Christophe Bitaud, Vice-Président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée, accueille Quentin Dauphiné, représentant du courant « Emancipation ».
Quentin bonjour. Peux-tu nous expliquer brièvement ce qu’est « Emancipation » ?
Quentin Dauphiné : Bonjour. « Emancipation » est une tendance syndicaliste composée de militantes et militants qui sont pour la lutte de classe, pour l’expropriation des grands moyens de production et d’échanges… et bien entendu pour la laïcité. Ce terme même d’émancipation est une référence au syndicalisme enseignant des origines, puisque la première organisation enseignante en 1906 se dote d’une revue interne dont le nom est « Emancipation ». C’est donc une manière de se rattacher à cet héritage syndical.
C.B. : Merci pour cette précision historique. Les 21 et 22 septembre 2020 se tiendra le 8ème congrès mondial de l’Association Internationale de la Libre Pensée à Madrid en Espagne. Le thème central sera « Ecole laïque et laïcité de l’enseignement ». Nous comptons donc inviter les associations de libre pensée, athées, humanistes, laïques, les obédiences maçonniques et les organisations syndicales à y participer et y intervenir pour faire part de leur point de vue sur ce thème.
Ma première question sera très simple : Emancipation participera-t-elle à ce congrès mondial ?
Q.D. : Oui dans la mesure de ses possibilités, et pour deux raisons essentielles. D’abord car l’internationalisme est une dimension indispensable pour affronter toute une série de problèmes fondamentaux qui se posent à l’humanité. Deuxièmement, ce type d’initiative a toute sa pertinence en particuliers en matière de laïcité. Je vais expliquer un peu. Elle permet de rappeler que la laïcité n’est pas une spécificité française, n’est pas uniquement le produit de circonstances politiques particulières dans un pays donné. La laïcité et son corollaire la laïcisation des institutions, c’est un processus historique qui prend corps dans beaucoup de pays et qui accompagne d’une manière générale tout mouvement d’émancipation politique et sociale.
Et je signalerai que, de mon point de vue, une telle initiative a une pertinence pour une troisième raison : elle permet de voir très concrètement qui sont les menaces et les ennemis de la laïcité. Dans les pays capitalistes développés et riches, comme la France, ce ne sont pas les immigrés présumés musulmans qui sont une menace pour la laïcité. Ce sont plutôt des forces réactionnaires de droite ou d’extrême-droite, parfois liées à l’Eglise catholique directement, qui en plus de défendre le capitalisme sont souvent imprégnées d’idéologies cléricales, de sexisme, d’homophobie… et de ce point de vue, se décentrer un peu du contexte franco-français permet de s’en apercevoir très facilement. Je crois que c’est utile dans un contexte où en France ces mêmes forces, qui savent que la laïcité est un principe auquel la population est attachée, essaient d’instrumentaliser ce concept pour promouvoir en réalité leur marchandise idéologique un peu avariée fondée sur le racisme et la xénophobie.
C.B. : la Libre Pensée est très attachée à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, au principe juridique de laïcité tel qu’il fut défini par la loi du 9 décembre 1905. Aujourd’hui, alors que le Président Macron a déclaré le 9 avril 2018 devant la Conférence des évêques de France qu’il fallait réparer le lien entre l’Eglise catholique et l’Etat, la Libre Pensée estime que rien n’est jamais acquis et se tient prête à se mobiliser contre toute remise en cause de la loi de 1905.
Quel est ton point de vue sur cette question ?
Q.D. : Je partirai d’un constat que tout le monde peut faire aujourd’hui, à savoir que la politique de Macron c’est de démanteler l’ensemble des conquêtes sociales et démocratiques de ce pays de manière brutale. J’en profiterai en passant pour saluer mes collègues et camarades des écoles et établissements du centre Var (puisque je travaille dans le centre Var), qui sont réunis en ce moment même en assemblée générale pour préparer les suites de la lutte pour le retrait de la réforme des retraites. J’en profite aussi pour saluer les mobilisations des personnels de Radio France sur le même sujet.
Pour revenir directement à ta question, dans la mesure où la laïcité institutionnelle, c’est-à-dire la loi du 9 décembre 1905, est un acquis démocratique il est assez logique que ce pouvoir cherche à la démanteler. Et comme tu l’indiques, de ce point de vue-là « rien n’est jamais acquis ». L’année dernière le gouvernement avait déjà préparé le terrain à une modification – en fait à une dénaturation – de la loi de 1905. Il semblerait que ce pouvoir, cette année, remette le couvert et n’ait pas abandonné le projet. Les récentes déclarations sur le « séparatisme islamiste » s’inscrivent dans cette perspective, puisqu’il s’agit pour lui de développer une logique concordataire, d’organiser la tutelle de l’Etat sur le culte musulman sous couvert de l’organiser… c’est-à-dire légitimer une surveillance policière et étatique d’une population pointée du doigt. Je ne fais pas de procès d’intention puisqu’il y a quelques jours la Libre Pensée a été reçue par le Ministre de l’Intérieur.
