« La loi et/ou le sacré », retour sur le colloque des 21 et 22 septembre 2018 à Tunis

14 octobre 2018

Émission animée par David Gozlan qui reçoit deux invités organisateurs d’un colloque à Tunis sur « La loi et/ou le sacré » :
– le Docteur Wafa Tamzini, maître de conférences en droit public à l’Université Sorbonne et fondatrice-directrice de l’IRMMA (Institut de Recherche sur les Mondes Méditerranéens et Africains).
Michel Godicheau, membre de la Commission Administrative Nationale de la Libre Pensée et coorganisateur du colloque au nom de l’AILP.

Vous venez de tenir un colloque à la Bibliothèque Nationale de Tunisie à Tunis sur « La loi et/ou le Sacré ». Pouvez-vous nous présenter les différents initiateurs de ce colloque ?

Wafa Tamzini : Tout d’abord je vais en profiter pour remercier à nouveau Mme Raja Ben Slama, la directrice de la Bibliothèque Nationale de la Tunisie qui a rendu possible cette manifestation qui s’est tenue les 21 et 22 septembre derniers.
A l’origine de cette manifestation trois organisations : l’AILP, dont Michel vous parlera, le Centre d’Etude et de Recherches de Sciences Administratives (CERSA) qui est un centre de Paris II dirigé par le Professeur Michel Borgetto et aussi l’Institut de Recherche sur les Mondes Méditerranéens et Africains (IRMMA).
L’idée, à l’origine, était de développer une confrontation d’échanges autour de la question du sacré, les rapports qu’entretiennent le sacré et le domaine juridique, donc la loi, et de le faire non pas par le biais du prisme traditionnel « on va regarder ça de Paris avec un regard parisien » mais plutôt d’essayer de confronter différents regards. C’est pour cela que c’était un colloque international, et je tiens au caractère international de la manifestation, puisque l’on a pu confronter les opinions de chercheurs grecs, mauritaniens, sénégalais, tunisiens, français etc..

D.G. : Michel, pourquoi l’AILP s’est-elle engagée dans ce colloque ?

Michel Godicheau, : D’une part l’AILP a une certaine tradition dans ce type de colloque qui associe des chercheurs universitaires et des libres penseurs même si les deux catégories ne sont pas forcément exclusives l’une de l’autre, et d’autre part j’avais eu le plaisir de rencontrer le Docteur Wafa Tamzini l’année précédente lors d’un colloque qui c’était tenu à Limassol à Chypre. Ce colloque avait pour objet les responsabilités coloniales dans la construction des affrontements intercommunautaires au moment, ou autour, de l’effondrement de l’Empire ottoman avec les rôles particuliers des autres puissances régionales et des colonialismes français et britannique en particulier.
Cela nous a donné l’idée d’essayer d’organiser un colloque en terre africaine, ce qui ne s’était pas encore fait à l’Association Internationale de la Libre Pensée.
Un mot sur l’AILP : elle est née en 2011 à Oslo autour de la conception de la défense de la liberté absolue de conscience garantie par la séparation, selon les pays, des religions et de l’Etat ou des Eglises et de l’Etat.

A partir de cette rencontre, et grâce à la bienveillance de Mme Raja Ben Slama et aussi, sur place, à l’activité extrêmement chaleureuse de toute l’équipe qui s’occupe des événements culturels de la BNT, nous avons effectivement pu tenir un colloque dont je crois à la fois les colloquants, les participants et nous-mêmes sommes satisfaits.

D.G. : Ce colloque s’est tenu dans un lieu prestigieux de Tunisie, un lieu de savoir et de connaissance. Plus qu’un colloque centré sur la seule Tunisie, et ça le Docteur Tamzini l’a bien rappelé en introduction, il s’agit d’une rencontre entre le monde méditerranéen et le monde africain, et peut être plus largement, mais le thème « La loi et/ou le sacré » nous interroge. Quel est ce rapport que vous avez peut-être mis en exergue pendant le colloque, entre la loi et le sacré ? Sont-ils juxtaposés ou contradictoires ?

M.G. : Le sacré. Il est difficile de donner une définition. J’en prendrai une : le sacré comme le nom de ce qui appartient à un domaine interdit ou inviolable. Inaccessible aux profanes par définition. Il n’est pas nécessairement religieux comme l’indique cette définition. Une des intervenantes, Mme Aïssata Ba l’a d’ailleurs exposé et argumenté à travers de multiples exemples tant en Afrique de l’Ouest qu’au Mali, à propos de l’excision. Mutilation sexuelle imposée aux femmes par quelques traditions bien antérieures aux religions contemporaines.
Mais il est vrai que le plus souvent le sacré est religieux et il tend à envahir la sphère publique en imposant ses pratiques et ses interdits.

