Algérie : colonialisme, répression, indépendance … et aujourd’hui ?

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Chères auditrices, chers auditeurs bonjour.

Au Micro, Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

Pour parler aujourd’hui du sujet « Algérie : colonialisme, répression, indépendance … et aujourd’hui ? », j’ai le plaisir de recevoir Olivier Le Cour Grandmaison. Politologue français, spécialisé dans les questions de citoyenneté sous la Révolution française et dans les questions qui ont trait à l’histoire coloniale. Il est maître de conférences en science-politique à l’Université d’Evry-Val d’Essonne et enseigne au collège international de philosophie. Par ailleurs il est également membre du conseil de rédaction de la revue Droits, revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, du comité de rédaction des revues Lignes, Mouvements et Asylon(s) et de l’équipe éditoriale du réseau scientifique Terra.

Ma première question sera celle-ci : le 17 octobre était un bien sinistre anniversaire, celui des massacres du 17 octobre 1961. Mais avant de revenir sur cet épisode de la guerre d’Algérie j’aimerais que vous développiez, Olivier, ces quelques lignes que vous m’avez écrites il y a peu : « La guerre d’Algérie devrait plutôt être nommée la dernière guerre d’Algérie afin de rappeler ceci de très important : la torture, la déportation des civils, la destruction de villages et d’oasis, ne datent pas de cette époque. L’ensemble de ces techniques de guerre ont été mises en œuvre lors de la conquête et de la colonisation dès les années 1840 par les colonnes infernales de Bugeaud, avec l’approbation du pouvoir politique en métropole et celle de Tocqueville en particulier. »

Olivier Le Cour Grandmaison : Je crois qu’il est très important de récuser, si je puis dire, le syntagme « la guerre d’Algérie » dans la mesure où, employé au singulier, grand est le risque d’occulter le fait que cette guerre d’Algérie a certes était la dernière, celle qui débute le 1er novembre 1954 et s’achève le 19 mars 1962, mais a été précédée, lors de la conquête de l’Algérie [par le général Bugeaud, qui deviendra Maréchal], par des pratiques de guerres tout à fait particulières que je qualifie de guerres totales dans la mesure où elles débouchent sur l’effondrement de la distinction entre civils et militaires, et d’autre part sur l’effondrement des distinctions entre sanctuaires et champs de batailles. Avec à la clé des pratiques des guerres qui sont celles que vous avez citées : déportations de populations civiles, pratique de la torture, exécutions sommaires.

La hiérarchie militaire – je veux parler des officiers supérieurs et du pouvoir politique en métropole à partir du 1er novembre 1954 – se rappelle très bien ce qu’elle doit en termes de techniques militaires à Bugeaud puisqu’une promotion de l’École de Saint-Cyr va, en pleine guerre d’Algérie, porter le nom du général Bugeaud. C’est évidemment un hommage à celui qui est au fond perçu comme l’un des premiers théoriciens de ce que l’on pourrait appeler les techniques de guerres contre-révolutionnaires, dont la théorie va être renouvelée notamment à l’occasion de la guerre d’Algérie avec tout ce que cela implique du point de vue non pas simplement théorique mais pratique : le retour de la torture, du déplacement forcé des populations, de la destruction des villages et de la disparition forcée dont il faut rappeler qu’elle est désormais qualifiée de crime contre l’humanité à la suite de la mobilisation très importante d’un ancien magistrat, Louis Jouannet, qui a mené une bataille à la fois politique et juridique internationale pour faire reconnaître la disparition forcée comme crime contre l’humanité.

Donc il y a des guerres d’Algérie. Grand est le risque de la qualifier au singulier et ainsi de faire croire que ce type de pratiques ont été des exceptions. C’est en fait l’inverse qui est vrai.

Dès lors que les populations coloniales, les indigènes, comme on les a longtemps qualifiées, étaient perçus comme remettant en cause de façon très substantielle l’ordre colonial qui leur était imposé, ce pouvoir colonial a toujours réagi globalement par des guerres et par des massacres.

C’est le cas notamment lors de l’insurrection de Mokrani en 1871. Une insurrection qui a mis à mal l’autorité coloniale de façon extrêmement importante en Algérie. Les insurgés sont arrivés à près de 60 km d’Alger. Pour reconquérir la Kabylie, les autorités politiques comme les autorités militaires ont mené une véritable guerre de reconquête qui s’est traduite par de très nombreuses victimes et par la mise en place du principe et application du principe de la responsabilité collective qui a eu des conséquences financières, sociales absolument catastrophiques entre autres sur la petite paysannerie kabyle.

Rappelons qu’à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, et la chose est objectivée par un spécialiste de la démographie algérienne, que manquent au tableau, si je puis dire, plus d’un million d’indigènes. Ce déficit n’est pas uniquement la cause des guerres directes mais en partie la conséquence de ces méthodes de guerres très particulières.

