La Libre Pensée sur France Culture – Février 2022

Chères auditrices, chers auditeurs bonjour.

Au micro, Christophe Bitaud, vice-président de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.

Le 23 avril 2022, se tiendra le huitième congrès mondial de l’Association Internationale de la Libre Pensée, à Madrid, en Espagne.
Le thème central sera « École laïque et laïcité dans l’enseignement ». Nous comptons inviter les associations de libre pensée, athées, humanistes, laïques, les obédiences maçonniques, et les organisations syndicales à y participer, y intervenir, pour faire part de leur point de vue sur ce thème.
C’est donc dans ce cadre que nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Jules Siran, syndicaliste à SUD Éducation pour parler avec lui de l’école et de la laïcité.

Christophe Bitaud : La Libre Pensée est très attachée à la séparation de l’Église et de l’État, au principe juridique de laïcité tel qu’il fut défini par la loi du 9 décembre 1905. Elle estime que rien n’est jamais acquis et se tient prête à se mobiliser contre toute remise en cause de la loi de 1905. Les statuts de SUD éducation précise qu’un de ses objectifs est de « promouvoir et défendre exclusivement un service public et laïque de l’Éducation, de la Recherche et de la Culture ». Quel est votre point de vue sur cette question ?

Jules Siran : La défense de la laïcité est effectivement un fondement statutaire de SUD éducation. La loi de 1905 institue un principe fondamental de l’égalité des citoyennes et des citoyens face à l’État : la liberté de croire ou de ne pas croire, la liberté de manifester ses croyances sans pressions, la liberté d’exercer son culte dans le respect de l’ordre public. Pour cela, elle institue la séparation des Églises et de l’État, ainsi que la neutralité de celui-ci. Il s’agit pour nous d’une condition nécessaire, quoique non suffisante, de l’égalité et de l’émancipation. Particulièrement dans notre secteur, l’éducation, il s’agit d’un acquis fondamental.
Au-delà de nos fondements statutaires, nous considérons qu’il ne s’agit nullement d’un combat d’arrière-garde, et que la lutte pour l’école laïque est plus que jamais d’actualité. Nous avons pour tout dire tout juste commencé une vaste campagne sur ce thème, intitulée “laïcité, reprendre l’offensive”, dans l’objectif justement de mobiliser les personnels sur cette question centrale.

Vous nous dites que pour la Libre-Pensée rien n’est jamais acquis et qu’il faut se tenir prêt à se mobiliser contre toute remise en cause de la loi de 1905. Nous considérons également qu’aujourd’hui la laïcité est menacée, par ceux-là même qui entendent à tout bout de champ nous faire des leçons de laïcité et de valeurs républicaines. En effet, les accointances du gouvernement avec l’Église catholique prennent une ampleur invraisemblable. Je ne vais pas vous faire la liste, un peu fastidieuse, des innombrables manquements en la matière.
Encore récemment, le 18 octobre, le premier ministre rendait visite au pape, et évoquait dans un tweet « le lien millénaire, au point d’être qualifié de filial, avec l’Église catholique”. Auparavant, Macron avait déclaré devant la Conférence des évêques de France, en avril 2018, vouloir “réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État”.

Il en est de même dans notre secteur. Le ministre Blanquer est ainsi connu pour ses liens avec les milieux catholiques traditionalistes, comme par exemple l’association SOS éducation. Il s’est également illustré par son soutien à la fondation Espérance banlieue, en disant même qu’il s’agit d’un modèle dont il faut s’inspirer, elle-même dirigée par des catholiques de la mouvance intégriste. Toujours dans son ministère, la secrétaire d’État Nathalie Elimas est elle-même issue des milieux de la Manif pour tous.

Or, aujourd’hui, ce sont ces mêmes personnes qui accusent les personnels de ne pas respecter les valeurs républicaines, de ne pas respecter la laïcité. Ce fut le cas encore le 19 octobre, lorsque Blanquer présentait au CNAM son plan de formation sur la laïcité. Il y a diffamé les personnels de l’éducation, en disant que certain·es pouvaient je cite “sortir du métier”, ou qu’il pourrait y avoir des mesures “sur le plan de la gestion de la carrière des personnes”.

