Place Beauvau, le 19 novembre 2020 Entrevue avec madame la ministre Marlène Schiappa

La Libre Pensée remercie madame la Ministre de réaliser cette entrevue.

Deux questions préalables sur ce qui nous a un peu étonné. Vous ne nous avez pas envoyé le projet de loi alors que ce projet de loi a été envoyé aux Présidents des chambres, à la presse, aux organisations cultuelles, religieuses, ainsi qu’aux Obédiences maçonniques. D’ailleurs je l’ai eu comme cela, par le représentant d’un culte qui me l’a fait passer.

Cela nous pose un problème parce que, déjà il y a deux ans avec M. Castaner, qui était le prédécesseur de M. Darmanin, cela s’était passé exactement de la même manière et nous avions indiqué que nous n’étions pas d’accord avec ce genre de chose. Il n’y a pas de différences des interlocuteurs à différents niveaux. Certains ont le projet, d’autres ne l’ont pas. Il se trouve que je l’ai eu par une religion, mais je ne comprends pas bien pourquoi cela ne nous a pas été envoyé. Parce que vous voulez nous demander notre sentiment sur un texte qui, en théorie, n’est pas en notre possession. C’est un peu particulier. C’est la première question que je voulais vous poser en préalable. Comme je l’ai lu et étudié, je vais vous dire ce que j’en pense comme cela on ne sera pas là pour rien.

Quelles sont les associations laïques que vous avez auditionnées ? Est-ce que vous pouvez nous le dire ? Mme la Ministre, je comprends bien qu’il y a une grande liste, mais il y a deux ans, nous avions eu un problème : la Ligue de l’Enseignement et la Ligue des Droits de l’Homme n’avaient pas été consultées. Or, le bloc historique qui a fait la loi de 1905 c’est la Libre Pensée, la Ligue de l’enseignement et la Ligue des droits de l’Homme. Nous avions d’ailleurs protesté, la deuxième fois où cela s’est produit, nous avons boycotté la réunion. Il y a des associations qui ne représentent strictement rien à part leur Président et qui sont auditionnées, mais la Ligue de l’Enseignement et la Ligue des Droits de l’Homme, ce n’est pas rien et elles ne le sont pas. Donc, ma question est : est-ce que vous allez les auditionner ?

Madame la ministre répond que oui, toutes les associations qui le souhaitent pourront aussi être entendues.

Cela nous satisfait, parce qu’il y a des associations comme l’UFAL, le CLR qui ne représentent absolument rien et qui sont systématiquement auditionnées et des organisations historiques comme la Ligue de l’Enseignement et la Ligue des Droits de l’Homme qui ont participé au débat de 1905 ne l’étaient pas. Cela nous semble un peu particulier comme démarche.

Nous vous remercions encore de nous avoir invités et de nous auditionner. Chacun prêche pour sa paroisse, mais on peut parfois avoir une vision un peu plus large.

Si vous voulez maintenant je peux vous dire assez succinctement ce que nous pensons du projet de loi que nous avons étudié.

Nous sommes très inquiets de ce projet de loi dont le titre et la vocation ont largement changé dans le temps puisqu’au point de départ, c’était un projet de loi contre le séparatisme, et cela est devenu un projet de loi pour renforcer la laïcité. Nous avons été quelque peu étonnés puisque, quand on a entendu le Président de la République, il avait expliqué dans son discours que le problème n’était pas la laïcité et ensuite il a dit qu’il fallait la renforcer. Il y a bien un rapport avec la laïcité, puisque je pense que la date du Conseil des Ministres du 9 décembre n’est pas sans rapport avec l’anniversaire de la loi de 1905 (ou alors, j’ai des problèmes de calendriers).

Donc cette loi nous pose un problème, parce qu’elle tend à remettre en cause ce que nous considérons être fondamental, c’est-à-dire la liberté de conscience qui fait partie, je ne vous apprends rien, du Bloc constitutionnel. Pourquoi cela remet-il en cause cette idée de liberté de conscience ? Parce que les conditions qui sont imposées, enfin qui sont proposées dans ce projet de loi — on verra bien — sont assez problématiques. On a l’impression que c’est une volonté de mélanger allègrement les dispositions de la loi de 1901 et les dispositions de la loi de 1905. Ce projet-là on le connait, il est daté historiquement, c’est le rapport Machelon qui avait été mis en œuvre par un précédent Président de la République qui s’appelle Nicolas Sarkozy. Nous, nous sommes très attachés à la distinction formelle et juridique et à la séparation entre la loi de 1901 et la loi de 1905.

