Résister à l’offensive de Vincent Bolloré : une urgence démocratique (Olivier Le Cour Grandmaison – Le Club Mediapart)

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Billet d’Olivier Le cour Grandmaison, publié dans Le Club Mediapart le 19 mars 2024

Mois après mois, le milliardaire et le très catholique Vincent Bolloré, qui se croit investi d’une vocation messianique : sauver la France des supposés périls existentiels qui la menacent, poursuit son offensive politique.

Divers médias, toujours plus nombreux et importants, et de prestigieuses maisons d’édition sont ainsi conquis et soumis aux mêmes méthodes : l’élimination progressive, le plus souvent brutale, de toutes celles et de tous ceux qui, ayant quelques velléités de résistance, sont perçus comme des obstacles susceptibles de compromettre la mise au pas souhaitée par Vincent Bolloré et son clan familial. N’oublions pas les multiples et distingués mercenaires en col blanc qui, grassement rémunérés, sont chargés d’exécuter avec servilité ce programme supposément apolitique.

Mercredi 13 mars 2024, entendu à l’Assemblée par la commission d’enquête sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de la télévision numérique terrestre, le Charles Martel de la Villa Montmorency à Paris, qui, en bon « Français de souche », et fier de l’être, aime à rappeler ses origines bretonnes, son éducation religieuse et traditionnelle, affirmait, pour se défendre, qu’il était un « démocrate-chrétien » soutenu par un tempérament « plutôt gentil, plutôt rigolard » et « plutôt affable.1 »

Les ouvriers de certains pays d’Afrique équatoriale et de l’Ouest, où Vincent Bolloré s’est acoquiné avec des dictateurs particulièrement corrompus, les victimes françaises de ses purges passées et présentes, et les nombreux journalistes qu’il a poursuivis en justice seront sans doute émus aux larmes par ce plaidoyer pro domo.

Habile mise en scène de soi destinée à transformer celui qui soutient le récidiviste Eric Zemmour, maintes fois condamné pour « complicité d’injure raciale », « provocation à la haine » et injure homophobe, en un humaniste prétendument soucieux de respecter les autres, le pluralisme et les principes démocratiques.

Mal préparés à cette audition, certains député·es ont, au mieux, offert à Vincent Bolloré une nouvelle tribune politique en passant sous silence ses agissements réitérés dans différents médias et quelques-unes de ses turpitudes pour faits de corruption « d’agents publics étrangers », de « complicité d’abus de confiance » et de « faux et usage de faux. » Admirable liste qui témoigne d’une moralité pour le moins défaillante et de la violation d’importantes dispositions légales. Ce que l’intéressé lui-même a pour partie reconnu en 2012 pour tenter d’échapper à un procès.

Au pire, d’autres parlementaires ont fait preuve d’une mansuétude indigne, c’est le cas du député Renaissance, Quentin Bataillon2, voire même d’un soutien appuyé à celui qui était auditionné sous serment. Ce soutien s’est publiquement exprimé par la voix docile de l’élu Rassemblement national, Laurent Jacobelli, qui, fort déférent, a bien compris que l’on ne saurait mordre la main de celui qui, sous couvert de « débats-qui-intéressent-nos-compatriotes », participe à la promotion des idées de son parti grâce à des moyens télévisuels, radiophoniques et journalistiques sans précédent.

Bien que n’étant évidemment pas coprophage, il est parfois nécessaire, pour des raisons strictement liées à la volonté de savoir, de faire de très ponctuelles entorses à ce régime en regardant C News, « L’heure des Pros » et Touche pas à mon poste sur C8 afin de prendre la juste mesure de l’involution en cours, des nombreuses victoires politico-médiatiques remportées par Vincent Bolloré et ceux qui le servent.

On y découvre une foultitude de chroniqueurs et de bavards divers, et d’idéologues cathodiques qui se croient encore journalistes lors même qu’ils ne sont que les propagandistes zélés d’opinions d’extrêmes-droites sublimées en audaces destinées à combattre une prétendue pensée unique, l’islamo-gauchisme et le wokisme. Autant de vains fantômes forgés pour les besoins de leur mauvaise cause et propres à entretenir la peur dans les chaumières, les beaux quartiers et jusqu’au sommet de l’Etat où la démagogie le dispute à l’opportunisme, à moins que ce ne soit l’inverse.

Hier la peur des « Rouges » tenait lieu de représentation du monde et les chiens de garde de « l’Occident chrétien » étaient nombreux et influents. Aujourd’hui, la hantise de l’islam et des musulmans, des exilé-e-s des Sud et la dénonciation hargneuse des nouveaux mouvements féministes, entre autres, sont au principe des batailles financées par le groupe de Vincent Bolloré et menées par les meutes toujours plus agressives et bruyantes de ses obligé·es.

