La Libre Pensée reçoit Pascal Boniface, géopolitologue, fondateur et directeur de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).

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13 mai 2018

Émission animée par David Gozlan, Secrétaire Général de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

David Gozlan : Pascal, vous avez créé cet institut il y a 28 ans. Qu’est ce qui à l’époque vous a motivé pour créer cet institut ?

Pascal Boniface : Au départ c’était une réaction à un refus de publier un livre qui avait été le fait de la Fondation aux Etudes de Défense Nationale. Je faisais un livre qui s’appelait « Les stratégies » que la FEDN a refusé de publier donc j’ai créé l’IRIS dans un objectif limité et très simple : pouvoir continuer à publier ce livre.
On a reçu une petite subvention de 20 000 francs à l’époque, donc l’équivalent de 3 000 euros de maintenant. Au fur et à mesure on a greffé des activités, on a développé des choses, donc il y a un peu cette opportunité, cette chose anecdotique et aussi cette volonté de travailler de façon un peu indépendante sur les questions internationales sans être un peu soumis aux différentes influences officielles ou non et donc de pouvoir exprimer un point de vue libre sur les questions internationales.
En fait cette démarche a rencontré son public puisque maintenant on est un centre à la fois reconnu nationalement et internationalement. Il y a une trentaine de collaborateurs permanents, une quarantaine de collaborateurs occasionnels. Je pense que l’on a pris notre marque dans le paysage et donc ce qui était un peu anecdotique initialement est devenu relativement central et désormais l’IRIS est un centre qui est reconnu comme un centre d’expertise sur les questions géopolitiques.

D.G. : Oui il est reconnu nationalement et même internationalement. On peut dire que c’est un think tank.

P.B. : Oui c’est un think tank, un réservoir d’idées selon la définition habituelle. Nos fonctions c’est quoi ? Et bien comme tous les think tank on organise des colloques, des séminaires, on fait des publications, des recherches et à la différence d’autres think tank – parce que selon la définition traditionnelle un think tank est une université sans étudiants – nous nous avons une activité de formation qui est très importante. Nous avons 400 étudiants chaque année : 160 à distance et 240 dans nos murs qui suivent des formations niveau Master sur les questions géopolitiques.

DG : Vous réalisez des conférences de qualité sur un certain nombre de sujet notamment le nucléaire, le conflit israélo-palestinien et le sport. Récemment vous avez été agressé en Israël lors de votre venue pour une conférence, ici, librement nous vous apportons notre soutien mais pourquoi cette exacerbation autour de cette question ?

P.B. : On peut dire que l’extrême droite est présente dans tous les pays. Israël n’est pas immunisé contre le fait de fascistes qui n’acceptent pas que l’on puisse avoir des idées différentes d’eux.
Pourquoi la question israélo-palestinienne cristallise tant ? Parce qu’elle est très ancienne. C’est pas le conflit majeur au sens de son extension, du nombre de morts de blessés qu’il fait, mais c’est un conflit majeur dans la perception à la fois psychologique et stratégique parce que là on est vraiment au confin du choc des civilisations, aux relations entre monde occidental et monde oriental, entre l’occident et le monde musulman et que ce conflit dure depuis très longtemps, qu’il est enkysté, qu’on n’en voie pas du tout des éléments de solution à l’avenir et que plus il se prolonge, plus il dure, plus les positions deviennent crispées autour de cela parce que il y a pas mal de mauvaise fois et pas mal d’agressivité autour de ce conflit.
Ajoutons qu’en France nous avons à la fois la plus grande communauté juive européenne et la plus grande communauté musulmane. Même si ce n’est pas un conflit entre deux communautés. Je ne suis ni juif ni musulman et pour ma part je trouve effectivement que ce conflit est une question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela dépasse très largement la question d’affrontement des communautés mais il est vrai que ces deux communautés le ressentent de façon plus intense.

D.G. : Vous l’avez dit en France on essaie d’éviter cet aspect communautaire et communautariste car nous sommes en République. Récemment une tribune est parue sous la plume de Philippe Val mêlant politiques, intellectuels et artistes, qu’en pensez-vous ? Quel en est selon vous le but ?

P.B. : Cette tribune a à la fois suscité une relative adhésion puisqu’elle a eu assez rapidement 300 signataires et en même temps beaucoup de critiques parce qu’elle a été perçue comme opposant frontalement directement les juifs et les musulmans puisque les musulmans étaient responsables de ce qu’on appelle le nouvel antisémitisme – notion d’ailleurs sur laquelle il faudrait peut-être revenir de façon un peu plus approfondie – comme si le texte du Coran expliquait l’antisémitisme, ce qui est un peu contradictoire avec le fait de dire qu’il y a une poussée actuelle de l’antisémitisme venant des musulmans puisque le texte du Coran n’a pas changé. S’il y a une poussée actuelle on voit bien que ce n’est pas le texte du Coran en tant que tel.
Effectivement le fait de mettre en face ces deux communautés alors que l’on sait très bien que par rapport au conflit israélo-palestinien – même si il y a beaucoup de français juifs qui sont dans les associations de solidarité avec la Palestine et qu’on ne peut pas réduire cela à un affrontement communautaire – le fait de réduire cela à un affrontement communautaire a été perçu comme venant plutôt mettre de l’huile sur le feu plutôt que d’aplanir les difficultés et de ne pas crisper les identités.