A l’occasion de ce soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie il me paraît absolument indispensable de rappeler qu’encore une fois ce type de pratique militaire a depuis très longtemps était employé en Algérie mais aussi dans certains cas pour la conquête d’autres territoires coloniaux sous la IIIe République.

C.B. : C’est effectivement un rappel important. Revenons maintenant, si vous voulez bien, sur ce qui s’est passé le 17 octobre 1961.

O.LCG : Là encore le 17 octobre 1961 n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce qui provoque l’appel à rassemblement pacifique du FLN c’est un couvre-feu imposé par celui qui est le préfet de police de l’époque qui n’est autre que Maurice Papon. Couvre-feu dont il faut dire tout à fait tranquillement mais néanmoins précisément et fermement qu’il est un couvre-feu de type raciste, discriminatoire, puisqu’il n’est opposable qu’à ceux que l’on appelle à l’époque les Français musulmans d’Algérie. Autrement dit à une catégorie particulière de la population identifiée par des doubles caractéristiques : ethno-raciales et religieuses. Si vous êtes un Français dit « de souche » pour reprendre cette sinistre expression, vous n’êtes pas concerné par le dit couvre-feu. C’est pour protester contre ce couvre-feu que le FLN va appeler à des rassemblements.

Le bilan de ces rassemblements est entre 200 et 300 morts. Là encore contre une certaine mythologie nationale qui tendrait à faire croire le fait suivant : il y aurait eu d’un côté l’Algérie livrée par les politiques aux militaires et de l’autre une métropole qui serait restée toujours fidèle aux principes républicains. Il n’en est rien.

Lorsque Maurice Papon est nommé Préfet de police de Paris, il vient dans la capitale, entouré de ses hommes et avec des techniques de guerre contre-révolutionnaires qu’il a expérimentées à Constantine. Ces techniques sont là encore, la torture, les exécutions sommaires et la disparition forcée. Toutes techniques dont les contemporains, je pense en particulier à Paulette Péju, à François Maspero, et bien sûr à Pierre Vidal-Naquet, savent que ces techniques sont très communément employées en métropole.

A l’occasion du 17 octobre 1961 Maurice Papon va avoir « sa bataille de Paris » qui est au fond, nonobstant des différences très substantielles, l’équivalent de la bataille d’Alger dans la mesure où l’objectif qui est assigné à Maurice Papon c’est évidemment de tenir – dans tous les sens du terme – la capitale et d’empêcher toute démonstration de force du FLN, ces démonstrations de force étant perçues comme inacceptables par le pouvoir politique de l’époque. D’où ce terrible bilan et rappeler que là ces « Français musulmans d’Algérie » ont fait les frais de violences extraordinaires à leur endroit. Et plus précisément encore ces violences doivent être qualifiées de crimes d’État assurément, et encore une fois de crimes contre l’humanité dans la mesure où il est assez clair que Maurice Papon a agi avec l’aval de ses supérieurs, le ministre de l’Intérieur Roger Frey, le premier ministre Michel Debré et avec l’aval lointain du Général De Gaulle. Ces trois responsables politiques, non seulement, n’ont jamais désavoué les actions de Maurice Papon mais les ont immédiatement couvertes dans la mesure où c’est un grand classique des crimes d’État. En général ces crimes d’État précèdent des mensonges d’État destinés effectivement à minorer ce qui vient d’être perpétré. C’est exactement ce qu’il s’est passé à l’occasion du 17 octobre 1961 puisque la version officielle de ce qui n’est pas une répression mais un crime d’État a été environ moins d’une dizaine de morts. C’est la thèse qui a été très rapidement validée par le pouvoir de l’époque et diffusée par les médias aux ordres.

C.B. : Je crois effectivement qu’il est très important de caractériser très précisément ces actes et de parler de crimes d’État.

On dit souvent que lorsque l’on ignore l’histoire on est condamné à la revivre. Ne serait-ce pas ce qui nous arrive : la loi sur le séparatisme, propos tenus par cette campagne présidentielle – le célèbre « grand remplacement », accusations d’islamo-gauchisme qui fleurissent ici et là, et je crois que nous en avons été victimes – la Libre Pensée et vous-mêmes si je ne m’abuse – tout cela tend à prouver que le racisme contre une partie de la population française, musulmane ou supposée telle, est toujours d’actualité.

Qu’en pensez-vous ?

O.LCG : Ce qui est tout à fait frappant en effet dans la rhétorique islamophobe c’est son caractère parfaitement trivial si je puis dire. Cette trivialité produit des effets absolument catastrophiques.