Pour SUD éducation, il est aujourd’hui clair qu’il faut repartir à l’offensive. Nous dégageons ainsi trois axes revendicatifs, sur lesquels nous reviendrons plus en détail si vous le souhaitez :
-d’une part nous mettons à l’ordre du jour la lutte pour la défense de la loi de 1905, contre ce que nous nommons, au vu des exemples rappelés ci-dessus, le “retour du catholicisme d’État”.
-d’autre part nous pensons qu’il faut fortement dénoncer le dévoiement qu’opère le gouvernement, ainsi que d’autres soi-disant laïcs, du principe de laïcité, dont ils font, au mépris de l’esprit et de la lettre de la loi de 1905, un moyen d’attaquer une partie de la population, en l’occurrence les musulmanes et musulmans
-enfin, nous pensons que le débat sur le dualisme scolaire doit être repris de toute urgence

Christophe Bitaud. : De notre point de vue, la laïcité de l’École est tout aussi essentielle que la laïcité de l’État. La Libre Pensée continue à se battre pour l’abrogation de la loi Debré qui autorise le financement par l’État des écoles privées, à 97% catholiques. Le slogan « A École publique, fonds publics, à écoles privées, fonds privés » conserve à nos yeux toute son actualité. Qu’en pensez-vous ?

Jules Siran : C’est effectivement un axe majeur de notre intervention en direction des personnels. Le dualisme scolaire est source d’inégalités insupportables, en concentrant en partie les enfants de la partie la plus favorisée de la population, et en empêchant partout la mixité sociale. C’est cet entre soi de classe qui constitue aujourd’hui le véritable séparatisme scolaire.
Vous avez raison, le financement public du privé est inacceptable, aujourd’hui comme en 1959. Et plus encore même : le financement du privé progresse aujourd’hui face à celui de l’enseignement public ! Dans la loi de Finance 2022, le budget de l’enseignement privé augmente de 3,21%, contre 2,32% pour le premier degré public, et 1,51% seulement pour le second degré public. Encore une fois, on voit là une nouvelle entorse du gouvernement actuel au principe de laïcité.
Nous sommes persuadés que les personnels de l’éducation nationale n’ont pas vocation à accepter cet état de fait. Nous avons toutes et tous connu des élèves qui n’étaient plus présentes ou présents la rentrée scolaire suivante parce que leurs parents les avaient inscrits dans le privé. Dans la ville dans laquelle j’enseigne, en Seine-Saint-Denis, il existe une cité scolaire catholique, réservée aux filles, qui provoque un déséquilibre démographique filles-garçons dans les collèges du secteur ! De notre point de vue, il n’y a aucune raison pour que ce combat soit rangé dans le placard du mouvement social. Bien au contraire, il faut plus que jamais le reprendre, avec détermination.
Pour SUD éducation, la revendication doit être double. Il faut d’une part, vous avez raison, cesser d’urgence le financement de l’enseignement privé par des fonds publics. Mais il faut aller plus loin : la fin pure et simple du dualisme scolaire doit être mise en débat, l’objectif étant la nationalisation de l’enseignement privé, et le transfert des personnels du privé dans les corps correspondants de l’enseignement public.

Christophe Bitaud. : Quel regard portez-vous sur la campagne de communication sur la laïcité lancée par le ministère de l’Éducation nationale en cette rentrée scolaire de septembre 2021 ? Plus largement, quel est le rôle du mouvement syndical et social dans la lutte pour la laïcité aujourd’hui ?

Jules Siran : Cette campagne est symptomatique du dévoiement de la laïcité qui est à l’œuvre aujourd’hui au gouvernement. En effet, si l’on regarde les affiches, on voit qu’elles ont peu à voir avec la laïcité. Elles ont tout à voir en revanche avec une logique de stéréotype, qui vise à assigner les élèves à une identité religieuse réelle ou supposée sur la base de leurs prénoms ou de la couleur de leur peau.
Plus grave, elles représentent ces caractéristiques phénotypiques et les religions supposées des élèves comme étant des freins au vivre-ensemble. La laïcité viendrait réparer ces fractures dont seraient responsable l’identité religieuse réelle ou supposée des élèves. Pour SUD éducation, cette campagne d’affichage est sur une pente dangereuse, celle d’un dévoiement raciste et xénophobe de la laïcité, appuyé sur un imaginaire colonial.
Le problème est que Blanquer est coutumier du fait. Il s’est déjà illustré à de nombreuses reprises par des propos excluant contre les musulmanes et les musulmans, en refusant par exemple de condamner l’agression d’une mère voilée accompagnant une sortie scolaire au Conseil régional de Franche-Comté.
Cette affaire est d’ailleurs très éloquente. Blanquer l’a commentée en disant : “le voile n’est pas souhaitable dans notre société”. À ce titre on voit bien la manière dont il s’éloigne de l’esprit des rédacteurs de la loi de 1905. Il s’éloigne du principe de laïcité comme garant de la liberté de conscience et d’égalité des citoyens pour glisser vers la dénonciation d’une religion et des personnes qui la pratiquent, en l’occurrence l’Islam et les musulmanes et musulmans.
L’État qu’il représente n’est plus, dans ce cadre, neutre, mais au contraire hostile à une frange des citoyens en raison de leur religion réelle ou supposée. Cela, mis en parallèle avec la complaisance avec les franges les plus réactionnaires du catholicisme évoquées plus haut, doit nous inquiéter.
Face à cette situation, nous pensons à SUD que la réaction du mouvement social doit être d’ampleur. Il nous faut cesser de nous laisser diviser par un gouvernement qui foule aux pieds les valeurs républicaines. Il nous faut réaffirmer que la laïcité, c’est nous, que le progrès social, c’est nous, et que le mouvement social a aujourd’hui une responsabilité historique en la matière.
C’est pour cela qu’au moment de la publication des affiches, comme au moment des menaces contre les personnels proférées au CNAM, nous nous étions adressées à l’ensemble de nos partenaires syndicaux. Nous avons bon espoir, au vu des points de convergence sur la question de la laïcité qui sont bien plus nombreux que nos divergences d’analyse, de pouvoir concrétiser cette démarche unitaire.