D.G. : Le danger c’est bien d’exporter un conflit, qui d’ailleurs n’est pas celui de la France, à l’intérieur de la France. C’est quelque chose de récurent depuis les années 90.

P.B. : Les années 90 sont des années heureuses parce qu’il y avait une perspective de paix à laquelle on pouvoir croire et à laquelle personnellement, après la signature des accords d’Oslo, je croyais véritablement. Je me suis trompé d’analyse puisque je pensais que le processus de paix était irréversible, il ne l’était pas. Dans les années 90 ont avait encore cette illusion.
Depuis 2001 qui est une année clé car il y a à la fois le 11 septembre et la fin du processus d’Oslo avec la reprise de l’intifada, l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir qui avait toujours critiqué les accords d’Oslo, et depuis cette date on peut dire que malgré les dénégations officielles ce conflit et bel et bien importé chez nous.
J’avais écrit il y a 4 ans maintenant « La France malade du conflit israélo-palestinien ». Une fois encore bien sûr ce n’est pas le problème le plus grave pour la France mais on voit bien que c’est le problème qui crispe le plus les gens qui fait que parfois à l’intérieur des cercles familiaux ou amicaux il y a des ruptures. Des gens ne se parlent plus parce qu’ils ne sont pas d’accord sur le conflit israélo-palestinien.
Si on n’est pas d’accord sur la suppression de l’ISF, sur la réforme de la SNCF ou sur tout autre sujets de fiscalité ou sociaux les gens peuvent être en désaccord mais ils ne vont pas aller jusqu’à ne plus vouloir parler, voir agresser celui qui n’est pas d’accord avec lui.

D.G. : Vous avez écrit un ouvrage sur les intellectuels faussaires. Pourquoi et qui visez-vous ?

P.B. : Au départ ce qui m’a donné l’idée de ce livre c’est de voir des gens qui en 2003 avaient plaidé en faveur de la guerre d’Irak en disant qu’elle allait apporter la stabilité au Proche-Orient, qu’elle allait combattre le terrorisme et qui continuaient à plastronner sur les plateaux télévisés, dans les forums radiophoniques comme si leur parole n’avait pas un peu failli. De deux choses l’une : soit ils n’étaient pas réellement compétents pour avoir prédit tous ça et avoir soutenu la guerre en Irak, soit ils étaient animés par autre chose que l’information du public et qu’ils se présentaient un peu comme des relais d’influence d’un autre pays, à savoir les Etats-Unis.
Et puis j’ai un peu élargi cela. Pourquoi dans ce pays le mensonge peut avoir pignon sur rue et des gens qui, en tous les cas dans le cadre d’experts qui avaient prôné en faveur de la guerre d’Irak et qui ensuite continuaient à s’exprimer en tant qu’experts alors que leur expertise était grandement questionnable, comment pouvaient-ils le faire ? Quitte d’ailleurs à avoir les même ensuite nier avoir été favorable à la guerre d’Irak. Il y a une sorte de mensonge dans le mensonge.
C’est cela au départ qui m’avait donc conduit à faire ce livre.
J’ai quand même eu 14 refus d’éditeurs !

D.G. : Est-ce que ces intellectuels faussaires sont encore là, ont-ils encore pignon sur rue ? J’ai l’impression en tant que téléspectateur ou auditeur que bien souvent se sont toujours les même que nous entendons dans le même type d’émission. Cette relation entre ces fameux experts et les médias est-ce qu’elle n’est pas dérangeante et est-ce qu’elle ne crée par une forme de pensée unique ?

P.B : De pensée unique non, elle est combattue. Mais en même temps c’est qui est vraiment inquiétant c’est de voir qu’il y a une sorte d’entre-soi où les gens se protègent mutuellement soit parce qu’ils ont une proximité intellectuelle soit parce qu’ils ont une proximité d’intérêt et qu’ils se disent « je ne le critique pas donc il va m’aider » et finalement l’information du public passe un peu en arrière-plan par rapport à ça. Un peu comme les augures à Rome qui savaient qu’ils racontaient des bêtises mais qui se protégeaient mutuellement par rapport au public.

On dénonce souvent le complotisme à juste titre parce qu’il existe, mais je crois que ces élites, un peu consanguines, qui mentent régulièrement et qui sont toujours là, alimentent quelque part la trahison des élites, alimentent le complotisme. On parle beaucoup de fake news, phénomène réel qu’il ne faut pas passer sous silence, mais quand j’entends dire que les fake news c’est sur internet et que les journaux eux disent la vérité, honnêtement ce n’est pas toujours aussi vrai. Parfois ces intellectuels faussaires qui ont pignon sur rue dans les médias centraux sont, à l’inverse, critiqués sur les réseaux sociaux car là il n’y a plus cet entre-soi qui peut jouer. Les réseaux sociaux peuvent être un bon contre poison au poison du mensonge même s’il y a également des mensonges qui circulent sur internet.

