La Libre Pensée sur France Culture

Emission du dimanche 12 juin 2022

Chères auditrices, chers auditeurs, Bonjour. Au micro Christophe Bitaud, vice-Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Monica Jornet pour parler de l’Espagne rouge et noir.

2022 est l’année de la “Rencontre Internationale Anti-autoritaire”, à Saint-Imier (Suisse), du 29 au 31 juillet. Elle célèbre, bien entendu, le Congrès de Saint-Imier de 1872, fondateur de l’Internationale Anti-autoritaire.

L’Idée Libre, revue culturelle de la Libre Pensée, fondée en 1911 par le libre penseur anarchiste, André Lorulot, est au rendez-vous avec un Dossier sur l’Espagne rouge et noir. Notons que ce numéro 336 de L’Idée Libre (mars 2022) compte également une édition exceptionnelle en espagnol.

L’Espagne rouge et noir a fait de l’utopie d’une société libre, égale et fraternelle, une réalité. Ce Dossier est un hommage à sa révolution sociale. Son œuvre a été rasée en 1939, à l’issue de la Guerre Civile, mais son histoire militante est ininterrompue, survivant à la répression et la clandestinité, jusqu’à nos jours.

Pour en parler, nous avons invité aujourd’hui la conceptrice, coordinatrice et traductrice de ce dossier, auquel elle participe également comme autrice : Monica Jornet, hispaniste, normalienne et agrégée, professeure de chaire supérieure au Lycée Henri-IV (Paris) jusqu’en 2018, est membre de la Fédération Nationale de la Libre Pensée et de la Fédération Anarchiste.

Léo Ferré chantait « Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent. La plupart Espagnols allez savoir pourquoi. Faut croire qu’en Espagne on ne les comprend pas. Les anarchistes ».

Pour tenter de savoir pourquoi, justement, peux-tu nous dresser un bref historique de l’anarchisme en Espagne ?

 Évidemment Ferré parle des anarchistes espagnols exilés en France pendant la dictature de Franco !  Les anarchistes étaient bien plus nombreux en Espagne, au temps de l’Espagne rouge et noir, comme jamais dans l’histoire du monde.

La graine de l’anarchisme a germé en 1868 et poussé jusqu’à fleurir lors de la révolution sociale de 1936-1939. Pourquoi cette date de 1868 ? En Espagne, un soulèvement militaro-civil chasse la reine Isabel II. C’est dans ce contexte que Bakounine envoie des compagnons afin d’entrer en contact avec des personnes intéressées par la création de l’Internationale espagnole. La Fédération Régionale Espagnole de 1870 est ainsi née. La I République de 1873 réprime violemment les pas moins de 30 000 anarchistes membres de l’Internationale Anti-autoritaire en Espagne. Lors de la restauration de la monarchie, fin 1874, la FRE est même interdite, mais les groupes affinitaires continuent de coordonner leurs actions, au point de doubler leurs effectifs. Malgré l’auto-dissolution de l’Internationale Anti-autoritaire en 1878, à Fribourg, le souhait d’une organisation spécifique va demeurer et la Fédération régionale des Travailleurs Espagnols est constituée en 1881, avec 60 000 membres. A sa dissolution, en 1888, les groupes anarchistes tentent nouvellement de se fédérer à travers l’Organisation Anarchiste de la Région Espagnole (OARE) : pour un an. Tout cela prépare la fondation de la FAI en 1927. Mais les premières décennies du XX siècle sont surtout celles du développement de l’anarcho-syndicalisme. Dès 1904, des sociétés ouvrières de Barcelone se regroupent pour constituer, en 1907, Solidaridad Obrera, qui intègre ensuite des associations ouvrières de toute l’Espagne. Le second congrès, en 1910, fondera donc la Confédération Nationale du Travail (CNT). 30.000 adhérent.e.s lors de ce congrès constitutif et plus de 700 000 confédéré.e.s lors du deuxième congrès de la CNT en 1919. Grèves générales victorieuses, méfiance envers les partis, adhésion à un projet de société, les adhésions sont massives mais la répression tout aussi féroce de la part du gouvernement, allié au patronat qui recrute des pistoleros pour éliminer les anarchistes.

Cette hécatombe est suivie, en 1923, du coup d’État de Miguel Primo de Rivera. Pendant les sept années de dictature fasciste, la CNT subit de plein fouet la clandestinité, la prison et l’exil. C’est l’une des raisons pour lesquelles des anarchistes décidèrent de créer à nouveau une organisation spécifique. Les groupes de l’ex OARE s’étaient multipliés en Espagne, ils étaient extrêmement actifs en milieu rural et urbain. Une Fédération Nationale des Groupes Anarchistes de Langue Espagnole existait en France, au Maghreb et en Amérique. Il faut également ajouter la constitution, en 1923, de l’Union Anarchiste Portugaise pour comprendre la naissance de la FAI, car ce furent les groupes portugais qui purent y travailler davantage. La connexion entre groupes anarchistes de l’intérieur, de l’exil, et du Portugal fit germer l’idée d’articuler une fédération anarchiste au niveau péninsulaire. Le congrès fondateur était prévu à Lisbonne en 1926 mais, suite au coup d’État de Carmona au Portugal, les groupes espagnols, rompus à la clandestinité, étaient soudain plus à même de l’organiser. Une conférence, en juillet 1927, à Valence, fonda donc la Fédération Anarchiste Ibérique.