La loi de 1901, c’est ce qui a fondé, on pourrait dire, la « sphère privée » juridiquement, qui garantit la liberté d’association, qui permet à n’importe qui pour n’importe quel objectif et n’importe comment, de faire ce qu’il entend. Ce qui est une des lois les plus libérales au bon sens du terme. Et la loi de 1905 n’a qu’une seule fonction qui est la Séparation des Églises et de l’État.

En mélangeant les deux dispositions, cela porte atteinte à ce principe de Séparation de la Sphère publique (loi de 1905) et de la sphère privée (loi de 1901). C’est un premier problème.

Par exemple (là aussi cela a évolué dans le temps) quand on dit : « On va imposer aux associations, pour obtenir une subvention publique, de décréter leur amour et leur respect des valeurs, et d’abord de la laïcité », ensuite cela a un peu changé, c’est devenu les « valeurs de la République », maintenant cela revient.

La question que nous posons c’est : est-ce qu’on a le droit dans ce pays — cela vous semblera un peu étonnant comme question — d’être contre la République, contre la démocratie et contre la laïcité ? Si la réponse est : il faut que toutes les associations se plient à ces valeurs, ipso facto cela va entraîner l’interdiction des organisations royalistes, anarchistes, de tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces valeurs. Par ailleurs, il faudrait définir — arriver à définir — ce que sont ces valeurs. Je cite cela souvent, car cela me semble important : en 1956, en Pologne, quand le peuple polonais s’est révolté contre la dictature stalinienne, il y avait un fameux poème qui disait : « Qu’est-ce que le socialisme ? » Il décrivait tout ce que n’était pas le socialisme et il se terminait par : « Le socialisme ? C’est une bonne chose ». Est-ce que les valeurs de la République vont se limiter à cela, Est-ce une bonne chose ? Comment peut-on imposer des valeurs à des associations sans, au préalable, définir ces valeurs ? Et que deviennent les associations et les gens qui ne se reconnaissent pas dans ces valeurs ? Auront-ils toujours le droit de ne pas se reconnaitre dans ces valeurs ?

Vous connaissez la Libre Pensée, et vous savez que nous sommes partisans de la République, de la démocratie et de la laïcité, mais la liberté, c’est quand même la liberté de ceux qui pensent autrement. C’est une célèbre formule. Ceux qui pensent autrement ont le droit de l’exprimer. Cela nous pose un problème.

Dans les dispositions du projet de loi, on va forcer (ce sont les propres mots du Président de la République) les associations loi de 1901 musulmanes à passer dans le cadre de la loi de 1905. Nous, nous sommes plutôt favorables à ce que toutes les associations qui gèrent le culte soient dans le cadre de la loi de 1905. Peut-être pas d’ailleurs en les forçant. On voit dans le projet que le titre « associations cultuelles » sera décidé par le gouvernement et labellisé par le gouvernement pour une période de 5 ans. Et qu’à tout moment c’est l’État qui dira : « ceci, c’est cultuel ; cela, ce n’est pas cultuel ». Or, ce n’est jamais comme cela que ça a fonctionné. Ce sont les organisations du culte qui décident si elles s’inscrivent dans cette loi. Ce n’est pas le gouvernement qui labellise les associations cultuelles, sinon il organise les cultes, ce qui est contraire à la loi de 1905. En tout cas jusqu’à présent. Cette labellisation des nouvelles associations cultuelles qui sera le produit de la pression du gouvernement sur les associations loi de 1901 musulmanes ne sera valable que 5 ans. Et tous les 5 ans, il faudra donc refaire une demande, une ré-étude pour savoir si ces associations sont cultuelles. Ce n’est pas la loi de 1905. C’est une épée de Damoclès permanente sur les associations qui va nécessairement poser un problème.