C.B. : Absolument.
Q.D. : Des propositions très concrètes ont été présentées par le ministère, et certaines d’entre elles nécessiteraient visiblement une modification de la loi. Pour répondre à ta question : oui en effet le mouvement ouvrier démocratique devra se rassembler dans l’unité pour agir contre toute modification de la loi de 1905, sous des formes à définir (par exemple une manifestation nationale).
C.B. : Du point de vue de la Libre Pensée, la laïcité de l’école est tout aussi essentielle que la laïcité de l’Etat. La Libre Pensée continue à se battre pour l’abrogation de la loi Debré qui autorise le financement par l’Etat des écoles privées à 97% catholiques !
Le slogan « A école publique, fonds publiques – A école privée, fonds privés » conserve à nos yeux toute son actualité. D’aucuns pensent que c’est un combat d’arrière-garde. Que penses tu de ce slogan et de cette revendication ?
Q.D. : Cette question est en effet majeure. C’est-à-dire qu’il s’agit bien sûr de se mobiliser contre toute nouvelle atteinte à la laïcité institutionnelle, en même temps la situation actuelle n’est pas totalement satisfaisante. Et en particulier, la loi Debré qui organise ce financement de l’enseignement privé est un contournement majeur de la loi de 1905 dans le domaine scolaire : l’Etat finance un réseau scolaire concurrent du réseau scolaire public. Donc la revendication « Fonds publics pour l’école publique, fonds privés pour l’école privée » est absolument indispensable. Rappelons qu’aujourd’hui les subventions de l’enseignement privé représentent plus de 7 milliards dans le budget de l’éducation nationale.
Je dirais qu’il faudrait peut-être approfondir un peu le sujet dans la mesure où de mon point de vue l’enseignement privé confessionnel, à 97% catholique comme tu le signalais, joue un rôle social négatif de plusieurs points de vue. D’abord pour la jeunesse : les écoles privées sont sous la tutelle du secrétariat général de l’enseignement catholique, il ne s’agit donc pas d’un enseignement neutre mais d’un enseignement au service d’une œuvre pastorale. C’est-à-dire d’une conquête ou reconquête des esprits et d’une œuvre d’évangélisation. Et donc, c’est finalement une tautologie, l’enseignement catholique est un enseignement au service du catholicisme. Cela est d’ailleurs dit, ils ne s’en cachent pas à l’occasion. Par exemple lors des débats sur le « mariage pour tous ». La « Manif pour tous » qui entendait s’y opposer, était d’ailleurs largement financée, organisée par les réseaux de l’Eglise catholique. Le secrétaire général de l’Enseignement catholique ne s’est pas privé d’envoyer un courrier aux chefs d’établissements de l’enseignement privé pour les inciter « à prendre des initiatives dans ce contexte ». En d’autres termes à faire un travail de propagande politique et religieuse auprès des jeunes et des parents.
Je disais rôle social négatif, aussi du point de vue de l’organisation d’un « séparatisme social ». (je prends à dessein le terme « séparatisme »). Séparatisme social, dans la mesure où normalement le but de l’école est de favoriser les relations entre des jeunes qui n’auraient aucune raison de se croiser dans les circonstances de la vie courante, du fait de leurs diverses origines sociales ou culturelles. Avec un réseau d’enseignement privé on sépare les jeunes dès l’enfance, on reproduit de manière anticipée la séparation qu’ils connaitront plus tard du fait des différences de classes.
Troisième aspect : l’enseignement privé, par son existence, contribue à exacerber la concurrence entre établissements, y compris dans le public, sert de laboratoire pour transformer l’enseignement public selon des méthodes managériales.
Pour conclure sur cette question, et là j’aurai une nuance avec la Libre Pensée, je dirai qu’il en va de l’institution scolaire comme des services publics en général. C’est-à-dire que sa dénaturation aujourd’hui prend la forme de la mise en concurrence avec un secteur privé, et donc d’une privatisation rampante. Et c’est pourquoi ce qu’on nomme le dualisme scolaire, ces deux réseaux concurrents d’enseignement, de mon point de vue, n’a pas lieu d’être. Et de même que nous sommes favorables, à Emancipation, au retour au monopole du service public pour les services publics partiellement privatisés et mis en concurrence, comme La Poste et bientôt la SNCF… nous sommes pour le monopole du service public d’éducation et donc la fin du dualisme scolaire. Nous sommes partisans de ce que l’on appelle la « nationalisation laïque » de l’enseignement privé sous contrat, qui est une vieille revendication du syndicalisme enseignant et notamment du CNAL (Comité National d’Action Laïque).