Ainsi des thèmes ont été abordés comme la répression du blasphème et de l’apostasie. Ce qui signifie que, dès lors qu’il existe, le sacré coexiste toujours avec la loi civile à moins qu’il ne nie la loi civile et qu’il ne tende à s’imposer à la société toute entière. Mais dès lors aucune liberté ne peut plus être garantie.
Je me permettrai de citer l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui affirme : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ».
Or c’est bien de cela dont il était question tant en Mauritanie par exemple, qu’en Tunisie dans l’autre sens à la suite du processus ouvert par la révolution.

D.G. : Wafa quelque chose à ajouter sur ces questions ?

W.T. : Beaucoup de choses mais le temps nous manquerait ! Michel a raison, ce colloque international a pu permettre de mettre en exergue à la fois des ressemblances entre les différents Etats mais également des dissemblances.
Les ressemblances ont les a trouvées notamment dans le texte constitutionnel tunisien, que l’on a eu l’occasion de discuter, sur la place du sacré. Le mot « sacré » est présent dans cette constitution. On a pu discuter sur cette signification juridique, constitutionnelle du mot « sacré » dans la constitution tunisienne, bien qu’en l’absence encore aujourd’hui d’une Cour Constitutionnelle on ne sache pas vraiment sur le plan strictement juridique ce que cette présence du mot « sacré » à l’article 6 précisément, recèle.
En revanche, ce que l’on a pu constater, et notamment lorsque le Docteur Geneviève Koubi a établi une distinction entre les règles juridiques et les croyances religieuses, que le mot « sacré » lorsqu’il été présent dans des textes juridiques et dans différents pays, n’était pas forcément directement lié à la notion même de religion. C’est par des interprétations ou par son incorporation dans des lois inférieures, que l’association Loi/Sacré/Religion était opérée.
Comme Michel l’a rappelé, il était très intéressant de comparer la notion de blasphème en Grèce par exemple, ou encore la question de la législation relative au droit des femmes en Pologne qui a été traitée par Wanda Nowicka.

D.G. : On rentre vraiment dans la définition des mots choisis pour l’intitulé du colloque et dans ce que l’on peut avoir comme a priori et comme préjugés.
La question n’est-elle pas de savoir comment l’un ne doit pas primer sur l’autre d’une part, et en même temps comment la loi, car c’est le cadre légal, délimite les sphères d’application de ce « sacré » qu’il soit issu ou non de la religion comme vous l’avez rappelé ?
Cela rappelle beaucoup ce que nous nous connaissons sous une certaine forme avec la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, ou encore le Mur de Séparation aux Etats-Unis.
Comment bien saisir cette délimitation ?

M.G. : Je vais prendre l’exemple, très modestement, de la communication que j’ai présentée au colloque, qui portait sur la discussion parlementaire de 1905 et comment les échanges entre Aristide Briand, le rapporteur, et les députés avait évolué au cours de cette discussion.
Jusqu’à obtenir une loi sous le régime de laquelle nous vivons encore, mais une loi qui avait élargi son adhésion à une très importante majorité de la société et des députés. C’est d’ailleurs pour ça que sa longévité a été assurée. Cette loi est une loi qui délimite bien les choses dans la mesure où elle définit une laïcité institutionnelle tout en garantissant la liberté des cultes. C’est-à-dire la liberté pour telle ou telle catégorie de personnes, de dire que telles ou telles pratiques sont sacrées. A condition que cela n’empiète pas sur le domaine de la vie publique, de la vie civile.
Plusieurs des intervenants ont souligné leur expérience en ce domaine et ça été intéressant. On avait été amené à écarter gentiment des Français de France, qui souhaitaient dire tous ce qu’ils pensaient éventuellement ou ce qu’ils pensaient de la situation religieuse en Tunisie. On leur a dit « désolé notre souci n’est pas celui-là ». Cela a été très profitable, y compris pour les tunisiens, puisque lorsque Stratos Kalaitzis ou Théophano Papazissi ont montré …

D.G. : Rappelle qui ils sont.