Lorsqu’on évoque la révolution espagnole, on pense immédiatement à la CNT et à la FAI. Quelles furent les différences et points communs entre ces deux organisations ? Quel fut leur rôle durant cette période révolutionnaire ?

 En effet, d’ailleurs le sigle CNT-FAI figurait partout pendant la Guerre Civile, manifestation visible d’une collaboration étroite. Première différence, la plus évidente, la FAI est une organisation politique et la CNT un syndicat. C’est la CNT qui va lancer les grèves et mener les combats syndicaux, la FAI qui va mener les débats, faire de l’agitation, diffuser les idées anarchistes. Le journal de la FAI, Tierra y Libertad, qui paraît depuis 1888, a joué un rôle essentiel à cet égard.

Chacune son champ. Comme toute organisation anarchiste spécifique, la FAI n’est pas monolithique et n’a pas de ligne de parti : des groupes indépendants se forment un peu partout, ont leurs propres positions de groupe sur les questions d’intérêt général et il existe des courants internes. La CNT pratique l’action directe, c’est-à-dire sans intermédiaires, sur le plan des luttes sociales. Elle fonctionne de bas en haut, avec les syndicats professionnels à la base, puis les fédérations locales, cantonales ou régionale et enfin le niveau confédéral, d’où l’adjectif “nationale”. Les comités CNT, à aucun niveau, ne décident pour les sections syndicales de base.

La CNT, avec un million de membres en 1936, fut évidemment l’élément moteur pour repousser les fascistes à Barcelone, protéger les collectivités d’Aragon, etc. mais cela se fit en symbiose avec la FAI et ses 10 000 fédér.é.es, tout aussi essentiels.

Pour la CNT et la FAI, comme pour notre FA, seul le congrès annuel est décisionnel pour adopter des motions communes, au consensus.  Le premier point commun entre la CNT et la FAI est donc l’anarchisme, ou plutôt le fonctionnement anarchiste car quiconque peut se syndiquer à la CNT, en revanche il faut adhérer à l’anarchisme pour être à la FAI. Le second point commun est bien entendu la révolution sociale déclenchée par la FAI-CNT.  Le Congrès de 1919 de la CNT déclarait déjà l’objectif du “Communisme Anarchiste”, celui de 1936 adopta le “Concept Confédéral du Communisme Libertaire”, qu’il tenait pour imminent.  La révolution rouge et noir se mit en marche spontanément et en autonomie, partout, le 19 juillet 1936.

 Peux-tu, de façon synthétique, rappeler les réalisations de l’Espagne révolutionnaire : collectivisations agraires et industrielles, la question essentielle du pouvoir etc. ?

 Sur la question du pouvoir, je vais être on ne peut plus synthétique, la question du pouvoir ne se pose pas pour les anarchistes sauf pour l’abolir. En revanche, elle intéresse tous les autres. En Espagne, les fascistes avec Franco avaient fait un coup d’État pour conquérir le pouvoir ; les staliniens travaillaient à leur propre hégémonie au sein du gouvernement républicain afin de rester au pouvoir après la guerre, et vont donc militariser les colonnes confédérales de miliciennes et miliciens autoorganisés, envoyer l’armée raser les collectivités en Aragón, affronter la CNT et le POUM à Barcelone, avec l’aide de la police, pour y prendre le pouvoir ; le gouvernement républicain enfin, va les barrer, qui ne voyait pas d’un bon œil les collectivisations et l’émergence d’une nouvelle organisation sociale qui en finirait avec la République et  ses pouvoirs.  Notons que l’avènement de la II République en 1931 n’a pas marqué pas la fin de la répression contre les anarchistes, gouvernement de droite et de gauche confondus. Durruti fut envoyé en prison pour simple délit d’expression antirépublicaine en 1933. En revanche, si, par ta question, tu pensais à l’entrée au gouvernement de ministres anarchistes, elle a été abondamment critiquée. Vaste débat. Mais de quoi parlons-nous ? La FAI, organisation spécifique anarchiste, n’est jamais entrée au gouvernement, le socialiste Largo Caballero constituait un second cabinet d’union syndicale et seul le syndicat CNT fut donc invité à y participer. Le débat, très tôt ouvert par les ennemis des anarchistes, sur la nécessité de gagner d’abord la guerre, ne répondait qu’à leur volonté de reconfigurer le pouvoir à leur profit, les anarchistes voulaient au contraire que la révolution triomphe et ce faisant gagner la guerre.

