Emission du dimanche 9 octobre 2022
Chères auditrices, chers auditeurs, bonjour.
Au micro Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée. J’ai le plaisir de recevoir aujourd’hui Monsieur Jacques Toubon, ancien Défenseur des Droits de la République française de 2014 à 2020, pour tenter de répondre à la question suivante : nos droits sont-ils en danger ?
Monsieur Toubon, pouvez-vous nous rappeler brièvement votre parcours politique ?
Jacques Toubon : Merci beaucoup de m’avoir invité dans votre émission. Je suis à l’origine un haut fonctionnaire, passé par l’ENA, mais très rapidement j’ai rejoint les cabinets ministériels dont principalement, au début des années 70, les cabinets successifs de Jacques Chirac y compris lorsqu’il était Premier ministre. Mais la caractéristique de mon parcours, c’est que lorsque J. Chirac a abandonné en 76 Matignon, en conflit avec V. Giscard-d’Estaing, je l’ai suivi pour créer le Rassemblement pour la République et je ne suis pas revenu, en quelque sorte, dans la fonction publique, dans l’administration.
Á partir de là j’ai effectivement fait un parcours politique.
J’ai été, pour la première fois, élu député en 1981.
J’ai ensuite été maire du 13ème arrondissement, dans ces fameuses élections où J. Chirac a vu ses listes gagner dans les 20 arrondissements de Paris. Et nous avons recommencé ce grand chelem en 1989.
J’ai donc été député jusqu’en 1997, et maire du 13ème jusqu’en 2001.
Pendant la même période j’ai été membre du gouvernement : ministre de la Culture de 1993 à 1995 et de 1995 à 1997 Garde des sceaux-Ministre de la justice.
Ensuite, à partir de 2001, je n’ai plus de mandats électoraux et j’ai accompli des missions y compris la plus importante qui a été celle de créer, de mettre sur pied, à la suite d’un engagement de J. Chirac pendant la campagne présidentielle de 2002, le musée national de l’histoire des migrations qui est aujourd’hui installé à la Porte Dorée, dans un ancien pavillon de l’exposition coloniale de 1931. C’est un musée extrêmement important qui rétablit une part de vérité dans l’histoire de France c’est-à-dire la part que les étrangers venus en France, l’immigration, tient dans notre histoire.
Finalement, à partir de tout cela, en 2014, le Président François Hollande, m’a choisi pour être le Défenseur des Droits. Dominique Baudis qui l’avait été depuis 2011, malheureusement, était tombé malade, et est décédé en 2014, et pour lui succéder le Président Hollande m’a pressenti, et j’ai donc été Défenseur de Droits de 2014 à 2020.
Cela a été ma dernière fonction dans le service public.
Je suis devenu avocat le 4 octobre 2021. C’est la première fois que je suis dans le secteur privé.
C. Bitaud : Revenons à cette fonction de Défenseur des Droits de la République Française. En quoi consiste-t-elle et quelle fut votre action ?
J.Toubon : Le Défenseur des Droits, c’est une autorité administrative indépendante comme il y en a beaucoup : conseil de la concurrence, l’autorité de régulation des communications par exemple.
Mais elle présente deux caractéristiques particulières :
– Elle est constitutionnelle. Elle a été créée dans la révision constitutionnelle de 2008, article 71-1.
– Elle est unipersonnelle. Il n’y a pas un collège mais une personne. Actuellement Madame Hédon.
Le Défenseur des Droits, en fait, dans la réforme constitutionnelle, a regroupé des institutions indépendantes qui existaient déjà : Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde), le médiateur, et le défenseur des enfants.
Depuis quelques mois le Défenseur des Droits a une cinquième compétence qui est la protection des lanceurs d’alertes.
J’ai exercé cette mission, je crois comme il fallait le faire, c’est-à-dire de manière totalement indépendante. Et mon action a été tout simplement de soulever et d’essayer de résoudre les vraies questions de déni de droits, de remises en cause des libertés. Je prendrai trois exemples concrets :
– C’est à la suite de mes démarches qu’une loi a été votée pour interdire ce que l’on appelait dans les tribunaux « le droit de correction » c’est-à-dire la fessée.
– J’ai fait le nécessaire, et cela vient d’aboutir puisque la Cour Européenne des Droits de l’Homme a pris une décision et le gouvernement français l’applique, pour le retour des enfants emprisonnés en Syrie.
– Les positions que j’ai prises concernant la liberté de manifester et qui font que le règlement du maintien de l’ordre a été modifié par le Ministère de l’Intérieur à la suite de nos démarches.
Voici 3 exemples, mais surtout 80 000, 90 000, 110 000 réclamations de nos concitoyens auprès de nos délégués territoriaux (150). Par exemple : réclamation d’une personne qui pense devoir toucher 850 euros d’Allocations familiales pour sa famille et qui n’en touche que 500. Le délégué territorial va alors, avec la Caisse départementale d’Allocations Familiales, s’occuper de faire rétablir cette personne dans ses droits. C’est aussi simple que cela mais très important.
C. Bitaud : C’est simple et très concret.
Dans votre récent ouvrage, intitulé « Je dois vous dire » (Editions Stock), et dont je conseille vivement la lecture à nos auditeurs, vous écrivez qu’en tant que Défenseur des Droits vous avez été « éclairé sur l’évolution préoccupante des démocraties et des États de droit à commencer par le nôtre ».
Vous évoquez la remise en cause de la liberté de manifester, de la présomption d’innocence par exemple. D’aucuns pourraient peut-être vous prendre pour Cassandre ? Que leur répondriez-vous ?