Par ailleurs, de ce que j’ai compris du projet de loi, cette labellisation des associations cultuelles touchera les nouvelles associations cultuelles, celles qui vont se créer ou se constituer. Que va-t-il devenir des anciennes ? Est-ce que les anciennes seront aussi soumises à cette règle ou pas ? Si elles ne sont pas soumises à cette règle des 5 ans, il y aura donc deux types d’associations cultuelles dans ce pays : les anciennes et les nouvelles. Cela va nécessairement poser un problème juridique en termes d’égalité devant la loi. Cela nous semble extrêmement préjudiciable.

De plus, on apprend dans ce projet de loi que vous avez repris l’article 38 de la loi dite de confiance qui avait été repoussé par le Parlement. C’est le fait que les associations cultuelles puissent avoir le droit d’avoir un patrimoine immobilier et mobilier, de le gérer, d’en tirer des bénéfices, et de verser ces bénéfices à n’importe quelle association proche de ces associations cultuelles. Cela pose un problème de fond : la loi de Séparation, c’est le non-financement des cultes par les fonds publics. Ce n’est pas : comment le gouvernement, l’État, le pouvoir, la loi permettent aux associations cultuelles de se faire des finances. Cela pose un certain nombre de problèmes, cela avait été débouté par le Parlement, cela risque, là aussi peut-être de poser un certain nombre de problèmes.

D’autres problèmes se trouvent posés. Par exemple, nous avons appris qu’il va se constituer certainement un Conseil national des imams sous la houlette du Conseil français du Culte musulman. Le CFCM va habiliter les imams : « lui c’est un imam, lui ce n’est pas un imam… ». Cela peut se comprendre et ne nous pose pas de problème. Parce qu’à ce moment-là, ce sont les religions, les cultes, les fidèles qui vont déterminer cela. Tout comme c’est le Vatican, l’Église de France qui détermine qui est prêtre et qui ne l’est pas. C’est assez logique et ne nous pose pas de problème. Mais ce qui nous pose un problème, et c’est la question qu’on souhaite vous poser : si quelqu’un se présente comme un imam qui n’est pas habilité, que va-t-il se passer ? Va-t-il être poursuivi juridiquement pour « exercice illégal d’une profession » ? Ma question en sous-tend une autre. À mon avis, cela n’est jamais arrivé, mais : si c’est le culte qui détermine qui est un de ses « pasteurs », de ses « ministres », est-ce que, lorsque quelqu’un va se proclamer « prêtre » d’une religion sans l’aval d’une autre religion « établie », va-t-il être poursuivi aussi ? Parce que là aussi cela risque de poser un problème, d’où inégalité.

Une autre question que nous voudrions aborder, c’est la proposition d’étendre les conditions sur la neutralité religieuse des salariés dans les entreprises privées au nom du fait que ces entreprises auraient un contrat avec le service public. Cela nous étonne un peu, parce que par exemple, moi je suis salarié dans une CPAM, je suis donc dans une entreprise de droit privé régie par une Convention collective exerçant une mission de service public. En conséquence en tant que tel, je suis — cela m’arrange — contraint à la neutralité. Toutes les entreprises privées qui exercent une mission de service public doivent faire respecter la neutralité à leurs salariés. Donc, on ne voit pas pourquoi ce serait réaffirmé. De plus, que veut dire un contrat ? Par exemple, une collectivité territoriale décide de refaire le goudron d’une route. Est-ce qu’on va imposer aux salariés qui travaillent sur le bitume de respecter la neutralité religieuse ? On pourrait le penser en lisant le projet de loi. Idem pour la restauration et sur toute une série de choses. Pourquoi, dans le projet de loi, il n’est pas indiqué que cette extension de la neutralité s’impose à toute association qui serait délégataire du service public ? Cela ne figure pas dans la loi. S’il est marqué que la neutralité s’impose à toutes les associations, à toutes les entreprises qui sont délégataires du service public, cela ne nous poserait aucun problème.

Il y a donc des choses qui nous semblent un peu contradictoires.

Par ailleurs, allez-vous réformer le Code du travail ? Puisque dans l’article L.1121-1 du Code du travail, il est indiqué, je vous le cite : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » Si on impose à toutes les entreprises qui travaillent plus ou moins directement ou indirectement avec le service public, la question de la neutralité religieuse, l’article du Code du travail tel qu’il existe actuellement est en contradiction avec cela. C’est donc une autre question.