M.G. : Stratos Kalaitzis est un médecin grec, membre de l’AILP et qui anime le groupe « Les Amis d’Hypathie » adhérent à l’AILP.
Théophano Papazissi est l’ancienne doyenne de la faculté de droit de Thessalonique. Elle nous a fait un exposé sur comment aujourd’hui la sharia qui est officiellement reconnue en Thrace, province grecque, laisse place petit à petit à travers les réformes de la loi civile à une possibilité pour les femmes d’origine musulmane de Thrace, d’accéder à l’égalité dans l’héritage par exemple. Et d’accéder à des conditions de divorce qui respectent leurs droits de femme.
Cela a été ressenti comme très intéressant par les tunisiens et tunisiennes présents. L’assemblée, assez nombreuse, était composée assez largement d’étudiantes, étudiants, et femmes militantes tunisiens.
De même que la question de la Pologne a été ressentie comme extrêmement intéressante parce que cela a montré que rien n’est irréversible dans ce domaine et que les reculs considérables imposés par le cléricalisme en Pologne fait que les femmes polonaises et leurs soutiens, sont vent debout contre les régressions qui leur sont imposées.
C’est ça la laïcité institutionnelle. Ça nécessite le mouvement des peuples.

W.T. : Tout à fait.

DG. : Il y a un fond social en fait.

W.T. : Ce qu’il ne faut absolument pas perdre de vue, et vous l’avez rappelé merci, c’est que l’Institut de Recherche sur les Mondes Méditerranéens et Africains (IRMMA), que j’ai le plaisir de diriger, a eu pour soucis de véritablement distinguer les différents niveaux de langage. Lorsqu’on a dit tout à l’heure que le « sacré » ce n’est pas forcément la religion, on a étudié dans le cadre l’Institut toutes les constitutions des pays africains, et il est apparu clairement que lorsque le mot « sacré » apparaissait textuellement il ne visait aucun caractère religieux. Soit les biens publics sont sacrés, soit la vie humaine est sacrée etc.

D.G. : Il y a un caractère de souveraineté.

W.T. : Complétement. Et puis si je peux me permettre, un terme « sacré » un peu « laïcisé ».
Ce que l’on a pu constater en Tunisie c’est un retour en force du religieux mais un retour en force présent en Pologne, dans d’autres pays européens, dans des pays africains. Donc c’est un retour en force du religieux mais surtout d’une interprétation juridique qui veut associer la notion de sacré forcément au caractère religieux. Ce qui n’est pas le cas dans tous les textes.

D.G. : Est-ce que les actes du colloque sont amenés à être publiés ? Quelles sont les perspectives de recherches que ce colloque a ouvert ?

W.T. : Nous sommes en train de recueillir les contributions écrites. Comme vous le savez après une intervention orale il faut retravailler l’écrit !

D.G. : Ce qui est peut-être le plus difficile dans un colloque !

W.T. : Quant aux perspectives de recherches elles sont déjà en cours puisqu’une sorte de colloque de retour est envisagé à Paris II au premier semestre 2019.
Michel a évoqué notre collègue grecque, le Dr Théophano Papazissi, professeur de droit privé, avec qui nous allons travailler en vue d’une conférence à la Sorbonne : regards croisés Afrique / Europe sur les droits des femmes et qui va également nous aider à organiser pour le second semestre 2019 un autre colloque international dont le thème est en train d’être travaillé au sein de l’IRMMA.

D.G. : Les actes vont dont être publiés ?

W.T. : Oui tout à fait.

D.G. : Vous Dr. Tamzini vous avez des publications. A été publié en janvier dernier un ouvrage collectif que vous avez coordonné et auquel vous avez participé : « Lecture critique du code des relations entre le public et l’administration ».

Avez-vous des perspectives au sein de l’AILP et de l’IRMMA ?

M.G. : Dans la salle, ou à la tribune, il y avait tous les acteurs des projets de loi tunisiens en cours pour réaliser l’égalité homme/femme quelle que soit la loi religieuse par ailleurs.
De la même façon en France aujourd’hui il y a une perspective pour l’AILP, c’est la défense de la loi de 1905 et les rassemblements que la Libre Pensée organise les 8 et 9 décembre prochains.
Je crois que les deux sont intimement liés. En Tunisie se sont les manifestations des femmes qui ont permis à la loi d’exister et de la même façon se sont les manifestations qui permettront à la loi de 1905 de perdurer.

D.G. : Effectivement les 8 et 9 décembre la Libre Pensée invite les citoyens laïques à se rassembler pour dire « Ne touchez pas à la loi de 1905 ».
Je vous remercie.