Le 7 novembre 2023, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture un amendement au projet de loi de finances pour 2024 de M. Thomas Gassilloud, député Renaissance du Rhône, Président de la Commission de la Défense depuis 2022, tendant à utiliser une partie des encours du Livret A aux fins de financer l’industrie d’armement, notamment les petites et moyennes entreprises de la « base industrielle et technologique de défense » (BITD). Cet amendement, définitivement adopté, mais finalement censuré par le Conseil constitutionnel fin décembre 2023, vient de loin : M. Thomas Gassilloud, qui avait déjà tenté en vain de l’introduire dans la Loi de Programmation Militaire1, indique pour le justifier : « […] dans la continuité du rapport de la Mission flash menée par Jean-Louis Thiériot et Françoise Ballet-Blu en 2021, le rapport d’information sur l’économie de guerre, publié par Christophe Plassard le 29 mars dernier, confirme le constat selon lequel les entreprises de la base industrielle et technologie de défense (BITD) sont de plus en plus confrontées à des difficultés d’accès aux financements privés. »
Cet acharnement marque la volonté farouche de Macron et de ses serviteurs de dénaturer le Livret A, dont la vocation essentielle vise à financer le logement social et la politique de la ville depuis bientôt cent-vingt ans.*
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La vocation économique et sociale du livret A
Le Livret A est né en 1818, en même temps que les Caisses d’épargne, afin de mobiliser les économies des Français pour couvrir l’énorme dette publique léguée par le Premier–Empire dont les guerres avaient pesé lourdement sur la richesse nationale. Il a constitué un prolongement de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), créée par l’article 110 de la loi du 28 avril 1816 : « Les dépôts, les consignations, les services relatifs à la Légion d’honneur, à la compagnie des canaux, aux fonds de retraite […] seront administrés par un établissement spécial sous le nom de Caisse des dépôts et consignations. ». Chargée indirectement d’éviter à l’État d’emprunter à taux prohibitif sur les marchés financiers internationaux pour amortir cette dette publique, la Caisse a rempli sa mission au-delà de ce qui était attendu.
Très rapidement, dans une perspective néo-colbertiste, la CDC devient un opérateur majeur du financement de l’économie française, tout spécialement des programmes d’intérêt général. Dès 1822, elle contribue à la modernisation du port de Dunkerque et au développement des canaux.
En 1837, elle centralise effectivement toutes les disponibilités collectées par le biais des livrets A dans ce qui est aujourd’hui les fonds d’épargne de la Caisse. À partir de 1850, elle gère les premiers fonds de retraite, un domaine où elle excelle encore2.
Dès 1889, elle fournit à la France les moyens de se doter progressivement d’un réseau téléphonique national. En 1905, la Caisse commence également à mobiliser les ressources du Livret A en faveur du logement social, alors balbutiant.
En 1953, le nouveau directeur général de la CDC, François Bloch-Lainé, intensifie son action dans ce domaine, en inscrivant celle-ci dans les priorités des plans de développement économique. C’est grâce à la CDC que la crise du logement de l’après-guerre est peu à peu surmontée et que peut être accueilli dans des délais très courts et des conditions globalement correctes le million de personnes venues d’Algérie en 1962.
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Le Livret A victime de la dérégulation financière
et des appétits de l’industrie d’armement
En 2009, sous l’effet de la financiarisation de l’économie, un profond changement affecte la collecte de l’épargne populaire. Concentrée jusqu’alors dans les mains de trois établissements financiers spécifiques – les Caisses d’épargne, la Banque postale3 et le Crédit mutuel -, la distribution des Livrets A est confiée à toutes les banques qui peuvent ainsi optimiser plus facilement le placement des nombreux instruments financiers qu’offre le marché4. Pourtant, le succès du Livret A ne se dément pas : à l’été 2023, on dénombrait cinquante-six millions de Livrets, dont l’encours atteignait près de 406 milliards d’euros, soit une moyenne de 7 250 euros par compte.
Néanmoins la fin de la totale centralisation de ces livrets à la CDC a accompagné la banalisation de leur placement. Les banques peuvent conserver une part importante des disponibilités des Livrets A pour financer le tissu économique local, d’ailleurs selon des modalités qui demeurent très opaques. Conformément à l’article L. 221-1 du Code monétaire et financier, une somme globale égale au moins à 125 % des prêts consentis par la CDC au titre du logement social et de la politique de la ville constitue le minimum légal en-deçà duquel il n’est pas possible d’aller.
Actuellement, en application du décret du 17 mars 2011, la part des disponibilités des Livrets A centralisée à la CDC est fixée à 65 %, de sorte que les banques conservent un peu plus de 140 milliards d’euros tirés du Livret A dans leurs comptes. Bien sûr, le fléchage d’une partie des encours du Livret A vers l’industrie d’armement, censuré par deux fois le Conseil constitutionnel et probablement appelé à être remis sur le métier, serait préjudiciable au financement du logement social et à la politique de la ville.
Au détriment du Logement social
Or, le pays compte actuellement quatre millions de personnes mal-logées tandis que plus de deux millions de demandes d’accès à un logement social locatif sont en instance5. Selon le rapport de la Commission pour la relance durable de la construction de logements présidée par M. François Rebsamen6, il faudrait construire au moins 210 000 logements par an de manière à satisfaire tous les besoins de la population en 2030. En 2016, moins de 123 000 ont été mis en chantier. En 2021, la situation était encore plus catastrophique : il n’y en eut que 95 000 (- 22,5%).
Ainsi, au lieu de confier la totalité de l’encours du Livret A à la CDC pour impulser une politique du logement social à la hauteur des besoins des Français7, moyennant en parallèle une forte augmentation des crédits de l’État consacrés au logement en général8, la puissance publique, singulièrement depuis 2017, se désengage – le gouvernement en avait donné un premier aperçu en baissant de cinq euros les APL – : fin des aides Pinel à l’investissement locatif aidé ; recentrage du prêt à taux zéro.
En revanche, en 2024, les armées et la police bénéficieront de 4,5 milliards d’euros supplémentaires, 3,6 pour les premières au titre de la Loi de Programmation Militaire et 0,9 pour la seconde au titre de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur.
La politique de ce gouvernement est claire :
Plutôt des armes que des logements
L’économie de guerre est bien là !
Paris, le 22 janvier 2024
1 Le Conseil constitutionnel a censuré cet amendement à la loi de programmation militaire au motif qu’il s’agissait d’un cavalier législatif.
2 La CDC gère toujours des fonds de retraite, notamment la Caisse nationale de retraite des collectivités locales (CNRACL), le Fonds spécial des pensions des ouvriers des établissements industriels de l’État (FSPOEIE), l’Institution de retraite complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités locales (IRCANTEC) et l’Établissement de la retraite additionnelle de la fonction publique (ERAPF)
3 La Banque postale est née en 2006 : elle résulte de la séparation des activités financières de celles d’acheminement du courrier et des services numériques en vue d’introduire la concurrence dans ce secteur d’activité.
4 Le code monétaire et financier recense de manière très souple treize catégories d’in struments.
5 Chiffre de fin 2020.
6 François Rebsamen, Rapport au Premier ministre de la commission pour la relance durable de la construction de logements, 20 septembre 2021
7 La CDC finance 70 % des opérations de construction et de rénovation du logement social.
8 En 2024, les crédits pour l’APL augmentent de 3,9 % (programme 109) et les moyens dévolus au logement d’insertion de 2,6 %, soit moins que l’évolution de l’indice de laconstruction (programme 177).