J.Toubon : Je répondrai que c’est la réalité. Ce livre finalement je l’ai fait à partir de ce que m’a inspiré le 11 septembre ou plus exactement les mesures que les Américains ont prises après le 11 septembre quand ils se sont rendus compte que leur territoire qu’ils pensaient inexpugnable ne l’était pas, pas plus qu’aucun autre territoire dans le monde, et qu’il pouvait être l’objet d’attaques terroristes comme tous les autres pays.
Ils ont mis en place, vous le savez, une législation qui s’appelle le Patriot Act, et dont tous les pays de l’hémisphère nord se sont inspirés. En gros c’est une législation qui choisit l’objectif de sécurité de préférence à l’objectif de liberté. Tous les pays comparables ont suivi ce chemin. À partir de cette réflexion que je me suis faite depuis 20 ans, je me suis rendu compte notamment à travers mon expérience de Défenseur des Droits et tout simplement en écoutant, en suivant le monde, que de plus en plus on allait vers l’autocratie élective, la démocratie illibérale. C’est-à-dire que l’on utilise les instruments de la démocratie, en particulier le suffrage universel, l’élection, pour ensuite prendre des mesures qui portent atteinte à l’indépendance de la justice, à la situation des médias indépendants, aux droits des étrangers. Ce sont les trois domaines principaux. Et des pays comme la Hongrie, la Pologne en sont des exemples. Mais si l’on va plus loin, le Brésil de Monsieur Bolsonaro c’est exactement ça. La bataille, aujourd’hui, entre Bolsonaro et Lula est une bataille qui porte très largement sur « est-ce que l’on a une vraie démocratie ?» du côté de Lula et « une sorte de démocratie confisquée » côté Bolsonaro.
Pour la France, on voit bien qu’à travers les états d’urgence antiterroristes, sanitaires, on a réduit nos libertés. Il y a même eu une proposition de loi qui a été arrêtée et sur laquelle j’avais pris position en 2018. Cette proposition de loi soumettait le droit de manifester à autorisation alors que depuis la fin du 19ème siècle, dans les grandes lois républicaines des années 1880, le droit de manifester était un droit qui ne souffrait pas d’autorisation.
Ce que je dis ne relève pas du fantasme mais de l’expérience. Ce que j’ai écrit ne fait que croitre et embellir. Depuis la publication de mon livre la Suède est passée à un gouvernement d’extrême droite, l’Italie est sur la même voie, l’année prochaine peut-être, nous allons avoir dans une nouvelle majorité de droite en Espagne un parti d’extrême-droite qui s’appelle Vox et dont le programme est très simple : retour à Isabelle la catholique il y a cinq siècles.
Quand j’écris « Je dois vous dire » c’est parce que devant ces situations qui sont des réalités, devant l’analyse de l’amenuisement de l’État de droit, je ne peux pas ne pas parler aujourd’hui. Ayant terminé mon office dans le service public ma parole est libre.
C.Bitaud : Dans votre ouvrage vous écrivez « Les Églises, quelles que soient les confessions, connaissent toutes une évolution vers les extrêmes. ». Vous prenez bien sûr l’exemple du terrorisme islamique mais également les évangélistes au Brésil et son président Bolsonaro, les conflits entre hindouistes et musulmans en Inde, l’Église catholique en Hongrie et en Pologne, le rôle des religions réformées catholiques aux États-Unis dans la remise en cause du droit à l’avortement.
Quelles solutions pour sortir de cette situation ?
La laïcité telle que nous la concevons en France à travers la loi de 1905 qui institue la séparation des Églises et de l’État, est-elle « exportable » ?
Par ailleurs que répondez-vous à ceux qui voudraient la remettre en cause ou la « moderniser » en France ?
J.Toubon : Le rôle des religions et des Églises qui portent et structurent les religions, est devenu depuis une trentaine d’années, sur tous les continents, prééminent dans la politique, dans l’organisation sociale. Dans beaucoup de pays ce sont les représentants des religieux qui tiennent lieu de services sociaux, en particulier en Afrique, et également sur le plan de la philosophie et de la société.
J’en prends des exemples caractérisés :
– Aux États-Unis, les Églises évangéliques, et notamment au sud, soutiennent Trump. Elles représentent aujourd’hui une part très importante au sein du parti Républicain et elles sont à l’origine de la remise en cause du droit à l’avortement, de toute une série de mesures que l’on peut qualifier de « réactionnaires » c’est-à-dire qui reviennent en arrière.
– Le Brésil où comme je le disais tout à l’heure le pouvoir de Bolsonaro repose pour beaucoup sur le soutien que lui apporte les Églises évangéliques.
– Regardez aujourd’hui le rôle de l’Église orthodoxe pour soutenir Poutine et comment Poutine s’appuie sur elle. Il s’y est appuyé pour son pouvoir en Russie mais aujourd’hui il s’y appuie pour la guerre en Ukraine.
Il y a là une dérive qui me paraît douloureuse. Personnellement je suis croyant, à la fois par éducation et par philosophie, je n’ai pas spécialement de pratique mais un certain nombre de principes, et je suis très inquiet de voir à quel point les croyances religieuses sont aujourd’hui porteuses non pas de mesures de fraternité, de liberté, de progrès, d’ouverture, mais au contraire de plus en plus elles sont porteuses de réactions, d’identitarismes (fermeture aux autres) et d’inégalités. C’est le contraire, si je peux le dire, du message évangélique, et c’est surtout le contraire du message laïque qui, pour que notre principe de république ne soit pas altéré, a décidé la séparation qui n’est pas une mesure mécanique mais qui est simplement un système d’indépendance des pouvoirs politiques et du pouvoir religieux par rapport au pouvoir politique. C’est cette indépendance qui fait que nous pouvons tous nous considérer égaux et que nous pouvons tous être libres y compris de penser.
C.Bitaud : Je remercie notre invité. Rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle émission.