Ecole laïque et laïcité de l’Enseignement

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France Cuture, 12 décembre 2021

Interview de Paul Devin par Christophe Bitaud

Chères auditrices, chers auditeurs bonjour.

Au micro, Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

Le 23 avril 2022, se tiendra le huitième congrès mondial de l’Association Internationale de la Libre Pensée, à Madrid, en Espagne.

Le thème central sera « École laïque et laïcité dans l’enseignement ». Nous comptons inviter les associations de libre pensée, athées, humanistes, laïques, les obédiences maçonniques, et les organisations syndicales à y participer, y intervenir, pour faire part de leur point de vue sur ce thème.

C’est donc dans ce cadre que nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Paul Devin, syndicaliste FSU, inspecteur de l’Éducation Nationale, ancien secrétaire général du SNPI-FSU, Président de l’Institut de recherche de la FSU, pour parler avec lui de l’école et de la laïcité.

 

Christophe Bitaud : La Libre Pensée est très attachée à la séparation de l’Église et de l’État, au principe juridique de laïcité tel qu’il fut défini par la loi du 9 décembre 1905. Elle estime que rien n’est jamais acquis et se tient prête à se mobiliser contre toute remise en cause de la loi de 1905. L’article 3 des statuts de la FSU stipule notamment « La Fédération a pour objectif de promouvoir la laïcité dans tous ses aspects et toutes ses dimensions… ».  Quel est votre point de vue sur cette question ?

 

Paul Devin : La loi de 1905 définit clairement la finalité du principe laïc : c’est la garantie par la République de la liberté de conscience. C’est aussi le principe constitutionnel qui veut assurer l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leurs appartenances religieuses. Pour dire les choses simplement, c’est avoir le droit de croire ou de ne pas croire. C’est avoir le droit d’exercer un culte de son choix et cela à la seule réserve que cet exercice ne contrevienne pas à l’ordre public.

Ces principes nécessitent que l’État ne se mêle pas des questions religieuses, ne finance pas les Églises, n’en choisisse pas les responsables et assure la neutralité de ses services publics. L’État doit traiter tous ses citoyens et citoyennes de la même manière, indépendamment de leurs opinions, de leurs croyances. C’est cela la séparation des Églises et de l’État à laquelle nous sommes évidemment fortement attachés. Y renoncer serait mettre en cause l’égalité et la liberté de conscience. C’est pourquoi, il ne peut pas y avoir de démocratie véritable sans laïcité.

 

Christophe Bitaud : De notre point de vue, la laïcité de l’École est tout aussi essentielle que la laïcité de l’État. La Libre Pensée continue à se battre pour l’abrogation de la loi Debré qui autorise le financement par l’État des écoles privées, à 97% catholiques. Le slogan « À écoles publiques, fonds publics, à écoles privées, fonds privés » conserve à nos yeux toute son actualité. Qu’en pensez-vous ?

 

Paul Devin : La FSU n’a pas changé de position sur le sujet. Elle continue de demander l’abrogation des lois qui permettent le financement de l’école privée. Déjà parce que nous voulons que le financement public serve le financement du service public. Il en va de l’intérêt général.

Mais c’est aussi la volonté de lutter contre les inégalités qui sont renforcées par la diminution de la mixité scolaire due à l’existence de l’enseignement privé. Et les politiques libérales ne cessent de renforcer ces écarts, par exemple encore récemment avec la scolarisation à 3 ans ou avec l’attribution à l’école privée de subventionnements réservés à l’Education prioritaire. Il y a une véritable hypocrisie dans la coexistence d’une expression néolibérale égalitaire qui affirme son attachement à la réussite des élèves et le maintien d’une politique de financement de l’école privée qui organise un entre-soi sociologique et va parfois, dans les quartiers populaires jusqu’à ghettoïser l’école publique. Un enjeu majeur de la suppression du financement public des écoles privées, c’est donc la fin des ségrégations sociologiques qu’il permet, aux dépens des classes populaires.

 

Christophe Bitaud : Quel regard portez-vous sur la campagne de communication sur la laïcité lancée par le ministère de l’Éducation nationale en cette rentrée scolaire de septembre 2021 ?

 

Paul Devin : Le problème essentiel de cette campagne est qu’elle enferme la question laïque dans des caractérisations essentialisantes et stéréotypées. Pour dire les choses directement, cette campagne est loin de lutter contre les stigmatisations qui laissent croire qu’aujourd’hui que les atteintes à la laïcité seraient inscrites dans les principes de la religion musulmane. Au contraire elle risquait de les renforcer… heureusement, elle n’a pas duré longtemps !