La CNT et la FAI décidèrent, c’est un cas unique dans l’histoire, de mettre en pratique l’anarchisme dans une société industrialisée (68% de la population travaillait dans le secteur secondaire). La Révolution sociale, une nouvelle voie autogestionnaire, de coopération, autonomie, associationnisme, autodidactisme et d’opposition au pouvoir sous toutes ses formes, fut un succès. La collectivisation d’une grande partie des terres, de la quasi-totalité des secteurs de l’industrie et des transports, mais aussi les changements en matière d’éducation et de santé publique, constituent un bilan révolutionnaire admirable, et d’autant plus dans un contexte de guerre contre le fascisme et d’opposition de la classe politique, avec l’appui d’Hitler et de Mussolini pour les uns et de Staline pour les autres.

Toute collectivité était une union indépendante d’associé.e.s libres. Non seulement les libertés individuelles furent garanties mais elles étaient une première. Le fonctionnement était anarchiste :  décisions au consensus, abolition de l’exploitation (et donc de la domesticité et du salariat), caisse commune, coopérative de consommation, travail en fonction des capacités de chacun.e, à chacun selon ses besoins, rétributions à tout âge, congés maladie, invalidité, retraite, interdiction du travail infantile. L’autogestion de la vie sociale, l’entraide, l’horizontalité, l’absence de privilèges et de hiérarchies, y compris professionnelles, restent inédites à ce jour.

La Libre Pensée se veut une organisation d’éducation populaire. Peux-tu nous parler de ce sujet ? Du rôle de l’enseignement, des Athénées libertaires etc. dans le processus révolutionnaire ?

 Ce sujet est absolument central. Comme je le disais à Madrid, où la fondation culturelle de la CNT, la Fundación Anselmo Lorenzo, m’a invitée, le 23 avril dernier, présenter l’édition espagnole de cette revue, l’éducation populaire a été, à mon sens, à la fois le moyen de préparer en amont, de réaliser dès le premier jour, et de transmettre en aval, la révolution sociale. Nous, anarchistes, ne croyons pas aux guides, à l’avant-garde du peuple. Si l’anarchisme a atteint un niveau de présence exceptionnel en Espagne, c’est parce que, les personnes travailleuses se sont chargées personnellement de leur éducation (écoles laïques et athénées libertaires), leur santé (hygiénisme et naturisme), leur culture (compagnies de théâtre, chorales et harmonies, lectures publiques, films), leurs loisirs (sociétés récréatives et sportives, excursions). Pour cela, ils et elles ont créé et ouvert des espaces permettant de configurer ici et maintenant la société idéale dans une société qui ne l’était pas. A Madrid, en 1937, il y avait 38 athénées libertaires, un par quartier.

La pratique de la pédagogie libertaire par la CNT, la FAI, Mujeres Libres, permit de d’étendre et de poursuivre l’expérience de L’École Moderne de Francisco Ferrer et des Écoles Rationalistes, dont bénéficiaient encore peu de personnes, au moyen d’une autogestion -décentralisée- par la collectivité, l’athénée ou le syndicat qui en étaient à l’initiative. La CNT elle-même conçut le syndicat comme communauté éducative et ses sections locales comme lieu d’enseignement et d’apprentissage mutuels.

Un écosystème culturel et éducatif anarchiste avait gagné tout le pays en un demi-siècle, de 1881 à 1939.

Tout comme dans la révolution française, le rôle des femmes dans l’Espagne rouge et noir est parfois oublié. Quid des Mujeres Libres ?

 Les femmes ont été des combattantes, nombreuses par exemple dans la Colonne Durruti, ont occupé des postes de responsabilité dans les collectivités, l’assistance sociale et hospitalière, la gestion culturelle. Elles sont entrées pour la première fois dans les services publics désertés par les hommes, les transports, la métallurgie, etc. Federica Montseny, la première femme ministre en Espagne, mit en marche la première loi d’interruption volontaire de la grossesse en Catalogne, en décembre 1936, ainsi qu’un réseau de cliniques et de centres médicaux pour les travailleuses.

Un groupe de femmes anarchistes prit conscience de la nécessité d’aborder par elles-mêmes la question de la rupture avec les stéréotypes, y compris chez leurs propres compagnons, mettant ainsi en application les principes anarchistes d’action directe, de non délégation et d’entraide. La Fédération de Mujeres Libres (Femmes Libres), créée fin 1936, mena ainsi une révolution dans la révolution, proclamant la lutte contre l’État et le système capitaliste, et la lutte spécifique contre le système patriarcal, prônant l’émancipation des femmes travailleuses, et les formant pour être en capacité de contribuer, par leur apport exclusivement féminin, à la restructuration de la société, moyennant la révolution sociale anarchiste.

Fortes de 20 000 adhérentes et 147 groupes en moins d’un an, elles organisèrent des cours, ouvrirent des établissements comme le Centre de Protection Maternelle et Infantile Louise Michel, des établissements libérateurs de la prostitution, firent campagne pour le droit à la contraception, à l’avortement, pour l’autonomie financière des femmes par l’emploi, pour l’égalité salariale, pour l’abolition de la prostitution, pour la libération des mœurs discriminantes pour les femmes, etc. Tout cela est toujours à l’ordre du jour partout dans le monde ; en Espagne souvent un peu moins qu’ailleurs, allez savoir pourquoi !

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