C.B. : Tu as parlé tout à l’heure des différentes classes sociales qui pouvaient se retrouver au sein de l’école publique. Tu as précisé que ton courant « Emancipation » militait pour l’abolition du capitalisme, cela m’amène à te poser une question assez brève : Si l’idéologie dominante est toujours l’idéologie de la classe dominante, peut-on construire un enseignement libérateur sans émancipation sociale et économique ? Ou autrement dit peut-il y avoir une pédagogie libératrice, émancipatrice sans même qu’il y ait une révolution politique ?
Q.D. : en effet c’est un vieux débat dans le syndicalisme enseignant et dans les courants révolutionnaires ! De mon point de vue un enseignement libérateur ne peut être lié effectivement qu’à une perspective globale d’émancipation sociale et économique. Mais cela ne signifie pas qu’il faille attendre la révolution pure, l’émancipation sociale et économique intégrale pour construire un enseignement émancipateur. C’est-à-dire que l’enseignement émancipateur peut se mettre en place dès maintenant. Il est évident que l’émancipation de l’individu ne passe pas seulement par l’école, mais que l’école peut y contribuer. Quand je dis qu’il peut se mettre en place dès maintenant cela implique que les pratiques pédagogiques ne sont pas neutres : elles reflètent une certaine conception des rapports sociaux. Et ces mêmes pratiques contribuent avec les savoirs, avec les contenus, à la constitution de repères, de grilles d’analyses dont le jeune, devenu adulte, pourra ensuite s’emparer soit pour se les approprier, les faire siennes, soit pour les abandonner en tout ou partie, soit pour les critiquer… et ainsi devenir un citoyen libre, capable de contribuer à la transformation de la société et du monde.
C.B. : Ce que tu viens de développer m’amène à élargir un petit peu la discussion.
Je voudrais citer Francisco Ferrer. C’était un libre penseur, un libertaire, un franc-maçon et il parlait ainsi de son enseignement, puisqu’il a été à l’origine d’un enseignement laïque en Espagne et plus particulièrement à Barcelone :
« Notre enseignement n’accepte ni les dogmes, ni les usages, car ce sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale. Nous ne répandons que les solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison et des vérités vérifiées par des preuves certaines. L’objet de notre enseignement est que le cerveau de l’individu doit être l’instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illuminent chaque intelligence, de sorte que, mises en pratiques elles puissent donner le bonheur à l’humanité sans exclusion, pour personne, par privilège odieux. »
Qu’est-ce pour vous que l’école laïque ? Et pensez-vous, à l’instar de Francisco Ferrer que la laïcité soit l’émancipation pleine et entière de l’enseignement ?
Q.D. : Oui d’une certaine façon. C’est-à-dire que l’école laïque est indispensable pour protéger de tout endoctrinement, puisque l’école laïque est une école séparée de toute religion. C’est une école qui est aussi indépendante de tout dogme, bien sûr religieux mais aussi philosophique, politique, étatique et cela signifie que les dogmes et idéologies ne sont pas niés mais sont pris comme des objets d’étude. C’est-à-dire des éléments, des réalités qui doivent être passés au crible d’une méthode critique, d’une méthode rationnelle d’analyse, éventuellement être critiqués en connaissance de cause.
De ce point de vue, la laïcité, en tant que séparation des Eglises et de l’Etat et en tant que respect des opinions de toutes natures qu’elles soient religieuses, philosophiques ou politiques, c’est un cadre indispensable, une condition nécessaire à l’émancipation pleine et entière de l’enseignement comme tu le dis.
Un enseignement émancipateur, cela passe aussi, et de manière assez incontournable, par des contenus, des programmes, des champs disciplinaires, des méthodes et pratiques pédagogiques… et bien entendu la question de l’apprentissage progressif de la démocratie par le jeune.
C.B : Nous arrivons bientôt au terme de cette émission. Je vais te poser une dernière question. N’oublions pas que notre rencontre à Madrid sera une rencontre internationale, un congrès mondial. La laïcité de l’école est-elle un modèle unique ou divers à travers le monde, à travers les peuples et les cultures ?
Q.D. : Plutôt que de modèle unique je dirais que la laïcité de l’école devrait être un principe universel. Pourquoi universel ? Parce que tout être humain, au-delà bien sûr des différences entre peuples, entre cultures, entre histoires, doit avoir droit à l’émancipation de sa personne, à l’émancipation intellectuelle, à l’autonomie de sa pensée et au développement de l’esprit critique. Cela dit, on ne peut pas non plus faire de la laïcité un dogme et je pense que de ce point de vue on revient au point de départ, à la loi de 1905 : c’est un principe d’organisation des pouvoirs publics, ce ne sont pas des valeurs culturelles ou religieuses particularistes. C’est un principe général d’organisation des pouvoirs publics qui a une valeur universelle.
C.B. : Quentin je te remercie. Nous prolongerons ce débat je l’espère ensemble à Madrid avec d’autres intervenants. A ce sujet le mois prochain sera un représentant de la Fédération de l’Education Nationale de la CGT.
Chers auditeurs je vous remercie.