D.G. : Concernant un des sujets que vous affectionnez particulièrement, le sport : la coupe du monde de football va se tenir en Russie, pensez-vous que le positionnement de ce pays tant au Moyen-Orient, dans le conflit syrien voire dans les affaires américaines ou britanniques va faire de cette coupe du monde un instant géopolitique majeur. Est-ce que le sport va devenir un élément géopolitique ?

P.B. : Il l’est. Il l’est déjà depuis longtemps et cela s’accentue de par la très grande visibilité du sport. Il va y avoir 3 milliards de téléspectateurs qui vont regarder la finale de la coupe du monde. Dans le village global qu’est devenu la planète, les habitants les plus connus sont les sportifs. Je fais souvent cette plaisanterie dans des conférences : je demande qui connait Antonio Costa, personne ne répond. C’est le premier ministre portugais, qui est très honorable, qui a sorti son pays de la crise. Si je demande qui est Cristiano Ronaldo évidemment toutes les mains se lèvent ! Donc le sport a pris une importance très forte en termes de « soft power », de pouvoir d’influence, qu’il s’agisse de la Russie ou de n’importe quel pays. Si la France a autant célébré le fait de pouvoir obtenir l’organisation des Jeux Olympiques de 2024 c’est bien également pour cela. Il serait faux de dire que les régimes autoritaires se servent du sport et pas les régimes démocratiques. Tout le monde s’en sert ! Tout le monde essaye de rebondir là-dessus. Mais en même temps le sport permet aussi de transmettre certaines valeurs. C’est souvent pour un enfant le premier regard qu’il aura sur un étranger. Ce sera une vedette sportive qu’il va pouvoir admirer même s’il n’a pas ses convictions religieuses – il se moque de ses convictions religieuses ou non – s’il n’a pas sa couleur de peau etc.
Le sport peut être aussi un regard sur l’autre de façon un petit peu d’ouverture sur les autres.
Il est certain que le sport aujourd’hui est une sorte de transposition de la géopolitique dans d’autres affaires, car se sont des rivalités nationales mais qui au moins sont encadrées par la règle, par l’arbitrage, par la règle des compétitions et qui sont pacifiques parce que des pays qui sont en guerre ne font pas de compétitions sportives l’un contre l’autre.

D.G. : Vous me direz si je me trompe mais j’ai quand même l’impression que les rencontres sportives de la Guerre froide étaient beaucoup plus tendues, beaucoup plus sous tension que maintenant. Aujourd’hui il y a quand même un accord tacite entre les différentes délégations et les différents Etats qui sont peut-être en guerre pour dire « on ne va pas faire de ce moment là un instant de tension ».

P.B. : Ecoutez si les Etats-Unis avaient été qualifiés et qu’il y avait un match Russie/Etats-Unis cela aurait été un peu différent. L’Arabie Saoudite et l’Iran sont qualifiés. Je ne sais pas s’ils passeront le premier tour et ils ne sont pas dans le même groupe mais imaginez que le tirage au sort les face se rencontrer … Il n’y a plus cette rivalité centrale qui était l’ouest contre l’est. On faisait à la fois le compte des armes nucléaires et du nombre de médailles que l’on obtenait dans chaque compétition mais néanmoins les compétitions sportives c’est le moyen pour chacun de montrer le drapeau et de jouer sur la fibre patriotique.

D.G. : Pour conclure, est-ce que vous pensez que le think tank qu’est l’IRIS, ou même d’autre think tank, est une forme de soft power et éventuellement un contre-pouvoir à la fois aux fake news, aux médias ?

P.B. : Nous participons très certainement au débat d’idées mais il n’y a pas une opinion de l’IRIS. Quand on me demande « quel est l’avis de l’IRIS sur tel ou tel sujet ? » je réponds « je ne sais pas. Je peux vous donner le mien mais les chercheurs qui travaillent à l’IRIS sont libres de leur opinion ». Parfois il arrive que sur un même sujet deux chercheurs de l’IRIS aient des opinions différentes. On alimente par l’analyse, le débat d’idées, en espérant être le plus pédagogique possible, ensuite c’est au citoyen de se faire une opinion.
Aujourd’hui, par rapport à l’époque où j’ai commencé à travailler sur ces sujets, il y a une trentaine d’année, ce qui était compliqué c’était la recherche de l’information. Maintenant elle est abondante, c’est plutôt la sélection, le tri dans l’information.
Nous apportons notre lot et nous essayons d’apporter notre contribution au débat public avec des thèses qui peuvent être critiquables mais on essaye d’aider à la compréhension.
On a je crois principalement un objectif pédagogique dans nos publications. Quand on fait un colloque on le fait toujours avec des gens d’idées différentes et non pas avec la répétition de la même opinion car ça n’a pas tellement d’intérêt.

D.G. : Pascal Boniface merci.

 

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