Dans ce paysage idéologique ainsi façonné, tout n’est que bruit, fureur et menaces permanentes susceptibles de ruiner l’ordre public, la sécurité des biens et des personnes de souches, l’identité de la France et ses glorieuses « traditions judéo-chrétiennes. » Mention spéciale, bien sûr, au ventriloque Pascal Praud, admirable débiteur de lieux communs éculés qu’il prend pour de fortes pensées, et au bouffon stipendié Cyril Hanouna qui, à la grossièreté intellectuelle du premier, ajoute la sienne propre.

Dans un autre style, elle est abyssale également et elle nourrit des pseudo-débats, des invectives et des railleries à ce point graves et réitérées que son émission a fait l’objet de cinq sanctions, par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), suivies d’amendes pour un montant record de plus cinq millions d’euros.

En ces matières, l’animateur de « TPMP » est un champion de la récidive qui fait beaucoup mieux que CNews puisque cette chaine n’a été sanctionnée que deux fois3. Autant de personnages, de méthodes et de pratiques qui, pour paraphraser Victor Hugo, souillent jusqu’au mot de Cambronne.

Dans des genres différents, Karl Marx, Guy de Maupassant et Emile Zola auraient certainement fait leur miel de cette sainte alliance du capital avec le goupillon et les très nombreux sabres médiatiques maniés par des hommes et des femmes à côté desquels Georges Duroy, l’anti-héros de Bel Ami prêt à tout pour faire carrière dans la presse, passerait presque pour un enfant de chœur.

Voilà qui confirme sinistrement le mot célèbre de l’auteur du Manifeste du parti communiste relatif aux agissements de la bourgeoisie qui ne cesse de noyer ce dont elle s’empare dans les « eaux glacées du calcul égoïste » et, dans le cas présent, dans les flots nauséabonds et dangereux que grossissent les extrêmes-droites fortement aidées par le groupe de Vincent Bolloré.

Jusqu’à plus ample informé, une telle situation est, en France, assez inédite car jamais un milliardaire ne s’était engagé de la sorte en mettant ouvertement sa puissance financière au service de ces dernières.

Dans cette quête insatiable de pouvoir, Vincent Bolloré vient d’ajouter une importante prise de guerre : les éditions Fayard désormais dirigées par Lise Boëll ; celle-là même qui a publié Philippe de Villiers et Eric Zemmour, et qui rêve de persévérer dans cette voie avec Jordan Bardella. Ce nouveau succès confirme l’extrême-droitisation de la conjoncture et ses prolongements dans le champ éditorial en même temps qu’il l’accélère et la banalise plus encore en offrant une prestigieuse tribune aux croisés identitaires que l’on sait.

L’historien états-unien Steven Kaplan4 a eu raison de dénoncer ce énième coup de force mais il ne suffit plus, désormais, de s’en tenir au rappel du passé glorieux de cette maison d’édition. Auteurs et autrices publiés par Fayard, j’en suis comme Alain Badiou, Pascal Blanchard, Pierre Birnbaum, Judith Butler, Barbara Cassin, Noam Chomsky, Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie, Alain Mabanckou, Edgard Morin, Elisabeth Roudinesco et beaucoup d’autres encore, nous devons exiger la restitution immédiate de nos droits et refuser de cautionner par notre seule présence la soumission de cet éditeur aux desseins politiques de Vincent Bolloré et de ses moines-soldats.

Pour paraphraser Guy Hocquenghem, nous ne sommes pas responsables de cette situation mais nous serions fautifs de ne pas nous en dissocier. Donc acte.

Olivier Le Cour Grandmaison,

universitaire, dernier ouvrage paru : Racismes d’Etat, Etats racistes. Une brève histoire, éditions Amsterdam, 2024.

1Le Monde, 15 mars 2024.

2. L’exemple vient de haut puisque le président de la République a, entre autres, invité Vincent Bolloré et Elon Musk, également connu pour ses prises de positions particulièrement réactionnaires et xénophobes, à l’Elysée à l’occasion de la remise à Bernard Arnault, l’homme le plus riche du monde, de la grand-croix de la Légion d’honneur. Libération, 13 mars 2024.

3Le Monde, 13 mars 2024.

4. St. Kaplan, « Quelle pitié de voir les éditions Fayard ainsi dégradées. » Le Monde, 17-18 mars 2024.