Caractère parfaitement trivial parce qu’au fond les islamophobes contemporains sont les piteux ventriloques de discours qui à l’époque sont des discours savants et qui ont une influence très importante, qui émergent à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, dont l’une des grandes figures à l’origine de ces discours, qui va leur donner une importance très grande, n’est autre que celui qui est professeur au Collège de France : Ernest Renan

Dans un certain nombre de ses textes et de ses conférences il fait entendre ceci que la religion musulmane serait par essence une religion de guerre, toutes choses que l’on retrouve aujourd’hui dans les discours islamophobes, que la religion musulmane serait hostile au progrès des sciences et des techniques, hostile au libre usage de la raison, d’autres ajoutant que la religion musulmane serait particulièrement hostile à l’endroit des femmes.

Ce qui, relativement aux discours tenus par les hommes de la IIIème République ne manque pas d’un certain piquant ! Faut-il le rappeler, la IIIème République n’a pas seulement été une république impériale, elle n’a été aussi simplement une république raciale, elle n’a pas cessé d’être une république sexiste qui n’a jamais octroyé le droit de vote aux femmes.

Les discours contemporains islamophobes auxquels nous sommes confrontés ne font qu’actualiser, en s’appuyant sur une actualité qui est peut-être internationale et/ou nationale, toute une série de représentations très communes à l’endroit de l’islam avec, parce que ces représentations sont aussi des actes, dans certains cas, et des discours performatifs, vous avez cité la loi dite pour le renforcement des principes républicains dont il faut rappeler qu’à l’origine elle s’appelait loi contre le séparatisme, et j’imagine que les conseillers en communication de la présidence ont à un moment donné rappelé ceci : à désigner ainsi cette loi, grand était le risque qu’elle apparaisse pour ce qu’elle était, c’est-à-dire une loi islamophobe. D’où le changement de nom.

Les premiers effets de cette loi, et là c’est très pratique, sont des atteintes très substantielles portées à des droits et libertés fondamentaux, notamment la liberté d’association, avec en particulier la dissolution du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), validée par le Conseil d’État.

L’arrêt du Conseil d’État est tout à fait surprenant dans la mesure où le troisième considérant, après les considérations juridiques, fonde la légitimité de la dissolution de cette association non pas sur ce que les dirigeants de cette association ont fait mais sur les discours qu’ils ont tenu ou sur les discours qui leur sont imputés.

Il me semble que c’est une involution très substantielle des motifs de la dissolution dans la mesure où par le passé on a connu des dissolutions d’organisations politiques ou d’associations – c’est le même statut juridique, peu importe – qui étaient motivées non par des discours tenus ou des discours imputés, mais qui étaient motivées par des actes.

L’involution me paraît très spectaculaire car cette dissolution, encore une fois, est légitimée non pas pour des actes répréhensibles mais pour des discours réputés incompatibles avec les principes de la loi.

Effectivement, je pense que nous sommes en droit de considérer que cette loi n’est pas seulement portée par des représentations islamophobes, mais qu’elle est également liberticide.

J’en veux également pour preuve le fait qu’elle est assez couramment utilisée pour prononcer, là encore, la dissolution d’autres associations qui sont également condamnées non pas pour les actes de leurs dirigeants mais pour les discours qu’ils ont tenus ou pour ceux qui leur sont imputés.

On est en droit de considérer aussi que cette loi fonctionne, nonobstant les motivations et les arguments employés par ceux qui la défendent, pour imposer une forme de police de la pensée et de police du langage dans la mesure où ce qui a été reproché au CCIF c’est notamment la thèse selon laquelle la France serait confrontée à une islamophobie d’État.

On peut penser ce que l’on veut de l’accusation selon laquelle la France serait confrontée à une islamophobie d’État, on peut être pour, on peut être contre, en revanche il devrait être très clair que dans un régime démocratique et dans un régime qui respecte les droits et libertés fondamentaux il devrait être possible de tenir ce type de propos sans être sanctionné.

C.B. : Très succinctement, est-ce que vous pensez, parce que l’on entend ça ici et là, que l’Islam serait incompatible avec la laïcité ?

O.LCG : Il me parait très grossier intellectuellement de parler de l’Islam au singulier dans la mesure où je ne connais pas de religion plus schismatique que l’Islam, traversée par des courants religieux qui se confrontent à ce point qu’ils se considèrent comme des ennemis.

Les premières victimes d’un certain nombre de ces courants politico-religieux sont d’abord et avant tout des musulmans.

Globalement, pour ce qui est de la France en particulier preuve est faite, eu égard aux pratiques de l’écrasante majorité des musulmans français et des musulmans qui vivent en France, que cette religion à l’évidence et contrairement à ce qu’affirment les adeptes du grand remplacement, est parfaitement compatible avec la laïcité, est parfaitement compatible avec les principes de la République, pour autant qu’on ne donne pas de la laïcité ou qu’on ne fasse pas de la laïcité un instrument destiné à stigmatiser une religion en particulier et celles et ceux qui y tiennent. Que cette religion soit effective ou imputée à une partie de la population française ou une partie de celles et ceux qui vivent en France.

C.B. : Notre émission touche à sa fin. Je remercie notre invité Olivier Le Cour Grandmaison.

Je vous donne rendez-vous le mois prochain.

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