AUDITION PAR LE RAPPORTEUR DE LA PROPOSITION DE LOI DE RÉHABILITATION DES FUSILLÉS POUR L’EXEMPLE

Pour nous suivre

Monsieur le député rapporteur,

Dans les principales armées s’étant affrontées au cours de la Première Guerre mondiale, des soldats, soumis à la dureté alors inédite d’un conflit à la fois mondial et marqué par l’industrialisation des modalités des combats, ont péri sous des balles tirées par des hommes portant le même uniforme qu’eux. Le refus de participer à des engagements inutilement meurtriers, les mutilations volontaires pour échapper à l’enfer, mais également l’errance des combattants en raison de la désorganisation des unités constituent les principaux motifs de leur exécution. Le magnifique roman de Jean Échenoz, intitulé tout simplement 14, nous éclaire à ce sujet. Les troupes du Royaume-Uni, de l’Empire allemand, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie et de la France ont connu ces drames dont la mémoire douloureuse reste encore vive, plus d’un siècle après leur survenue, en raison de leur écho dans les histoires familiales. Certains pays ont cherché à apaiser cette souffrance et à jeter un regard lucide sur cet aspect de la Grande Guerre. Ainsi, le Royaume-Uni a adopté la loi du pardon en 2006.

Alors que des descendants ressentent toujours un profond sentiment d’injustice, la France n’a pas encore franchi ce pas, en dépit des avancées observées depuis 1998. Un Premier ministre, M. Lionel Jospin, et deux Présidents de la République, MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont esquissé un début de réponse sans aller jusqu’au bout de la réparation qu’appelle l’injustice dont ces hommes ont été victimes. Le premier a dit publiquement, sur le site symboliquement très fort de Craonne, « Que ces soldats, “Fusillés pour l’exemple”, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. » Le deuxième a considéré que « […] beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. » Le troisième a, plus sobrement, noté que « Certains furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes »

Par ailleurs, deux mille Conseils municipaux et trente-et-un Conseils départementaux (et six Conseils régionaux) ont adopté des vœux exigeant la réhabilitation des Fusillés. Enfin, le 27 octobre 2014, quelques jours seulement avant le début des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, le ministère de la défense a rendu publique une statistique désormais incontestable : sans compter ceux l’ayant été sommairement, 953 soldats français ont été fusillés de 1914 à 1918, dont 639 pour désobéissance militaire, 140 pour des faits de droit commun, 127 pour espionnage et 47 pour motifs inconnus. La Fédération nationale de la Libre Pensée (FNLP), qui demande depuis trente ans la réhabilitation collective des Fusillés pour l’exemple, a beaucoup contribué à ces avancées insuffisantes, au moyen de rassemblements unitaires le 11-Novembre, de colloques et de l’érection d’un monument en leur mémoire, financé par souscription, à Chauny, dans le département de l’Aisne, sur la ligne de front. En cette fin de législature, saisie de la proposition de loi n° 4636 la représentation nationale est en mesure de réparer cette injustice, au nom de la République.

Le mot injustice doit être pris, en l’espèce, au sens propre. Il appelle deux remarques qui devraient conduire le Parlement à adopter la proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l’exemple » durant la Première guerre mondiale.

En premier lieu, n’est plus aujourd’hui sérieusement envisageable la réhabilitation au cas par cas, telle qu’elle a pu avoir lieu dans l’entre-deux guerres sur le fondement des lois d’amnistie des 29 avril 1921 et 3 janvier 1925 ouvrant des voies de recours auprès de la Cour de cassation et du 9 mars 1932 instituant la Cour spéciale de justice militaire (CSJM) : les témoins ont disparu ainsi qu’un cinquième des dossiers nécessaires au réexamen des situations individuelles. Seule paraît donc juridiquement possible une réhabilitation collective directement par l’effet de la loi, un peu semblable à celle du 9 août 1924 tendant à la réhabilitation des soldats exécutés sommairement, adoptée sous le gouvernement présidé par Édouard Herriot.

En second lieu, au vu des travaux du député Paul Meunier menés durant la guerre, il semble utile d’insister sur le caractère illégal du dispositif juridique ayant conduit à l’exécution des 639 Fusillés.

D’une part, le Président de la République, Raymond Poincaré, décrète l’état de siège, c’est-à-dire le transfert des pouvoirs de l’autorité civile à l’autorité militaire, le 2 août 1914, alors même que la guerre n’est pas encore déclarée, et ce en violation de l’article 6 de la loi du 9 août 1849 modifiée alors en vigueur. Si le Parlement, alors en vacances, se réunit bien deux jours plus tard, comme le prévoit le texte de 1849 modifié en 1878, et vote la loi du 4 août 1914 ratifiant la décision du président de la République de l’avant-veille, en revanche, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics connaît une éclipse sérieuse : au lieu de siéger de plein droit comme la législation d’exception le prévoit, les deux Chambres abdiquent leurs prérogatives de contrôle de l’application de l’état de siège par le pouvoir exécutif.

D’autre part, trois mesures règlementaires violent les principes généraux du droit. Le décret du 10 août 1914 suspend la possibilité pour un condamné en première instance par une juridiction militaire aux armées d’introduire un recours en révision devant le Conseil de révision, et a fortiori un pourvoi en cassation. Celui du 6 septembre 1914, modifiant le code de justice militaire de 1857, crée, de manière prétorienne, des Conseils de guerre spéciaux, qualifiés de « cours martiales » par Paul Meunier, alors qu’il aurait fallu recourir à la loi pour les instituer.

Paul Meunier obtient d’ailleurs leur suppression en faisant voter la loi du 27 avril 1916. Enfin, le 1er septembre 1914, le Président du conseil, René Viviani, abroge une circulaire du 10 août précédent de manière à rendre quasiment impossible le recours en grâce auprès du Président de la République alors que l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics donne expressément au chef de l’État le pouvoir de gracier des condamnés. Le Président du conseil a suspendu un pouvoir discrétionnaire du président de la République.

Ces éléments juridiques ne peuvent que conduire à voter la proposition de loi n° 4636.

Je vous remercie.

Dominique Goussot, vice-Président de la Libre Pensée

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