Mais au-delà, c’est la centration sur les thèmes du « vivre ensemble » qui pose problème. Bien sûr nous voulons une école où il est possible de vivre fraternellement, indépendamment de toute considération ségrégative de race, d’origine, de genre mais la laïcité ne peut pas se réduire à la seule affirmation de ce « vivre ensemble » surtout lorsqu’elle se traduit par des images, sans doute sympathiques mais incapables de rendre compte de la réalité sociale. Ce qui fonde la tolérance, la liberté de conscience, l’acceptation des diversités doit être un choix politique pas seulement le fait de relations interindividuelles sympathiques. La transmission des valeurs démocratiques ne peut pas être confondue avec une simple aspiration bienveillante et harmonieuse de la vie sociale…

 

Christophe Bitaud : Voici ce que disait Francisco Ferrer, libre penseur, libertaire, Franc-maçon, à propos de son enseignement : « Notre enseignement n’accepte ni les dogmes, ni les usages, car ce sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale (…) Nous ne répandons que des solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison, et des vérités confirmées par des preuves certaines. L’objet de notre enseignement est que le cerveau de l’individu doit être l’instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illumine chaque intelligence, de sorte que, mises en pratique, elles puissent donner le bonheur à l’Humanité, sans exclusion pour personne par privilège odieux. » Qu’est-ce pour vous que l’école laïque ? Pensez-vous, à l’instar de Ferrer que la laïcité soit l’émancipation pleine et entière de l’enseignement ?

 

Paul Devin : C’est ce que devrait être le projet de l’école au sein d’une république sociale et démocratique : construire un jugement raisonné, fondé sur l’esprit crique, sur les savoirs et la culture commune et qui permet à chacun d’exercer sa vie citoyenne et sociale de façon à la fois libre et responsable. C’est l’opposé d’un endoctrinement dogmatique, de l’exigence de rites, des apprentissages contraints, de la domination intellectuelle. C’est l’idée que l’école, par ses vertus émancipatrices, est capable de permettre à chacun, à chacune d’accéder à la raison, au jugement, au savoir et que c’est cela qui constitue la possibilité de garantir la liberté de conscience indépendamment de toute considération d’aptitude particulière.

Pouvoir exercer l’enseignement dans un cadre public qui garantit la liberté de conscience est essentiel pour permettre un enseignement émancipateur. Mais cela ne suffit pas … il faut aussi que le pouvoir politique renonce à instrumentaliser l’école au service de ses propres idéologies, voire des idées personnelles du ministre. La liberté pédagogique, comme les libertés académiques, doivent être les armes de cette indépendance nécessaire que notre histoire démocratique affirme depuis Condorcet. Malheureusement nous vivons une période très autoritariste face à laquelle les enseignantes et les enseignants peinent à réagir en revendiquant leurs libertés. Il ne s’agit évidemment pas de défendre une conception libertarienne du service public où chacun agirait à l’aune de ses desideratas personnels. Les impératifs de l’intérêt général s’y opposent. Pour autant, l’école démocratique doit retrouver les équilibres nécessaires entre droits et les obligations.

 

Christophe Bitaud : Le mouvement syndical s’est toujours prononcé pour la disparition du salariat et du patronat. Si l’idéologie dominante est toujours l’idéologie de la classe dominante, peut-on construire un enseignement libérateur sans émancipation sociale et économique ?

 

Paul Devin : La disparition du salariat et du patronat, c’est en tous cas ce qu’affirmait la charte d’Amiens pour fonder un syndicalisme de transformation sociale. Dans l’attente d’une société sans classes, nous percevons bien que l’école est l’objet des volontés de l’idéologie libérale dominante et tout particulièrement de sa volonté à maintenir une stratification sociale et ses visées élitistes. Mais Marx lui-même considérait que l’école, même dans les temps capitalistes, pouvait jouer un rôle émancipateur en visant une prise de conscience des inégalités, des injustices.

Cette prise de conscience ne contrevient pas aux obligations de neutralité. Buisson et Jaurès eux-mêmes le disaient : la neutralité n’exclut en rien le combat pour le respect de la souveraineté de la raison et pour les valeurs de liberté et d’égalité. Ne nous laissons pas enfermer dans les affirmations abusives de l’administration lorsqu’elle nous fait croire que la neutralité supposerait l’acceptation de l’idéologie dominante. Nous devons affirmer la différence entre une inadmissible propagande politique que nous refusons et les effets émancipateurs du savoir que nous défendons. L’école a bien pour mission la transmission des valeurs : qui pourrait prétendre transmettre la valeur d’égalité, qui est fondamentale à notre république sociale et démocratique, sans faire prendre conscience des inégalités, des discriminations, des injustices ? Et faire cela n’est pas contrevenir à la neutralité !

 

Christophe Bitaud : Les pédagogies émancipatrices, « L’école moderne » de Francisco Ferrer, « l’orphelinat de Cempuis » de Paul Robin, « La Ruche » de Sébastien Faure, pour ne prendre que quelques exemples parmi les plus célèbres, ont posé un certain nombre de questions. L’élève : disciple ou dominé ? Le maitre : dominateur ou éveilleur de conscience et dispensateur d’instruction ? L’école : lieu ouvert ou havre fermé ?… Ces sujets seront débattus lors du congrès mondial de Madrid, qu’en pensez-vous ?