Autre question qui nous pose aussi problème et qui touche la question de l’enseignement. L’enseignement en France est organisé par les grandes lois de Jules Ferry de 1881, 1882, 1886. Il repose sur trois piliers : l’École publique laïque, l’enseignement privé et l’enseignement personnel. De ce que nous avons compris, on va quasiment interdire l’enseignement personnel qui était garanti par la loi de 1882. Si on remet en cause l’organisation de l’enseignement en France, pourquoi n’iriez-vous pas jusqu’à abroger la loi Debré ? Y compris interdire l’enseignement privé tout court ? En tout cas, si déjà vous abrogiez la loi Debré, ce serait un pas important. Et quel est véritablement l’intérêt de remettre en cause l’enseignement personnel ? Il y a des contrôles qui se font. Ce n’est pas parce que vous instruisez votre enfant qu’il n’y a pas de contrôle. Et puis il y a un contrôle qui se fait immédiatement, ce sont les examens, puisque fort heureusement la République, qui a encore le monopole de la collation des grades, donne un moyen de contrôle.

Voilà donc pour ne pas être trop long, les questions que nous voulions vous poser.

Après les réponses de la Ministre et d’un de ses collaborateurs

Si j’ai bien compris ce qu’a dit votre collaborateur sur la question des rescrits fiscaux, le projet de loi prévoit que toutes les associations qui délivrent des reçus fiscaux seront contrôlées ou pourront être contrôlées. C’est bien cela ? Je vous souhaite bon courage ! Ce n’est pas quelque chose qui sera extrêmement populaire.

Sur la question des délégations de service, je comprends bien et c’est ma conception aussi : un organisme de droit privé qui exerce une délégation de service public doit être soumis aux principes de neutralité. Mais le projet de loi que nous avons ne parle pas de délégation de service public. Il parle des contrats et c’est d’ailleurs le premier article qu’on a dans ce projet de loi. Cela traite des contrats. Or, les contrats, ce n’est pas exactement pareil que les délégations de service public, c’est pour cela que nous posions cette question.

[Mme la Ministre indique que dans le projet actuel, ce n’est pas comme cela. Il n’y aura pas de modification du Code du Travail, les associations qui refusent la charte des valeurs pourront continuer à exister, mais il sera interdit de leur verser des subventions sur fonds publics.]

Dans celui que j’ai et qui a été envoyé aux cultes, dans la première page du projet de loi, c’est ainsi.

Vous dites que ce n’est pas à l’État d’organiser les cultes, nous pouvons être d’accord là-dessus, sauf que c’est l’État qui va labelliser les associations cultuelles, c’est donc bien une interférence. Donc, nous aimerions bien, plus tard, discuter de cela.
Si j’ai bien compris, la liberté d’association sera respectée, donc ceux qui ne partagent pas les valeurs définies de la République et de la laïcité pourront continuer, mais ils n’auront pas le droit d’avoir des subventions publiques. Ce qui va créer, vous n’y pouvez rien, un problème d’inégalité.

D’autre part, on ne pourra pas s’empêcher de penser, c’est le cas pour la Libre Pensée, que c’est la mise en place d’une idéologie d’État. Et cela pose un problème. Puisqu’on va définir des valeurs qui correspondent à l’État. Ceux qui ne sont pas d’accord n’auront pas le droit de toucher des subventions publiques. C’est donc une inégalité et c’est la mise en place d’une idéologie d’État.

Dernière chose : sur la question de la présence des associations, je comprends tout à fait ce que vous indiquez et d’ailleurs ce serait étonnant que vous indiquiez le contraire, ce n’est pas à vous de juger la valeur des associations. Je dis ceci pour soulever un problème : si vous recevez toutes les associations et que vous ne recevez pas la Ligue des Droits de l’Homme et la Ligue de l’Enseignement, vous avez un jugement de valeur sur ces organisations. Que vous n’avez pas sur d’autres. Que vous disiez : on traite tout le monde à égalité, ce n’est pas contestable. Mais si vous ne traitez pas tout le monde à égalité dans cette affaire, notamment les organisations historiques qui représentent du monde, et un peu plus que d’autres, cela poserait un problème de démocratie.

Christian Eyschen, Secrétaire général de la Libre Pensée

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