Christophe Bitaud: Voici ce que disait Francisco Ferrer, libre penseur, libertaire, Franc-maçon, à propos de son enseignement : « Notre enseignement n’accepte ni les dogmes, ni les usages, car ce sont là des formes qui emprisonnent la vitalité mentale (…) Nous ne répandons que des solutions qui ont été démontrées par des faits, des théories ratifiées par la raison, et des vérités confirmées par des preuves certaines. L’objet de notre enseignement est que le cerveau de l’individu doit être l’instrument de sa volonté. Nous voulons que les vérités de la science brillent de leur propre éclat et illumine chaque intelligence, de sorte que, mises en pratique, elles puissent donner le bonheur à l’Humanité, sans exclusion pour personne par privilège odieux. » Qu’est-ce pour vous que l’école laïque ? Pensez-vous, à l’instar de Ferrer que la laïcité soit l’émancipation pleine et entière de l’enseignement ?

Jules Siran : Les phrases de Francisco Ferrer que vous citez, avec le lyrisme du vocabulaire de l’époque, sont dirigées contre la mainmise de l’Église et de la religion catholique sur l’école. Bien sûr, aujourd’hui, les obscurantismes de tous ordres sont une menace pour l’esprit critique, les savoirs et in fine l’émancipation des élèves. La laïcité est à ce titre une condition nécessaire pour éloigner les dogmes et les superstitions de l’école, mais elle n’est pas suffisante.
En effet, depuis Francisco Ferrer, sont apparus de nouveaux périls, plus contemporains, face auxquels les pédagogues doivent trouver des réponses. On peut parler des théories conspirationnistes et complotistes, par exemple, qui ont trouvé un regain de vigueur avec les mouvements antivax actuels. On peut aussi parler des dogmes capitalistes et en particulier du néolibéralisme, qui imprègne nos programmes scolaires et malheureusement bien au-delà la société tout entière. On peut aussi mentionner les systèmes d’oppression et de domination, comme le racisme et le patriarcat, face auxquels l’école a bien entendu un rôle à jouer, n’en déplaise à la présidente du Conseil supérieur des programmes, parmi d’autres.
Face à ces dogmes, ces vérités révélées, ces mécanismes d’oppression, il nous faut plus que jamais œuvrer pour une école de l’émancipation. C’est le sens de l’engagement de SUD éducation en faveur des pédagogies émancipatrices. Bien sûr, nous n’avons pas vocation à faire la promotion de tel ou tel courant pédagogique : mais nos camarades sont bien souvent militant·es en pédagogie Freinet, en pédagogie institutionnelle ou autre, et ces discussions imprègnent notre syndicalisme. Nous en sommes fiers.

Christophe Bitaud : Le mouvement syndical s’est toujours prononcé pour la disparition du salariat et du patronat. Si l’idéologie dominante est toujours l’idéologie de la classe dominante, peut-on construire un enseignement libérateur sans émancipation sociale et économique ?

Jules Siran : Non. Vous connaissez peut-être un des mots d’ordres fondateurs de SUD éducation : “Une autre école, une autre société”. Il répond bien je pense à votre question : notre objectif en tant que syndicat de transformation social est bien d’œuvrer au quotidien à la défense des personnels et à tenter de faire obstacles aux contre-réformes néolibérales, mais aussi à lutter contre le capitalisme, pour une transformation globale de la société.

Christophe Bitaud : Notre émission touche à sa fin. Je remercie notre invité Jules Siran et vous donne rendez-vous le mois prochain pour une nouvelle émission sur le même thème en compagnie de Benjamin Amar, de la CGT.

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