 

Paul Devin : Nul doute que pour une école émancipatrice dont les finalités sont la liberté et l’égalité, l’élève ne peut être pensé comme un disciple qu’il faudrait dominer ! Les choix pédagogiques sont des choix politiques. La relation avec l’enseignant, la conception du savoir, la place de l’échange et du débat, la place de la coopération … tout cela est essentiel pour penser une école libératrice, capable d’éveiller les consciences et de fonder leur capacité à juger.

Bien sûr, il n’appartient pas à une organisation syndicale de faire des prescriptions méthodologiques et il y a de la place au sein de notre fédération à des visions diverses. Elles doivent néanmoins s’interroger sur la manière avec laquelle, elles sont favorables ou non à une démocratisation effective des savoirs, à un développement de l’esprit critique, de la capacité d’exercer un jugement raisonné.

Prenons un exemple, celui de l’apprentissage de la lecture. La centration de l’apprentissage sur la seule capacité à déchiffrer ne peut nous satisfaire parce qu’une vision émancipatrice de l’école doit permettre le développement de l’usage social des écrits qui est une condition de la liberté intellectuelle, de la découverte du monde et des autres. Nous ne pouvons pas accepter qu’on se contente pour les enfants des classes populaires de développer une compétence minimale, au prétexte qu’elle serait suffisante pour répondre aux besoins de l’employabilité…

 

Christophe Bitaud : La laïcité de l’École est-elle un modèle unique ou divers à travers le monde, les peuples et les cultures ?

 

Paul Devin : Force est de constater que la laïcité obéit à des traductions différentes suivant les pays et les cultures. Mais même au sein de notre pays, plusieurs conceptions s’opposent. Il y a un principe qui ne peut pas varier : celui qui exige que l’État garantisse la liberté de conscience et l’égalité sans considération des appartenances religieuses. Mais au-delà, la laïcité n’est pas un dogme, elle peut donc donner lieu à des exigences réglementaires qui évoluent parce qu’elles prennent en compte des réalités particulières, des contexte historiques.

Bien sûr nous défendons l’universalité des droits et cela suppose qu’elle soit affirmée en transcendant les cultures particulières mais cela ne doit pas nous faire ignorer la spécificité des discriminations de genre, de race, de classe. C’est pourquoi la laïcité doit donner lieu à la fois à une affirmation unique, celle de la liberté de conscience, et aussi à la possibilité de débats et de divergences. Nous devons défendre en même temps une laïcité intangible et tolérante. Intangible sur l’affirmation de la liberté de penser. Tolérante parce que notre monde est divers, parce que cette diversité est une réalité quoi qu’on veuille en dire. Il y aurait un paradoxe insupportable à défendre la liberté comme une vertu essentielle de la démocratie et, en même temps, à vouloir imposer un modèle fermé. Reconnaître la diversité n’implique pas d’accepter l’enfermement identitaire. A cette condition du refus identitaire, oui, la laïcité doit accepter la diversité !

 

Christophe Bitaud : Nous arrivons au terme de notre émission. Je voudrais faire part à nos auditeurs de la publication d’un livre dont, je crois, vous avez été le coordonnateur. C’est un ouvrage collectif qui s’intitule « La laïcité à l’école pour un apaisement nécessaire ». Nous avons vu dans nos échanges qu’effectivement l’apaisement semble pour le moins nécessaire actuellement.

Il a été publié aux Éditions de l’Atelier et j’en conseille vivement la lecture à nos auditeurs !

 

Paul Devin : Oui nous avons voulu faire ce livre parce qu’aujourd’hui beaucoup d’accusations sont adressées aux enseignants qui seraient, si l’on en croit ce que dit le ministre, nombreux à ne pas vouloir respecter les valeurs de la République ou nombreux à ne plus vouloir transmettre les principes de la laïcité. Or nous, nous faisons un tout autre constat et c’est ce dont témoignent les nombreux contributeurs et contributrices qui interviennent dans ce livre. Ils montrent comment, au quotidien de leur activité d’enseignement ils cherchent au contraire à construire les savoirs, les valeurs à ce que la liberté puisse s’inscrire aujourd’hui non pas seulement dans un énoncé théorique mais dans la réalité des vies quotidiennes des futurs citoyens et citoyennes que sont nos élèves d’aujourd’hui.

C’est un livre dans lequel écrivent à la fois des enseignants mais aussi des chercheurs qui cherchent à interroger les choses absolument pas dans une perspective d’affirmation dogmatique, mais qui par contre défend, comme le dit son titre, la volonté de vouloir aujourd’hui, inscrire la laïcité dans des perspectives apaisées qui sont celles encore une fois que réclame la loi de 1905. C’est-à-dire, avant tout, affirmer la liberté de conscience, affirmer la liberté de chacun de penser ce qu’il veut, mais vouloir faire que cette liberté s’inscrive dans la raison et dans la culture commune.

 

 

Christophe Bitaud : c’était la première émission dans le cadre de la préparation de ce congrès mondial. Nous allons donc recevoir au cours des deux prochaines émissions des militants syndicalistes d’autres organisations sur la même thématique.

Merci Paul Devin.

 

Rendez-vous le mois prochain avec Benjamin Amar, enseignant et responsable CGT.

 

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