme, le racisme ou l’antisémitisme, une phrase célèbre de Nietzsche me vient à l’esprit : « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abime, l’abîme finit par ancrer son regard en toi ».

L.R : Le terme « islamo-gauchisme » a-t-il un sens pour vous  ?

MW : Il a surtout une portée polémique. Il vise l’islam, dans sa totalité, « islamo », ce n’est pas « islamisme », cela concerne tous les musulmans. Et, je viens de le dire, il vise en fait la gauche modérée, et non le « gauchisme », c’est elle qu’il veut casser – elle n’a pourtant pas besoin de cela pour se décomposer  ! C’est une expression qui signe l’inscription de ses promoteurs non pas dans la rigueur, mais dans les passions idéologiques du moment.

Elle a été utilisée initialement en France, après être apparue au Royaume-Uni, dans le contexte du début de ce siècle, pour viser le nationalisme palestinien et ses alliances avec l’islamisme et, assez vite, l’alter-mondialisme, et non pas tant comme aujourd’hui en référence principale aux musulmans de France, et aux immigrés en provenance du monde arabo-musulman. Bref, si on essaie de retrouver les usages de l’expression depuis une vingtaine d’années, on constate vite qu’ils sont à géométrie variable. Et presque toujours disqualifiants. Je note d’ailleurs que les mêmes qui emploient l’expression d’islamo-gauchisme décrivent et dénoncent de façon véhémente la « judéo phobie », autre expression qu’ils utilisent. Mais ils voudraient proscrire du champ lexical le recours à l’expression « islamophobie ».

LR : Vous avez écrit un livre [voir en fin d’article] sur votre enquête à partir de l’affirmation que sévit l’islamo-gauchisme dans l’université, et vous l’avez remis à madame Vidal. Que dit votre livre et quelle est la réponse de la Ministre ?

MW : Mon livre est impertinent dans sa forme : j’interpelle, sans agressivité, une ministre confuse et mal inspirée dans ses propos sur l‘«islamo-gauchisme », qui gangrènerait l’université dit-elle, en donnant à l’ouvrage la forme d’un rapport que je lui adresse –elle ne m’a évidemment jamais demandé de rapport, elle en a commandé un au CNRS, qui ne semble pas pressé de lui obéir. Et au-delà de la forme, mon livre est un effort pour dresser un tableau de la situation universitaire autour d’enjeux que la ministre a amalgamés : qu’en est-il des études postcoloniales, dé-coloniales, sur le racisme, quels liens avec la recherche sur l’antisémitisme, que penser de la notion d’intersectionnalité, etc.

Mon livre n’élude pas les limites, les carences, les dérives de la recherche, il s’efforce aussi d’indiquer comment les dépasser. La ministre Vidal, interpellée sur France Inter par Léa Salamé et Nicolas Demorand s’est étonnée que je l’ai déposé à la guérite de son ministère, plutôt que de le lui remettre en mains propres. La porte de son bureau, a-t-elle déclaré, m’est toujours ouverte, et je le saurais bien. Je reconnais bien là son sens de l’humour : quand je lui ai demandé un rendez-vous, en avril 2019, comme Président de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, je ne l’ai obtenu qu’en mars 2020, et après avoir beaucoup insisté !

J’ai le sentiment qu’avec le contexte européen (la présidence française est pour bientôt), la ministre commence à prendre conscience de la déréliction dans laquelle l’inconséquence de la participation française à la politique européenne pour les sciences humaines et sociales a plongé ces disciplines (pour le reste, je n’ai aucune compétence). Peut-être mon livre, tout comme le rapport, que m’avait commandé Thierry Mandon1 en 2017, cette fois vraiment, pourrait l’aider à élaborer enfin une action responsable.

L.R : Cette campagne médiatique et politique de dénonciation ne menace-t-elle pas les libertés universitaires, les fameuses franchises et la liberté de la recherche ?

MW : Elle s’inscrit effectivement dans ce paysage, où elle n’est pas seule en cause. Cette campagne a des relents de maccarthysme, elle inclut des appels à la vigilance dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, pour lesquels des intellectuels demandent la création d’une « instance chargée de faire remonter directement les cas d’atteinte aux principes républicains et à la liberté académique » – une bien étrange conception de cette liberté, qu’il s’agit de placer sous haute surveillance !

Cette campagne provient pour l’essentiel du dehors de ces établissements. Mais il faut voir aussi ce qui se passe en leur sein, j’en donne des exemples dans mon livre : intolérance, intimidations, violences parfois proviennent aussi de groupes ou de personnes qui appartiennent à cet univers, surtout lorsqu’il s’agit de thèmes culturels ou religieux éventuellement naturalisés : le genre, la procréation, la « race » notamment. De plus, la gouvernance dans ces établissements peine à être à bon niveau lorsqu’un problème surgit, comme à l’IEP de Grenoble récemment, où deux enseignants ont été traités de façon inacceptable d’islamophobes sur les réseaux sociaux et par affichage par des membres irresponsables d’un syndicat. C’est aussi aux universitaires eux-mêmes de faire le nécessaire pour définir les conditions de la liberté académique, et les faire respecter, alors que trop souvent, leurs dirigeants sont dans l’excès ou dans le défaut dès qu’un problème surgit.

L.R : Pensez-vous que les termes « antisionisme » et « antisémitisme » sont identiques ?  En d’autre terme : a-t-on encore le droit de critiquer la politique de l’Etat d’Israël sans être traités d’antisémite ?

MW : Je pense qu’il faut ici ajouter un troisième terme, la politique israélienne, et absolument distinguer analytiquement et politiquement les catégories. Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne se chevauchent pas. L’antisémitisme, c’est la haine des Juifs. L’antisionisme a pu avoir ses lettres de noblesse aussi longtemps que l’État d’Israël n’existait pas, dans des courants juifs respectables, religieux, communistes, socialistes – le Bund considérait que la place des Juifs est en diaspora.

Maintenant qu’existe l’Etat d’Israël, l’antisionisme veut sa disparition, souvent par haine des Juifs en général, mais pas exclusivement. D’ailleurs, l’on peut être antisémite et apprécier l’existence de l’Etat d’Israël, c’est le cas avec bien des Evangéliques américains. Enfin, troisième terme, la politique du gouvernement israélien, qui doit être jugée avec sévérité ; d’ailleurs en Israël même, il existe des voix et des acteurs pour la critiquer en des termes qui feraient traiter en France d’antisémites ceux qui s’exprimeraient de la sorte. Il suffit de lire le grand quotidien Haaretz pour le constater.

L.R : Que pensez-vous de la loi dite « Séparatisme » ?

MW : J’aurais préféré une loi « Inclusion », et des propositions constructives, la France est dans une phase sécuritaire et droitière que cette loi incarne.

(Propos recueillis par Claude Singer)

 

 

 

 

Racisme, antisémitisme, antiracisme.

Apologie pour la recherche

Rapport à Madame Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.

Michel Wieviorka – Ed. La Boîte à Pandore. 2021

 

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  1. Michel Wieviorka avec Jacques Moret, Les sciences humaines et sociales françaises à l’échelle de l’Europe et du monde, éd. de la MSH, 2017